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film : Land and freedom, de Ken Loach (1995)
conférence/débat avec :
Frank Mintz
(historien)
Alain Lipietz (économiste, auteur de La société
en sablier)
Serge Depaquit (secrétaire de l'Association pour
l'autogestion, l'initiative locale, et l'économie sociale)
Carlos Pardo : Serge
Depaquit, ancien militant communiste et responsable du PSU, vous êtes
aujourd'hui membre du réseau Icare1. Peut-être
pouvez-vous dire ce qu'est ce réseau
Icare, et ce qu'est également l'association
Ailes dont vous êtes un des responsables.
Serge Depaquit : Le réseau
Icare s'est constitué il y a quelques années entre des
associations actives dans la sphère de la citoyenneté. Nous sommes
partis du constat de ce qu'on appelle la "crise des représentations ",
notamment de la représentation politique. Nous avons commencé à
chercher comment les citoyens pourraient se mobiliser, développer un
certain nombre d'actions, d'initivatives, qui visent à approfondir la démocratie.
Au-delà de la démocratisation je crois que ces associations
partageaient une même recherche, qui n'est pas éloignée de
la démarche autogestionnaire.
Quant à Ailes justement, ce sont les
intitiales de l'Association pour l'autogestion l'initiative locale et l'économie
sociale. Je ne sais pas si tous les termes sont évidents pour tout le
monde mais on y reviendra.
Carlos Pardo : Est-ce qu'on peut tenter de donner une brêve définition de l'autogestion avant de parler de l'expérience espagnole et de celles qui suivent.
Serge Depaquit : Je crois que le terme parle de lui même. Il y a surtout l'idée de donner le pouvoir aux gens "normaux ", d'une prise de décision collective qui n'est pas réservée à un chef. Souvent, et cela a été développé comme tel, on l'a conçu comme quelque chose qui est lié aux entreprises. Evidemment l'autogestion peut se développer dans les entreprises. Mais dans mon esprit et dans celui des groupes auxquels j'ai participé, l'autogestion avait un sens beaucoup plus large. C'était au fond un dépassement de l'idée traditionnelle de démocratie. On allait plus loin que la consultation et l'expression de la volonté des gens par des représentants, c'était une forme organisée de la démocratie où, à tout moment, les individus avaient réellement le pouvoir, avaient voix au chapitre, y compris dans les entreprises. Pour nous, l'idée d'autogestion immergeait tous les rapports sociaux. C'était donc un projet plus vaste. C'était d'une certaine façon un projet de société. Je crois qu'aujourd'hui il faut réexaminer tout cela.
Carlos Pardo : Frantz Mintz historien, est l'auteur du livre "Explosion de liberté" autour de l'expérience de l'autogestion en Espagne en 36, et de l'expérience hongroise en 1956.
Frank Mintz : La première
chose qu'il faut rappeler, c'est qu'en Espagne il n'y a pas eu de révolution
comme en France, il n'y a pas eu 1789, et il n'y a pas eu de partage des terres.
Et en juillet 36, lorqu'il y a le coup d'Etat militaire, les terres sont encore
organisées sur le système du XVe siècle, hérité
de la reprise de l'intégralité de l'Espagne en 1492 par les
Catholiques. Le fait de vouloir prendre des terres et de les gérer était
donc pour beaucoup une évidence. Il y avait une aspiration à la
prise en main de la société par les travailleurs, partagée
non seulement par les militants politisés mais également par les
salariés.
Dans la première semaine qui a suivi la réaction
victorieuse contre le coup d'Etat militaire en Catalogne, il y a eu dans de
nombreux villages du sud de Barcelone, toute une série de
collectivisations qui se sont faites, c'est-à-dire d'expropriation des
terres des personnes considérées comme participant au coup d'Etat.
Un certain nombre d'églises ont été brûlées.
Tout cela dans les villages où il n'y avait aucune organisation syndicale
mais où on agissait quand même au nom de l'anarcho-syndicalisme.
L'anarcho-syndicalisme repose sur une pratique
d'organisation sans pouvoir centralisé, avec une rotation des tâches.
C'est un syndicat d'action directe, qui se proclame ouvertement contre le
capitalisme, et pour ce qu'on appelait depuis 1919 le communisme libertaire,
à savoir un communisme organisé sur une base de libre association
de différents collectifs tant sur le plan du travail que de la vie
sociale. En fait, en Espagne, l'anarcho-syndicalisme a été
directement liée à la collectivisation. Ce que les espagnols
appelaient collectivisation pendant la guerre civile, c'est ce qu'on a appelé
autogestion dans les années 70. J'ai publié un livre qui
s'appelle L'autogestion révolutionnaire en Espagne, complètement
épuisé depuis une quinzaine d'années, sauf en espagnol. Et
d'après les études que j'ai faites, il y a eu, en prenant les différentes
régions, environ 2 millions de personnes qui ont vécu en
organisant elles-mêmes leur collectif. Une organisation de collectifs qui
s'est faite de façons assez différentes selon qu'ils se sont formés
en ville, dans les usines et les entreprises, ou dans les villages, mais qui
possédaient certains traits communs. : c'était par exemple, l'égalité
des salaires entre les différents salariés masculins, et plus
rarement il faut le dire l'égalité des salaires entre les hommes
et les femmes. Pourquoi ? Tradition espagnole. On considérait que la
femme seule avait forcément un ami. Malgré cela, l'émancipation
féminine a été très forte et il y a eu de profonds
changements quant aux moeurs et aux rapports sexuels. Ce n'était donc pas
seulement des changements économiques, mais vraiment une volonté
de changer la vie, même si cela intervenait dans un contexte où
changer la vie passait bien évidemment par un bouleversement des rapports
sociaux et économiques. Donc il y a eu des changements très réels
mais qui se sont très vite confrontés à la guerre civile.
Une guerre qui s'est instaurée entre les républicains de gauche et
les communistes libertaires, les premiers n'admettant pas une société
égalitaire, voulant une société hiérarchisée,
où les salariés n'ont pas le droit de prendre la parole et de
donner leur opinion toutes les cinq minutes... Dans ce contexte là, il
faut bien dire que le parti communiste espagnol a globalisé, monopolisé
toutes les couches de la société qui étaient opposées
à un changement trop profond. Dans le film, il est question d'une loi républicaine
qui permet à chaque petit propriétaire d'avoir une terre. C'est
une loi qui a effectivement été promulguée par le ministre
de l'agriculture du parti communiste espagnol Vicente Uribe, le 22 octobre 1936.
Or, un des critères du parti communiste espagnol exprimé en
juillet 36, c'est que la guerre d'Espagne, au fond c'est le 1789 espagnol. Avec
l'idée que, l'histoire étant dialectique, passant par étapes,
il faut d'abord que la révolution bourgeoise soit faite avant d'arriver à
la révolution prolétarienne. C'est pour cela que les éléments
catholiques, les petits patrons, ont été pressés par la
propagande communiste de prendre leur carte, ce que beaucoup ont fait. Donc ce
qui apparaît dans le film, cette guerre de classe, ce sont les petits
patrons de gauche qui veulent reprendre le pouvoir aux travailleurs
anarcho-syndicalistes.
Quant aux types d'enseignements que l'on pourrait tirer
aujourd'hui, de ces expériences d'autogestion qui ont marqué
l'histoire espagnole, c'est très difficile à dire...
Je pense d'abord qu'il y avait une galvanisation, une
conscience populaire quant à la nécessité de changer en
profondeur les rapports de classes, ce qu'on ne retrouve pas aussi fort
aujourd'hui.
En Espagne entre 1870-75 et 1936, il y a eu un syndicalisme
d'action directe permanent dans les villes, dans les quartiers ouvriers aussi
bien que dans les campagnes. C'est-à-dire qu'en 1936, pratiquement 3 générations
avaient été formées à ce type de prise de
conscience, ce type de militantisme. Même dans des villages aragonnais de
2 000, 3 000 habitants, les travailleurs avaient une conscience profonde de la
prise en main de l'économie, qu'ils avaient reçue de leurs grands
parents et de leurs parents. C'était quelque chose de normal. En France,
aujourd'hui, 30 ans après mai 68, c'est bien sûr très différent...
Il n'est pas inintéressant, de mesurer, justement, l'héritage de
mai 68, qui à mon sens, a surtout consisté en un refus du
militantisme, un refus de la séparation entre la vie politique et la vie
personnelle, une recherche de plaisir, qui sont des aspects très
profitables et très importants, mais qui n'apporte bien évidemment
pas les mêmes bases que ce militantisme constant, permanent, entêté,
qui était typique de la société espagnole, aussi bien pour
les anarcho syndicalistes que pour les socialistes. Je pense que l'autogestion
cela se murit, cela se travaille, cela se prépare sur des dizaines d'années,
cela n'apparait pas de façon spontanée, et aujourd'hui, je n'ai
pas l'impression que les bases existent pour étendre largement ce type
d'organisation sociale.
De même que le syndicalisme d'action directe dont j'ai
parlé tout à l'heure. Personnellement, j'appartiens à la
confédération nationale du travail qui organisait aujourd'hui une
manifestation des chômeurs avec AC!, simple coïncidence du
calendrier. Je pense que cette fonction de l'action directe on ne la connait
plus, on ne la connait pas ou on la connait mal. Il y a au contraire toute une série
de syndicats qui fonctionnent à partir d'accords pris en haut sans aucune
consultation de la base, ou des consultation bidons, avec par moment des grèves
qui sont étouffées lorsqu'on redoute sérieusement que le
mouvement va se généraliser. Lorsqu'on veut qu'un mouvement soit
fort parce que la couleur politique du régime en place ne plait pas, je
crois qu'il faudrait au contraire essayer de galvaniser les masses en lançant
des mots d'ordres de grèves syndicales durables. L'expérience
espagnole peut nous inciter à populariser l'action directe, à
l'appliquer et à faire en sorte que l'autogestion apparaisse dans la
lutte réelle, quotidienne, et non pas comme slogan creux.
Carlos Pardo : Comme le thème de débat se propose de trouver des alternatives à l'économisme, on a invité Alain Lipietz qui est économiste, et qui a des responsabilités au sein des Verts. Je voudrais donc avoir une première réaction d'Alain Lipietz à cette proposition de débat.
Alain Lipietz : D'abord, j'ai
revu le film avec un très grand plaisir, et j'ai apprécié
l'extrême délicatesse de Ken Loach et sa façon de ne pas
assener les choses. Dans la fameuse discussion qui occupe le centre du film, où
se séparent les différents camps de la guerre civile, les
arguments des modérés sont notamment présentés d'une
façon digne et non caricaturale. Je reviendrais sur cette subtilité.
La thèse générale du film est extrêmement
claire, à ce moment où on tire le bilan d'un siècle. Le XXe
siècle est terminé à 2 ans près et on aperçoit
le bilan général d'un siècle qu'on croyait devoir être
le siècle de la révolution prolétarienne.
La première chose qu'il nous rappelle, je crois,
c'est qu'on ne choisit pas forcément son terrain. Ce ne sont pas les révolutionnaires
qui ont commencé à faire la guerre. Ce sont les fascistes qui ont
fait la guerre, et finalement on se tirera du fascisme quelques années
après par une guerre où un camp énorme aura du être
rassemblé, allant jusqu'à Winston Churchil qui n'est pas spécialement
un militant révolutionnaire.
La deuxième chose que nous dit ce film et que l'on
voit clairement à la fin du siècle, c'est le caractère
globalement contre-révolutionnaire qu'aura joué le stalinisme.
Après, on rentre dans les subtilités qu'il a
le courage d'avancer. C'est-à-dire on ne peut pas mettre sur un même
plan fascisme et
communisme. Il nous présente ce dernier comme une dynamique qui
part de bonnes intentions : les communistes, comme le rappelait Frank Mintz
se rangent dans les rangs de gauche mais à ce moment, la ligne du parti
veut qu'on s'en tienne aux exigences d'une révolution qui reste
bourgeoise, puisqu'on n'a pas fait encore 1789 en Espagne, et que par ailleurs,
on est en guerre et il faut gagner. A ce moment-là, la direction
communiste décide pour les masses quels sont les compromis qu'il faut
passer, quels sont ceux qu'il ne faut pas passer, quels sont les niveaux de la révolution
qui sont acceptables et ceux qui ne le sont pas, etc... Et à ce moment-là,
on entre dans un engrenage extrêmement grave qui amène le
communisme à se comporter comme un autre totalitarisme et dont le bilan,
comparé au fascisme, peut faire l'objet de débats éternels,
surtout si on les réduit à la quantification, mais qui, il faut
bien insister, ne se confond pas avec lui. Je crois que cette nuance est très
importante et l'auteur du film y insiste : le personnage de Jane qui représente
les modérés, qui représente le parti communiste orthodoxe,
n'est pas présenté comme une brute à l'intérieur du
débat. Il présente des arguments sensés. Donc, le parti
communiste n'est pas comme un simple masque de gentillesse socialisante posé
sur une face de brute, ce qui était le cas du nazisme qui était le
parti ouvrier national-socialiste des travailleurs d'Allemagne, qui avait un
masque socialiste sur une réalité presqu'immédiatement
autoritaire. Dans le cas du stalinisme c'était beaucoup plus complexe et
de ce fait probablement plus grave, en cela que ça peut sans arrêt
se reproduire. Parce qu'on peut encore et toujours dire à un moment donné
"il faut gagner, donc c'est nous qui décidons qu'à
partir de tel moment et dans l'intérêt de tous on va interdire
telle et telle chose."
Comme il a été dit, je suis un militant vert,
je suis même porte-parole des Verts. J'appartiens donc à un
gouvernement, de coalition socialiste et communiste, qui disent : "Dans
l'intérêt général de ne pas faire monter l'extrême
droite, nous prenons la décision d'expulser 75 000 travailleurs
immigrés clandestins". Va-t-on pousser des hurlements,
va-t-on partir en claquant la porte, va-t-on dire " c'est un
scandale mais on reste quand même", va-t-on faire comme le héros
du film, aller du côté de ceux qui refusent l'inacceptable ?
Ce sont des problèmes quotidiens de la vie politique.
Maintenant, une chose dont le film ne parle pratiquement à
aucun moment, c'est le contenu, c'est la terre et la liberté. A aucun
moment vous ne voyez les paysans qui travaillent la terre. A aucun moment vous
ne voyez la question de la liberté, sauf entre les combattants. Le seul
moment où on voit les paysans en action, ils sont en débat, et
divisés. Le métayer, ce n'est pas un riche propriétaire,
c'est un simple métayer qui défend lui même la position que
la révolution est bourgeoise, que chacun doit avoir son lopin de terre
privé et l'exploiter en son âme et conscience... Cette
argumentation se confronte à d'autres paysans qui disent : "regarde à
côté, où c'est collectivisé, on met des tracteurs et ça
va plus vite". Autrement dit, l'argument de la collectivisation est ce que
nous autres économistes appelons un argument productiviste, c'est-à-dire
que "ça va plus vite". Bien entendu, le contenu de
l'inspiration autogestionnaire qu'il y avait dans le mot collectivisation était
beaucoup plus large. C'est-à-dire cet aspect "on se réunit,
on discute ensemble, on décide et on fait les choses collectivement ".
Mais le contenu même de comment on doit produire , à
quels fins etc., n'est pas dans ce film.
Or, si le mouvement écologiste s'est séparé
du du mouvement marxiste ouvrier, dans la deuxième moitié du XXe
siècle c'est à cause du contenu. Au XIXe siècle
ils avaient les mêmes combats : lutte contre le travail des enfants,
contre l'insalubrité des logements ouvriers - ce qui est encore le cas
dans le tiers monde. Or dans la seconde moitié du XXe siècle,
en ce qui concerne les pays développés, ils se sont séparés.
A cause du contenu.
Ce à quoi j'ai pu assister directement sur le plan révolutionnaire,
c'est la révolution portugaise. Là j'ai vu la réforme
agraire à Evora, j'ai vu les problèmes que cela posait, et la
question qu'est-ce qu'on fait de la terre devient tout de suite - dès
l'instant que cette terre a été prise aux grand propriétaires
- une vraie question. Et la gestion de la terre pose de véritables problèmes
qui n'impliquent qu'assez rarement la solution de la collectivisation totale.
Toute une série de problèmes qui sont liés au contenu. Je
crois qu'une des limites du film de Ken Loach, c'est cela, de mettre l'accent
sur la forme plus que sur le contenu de la révolution. C'est un film qui
est entièrement présenté comme une mémoire : une
jeune fille d'aujourd'hui qui lit les souvenirs de son grand père. Or le
XXe siècle aura été le siècle où
la forme de la révolution aura primé sur le contenu. On veut faire
la révolution, parce qu'on souffre. Pour faire la révolution, il
faut gagner, il faut vraiment prendre les armes, il faut passer des alliances,
acheter des armes, etc. Le film le dit très bien. Mais pendant tout ce siècle,
le problème n'a finalement pas tellement été celui des défaites
militaires face à la contre-révolution, mais beaucoup plus celui
du contenu qu'on allait donner à la révolution, que ce soit en
Russie, en Chine, à Cuba, en Yougoslavie... une fois que celle-ci s'est établie.
J'ai été moi même militant proche du POUM et à la réflexion,
si je suis devenu écologiste, c'est que cette séparation entre les
moyens et les fins fait partie des raisons de l'échec du XXe
siècle. Je ne dis pas que le rapport entre les moyens et les fins peut se
résoudre entièrement par la non-violence. Mais je pense qu'une des
tares du XXe siècle a été le biais militariste
de tous les révolutionnaires de ce siècle qui étaient
profondément liés à l'idée qu'après la révolution,
ce seraient des spécialistes qui reconstruiraient le pays. A partir du
moment où on spécialise le geste révolutionnaire lui-même,
en en faisant un moment armé, il y a la terrible difficulté de
recaser les militaires ou les miliciens, et le siècle abonde en exemple
de révolutions dénaturées de ce simple fait. Je crois
qu'aujourd'hui, quand on regarde le XXe siècle dont la guerre
d'Espagne est probablement le prodrome de tout ce qui va suivre, aussi bien le
nazisme que le cataclysme stalinien, la question de pourquoi ?, de
qu'est-ce qu'on veut changer ? et de quel est le prix à
payer pour se donner les moyens de changer ? c'est cela qu'il va
falloir reposer si on veut repartir.
Je crois que nous sommes rentrés dans un nouveau
cycle, ces cycles de 20 ans où pendant 20 ans on s'enfonce dans le désespoir
et l'individualisme et puis ensuite, il y a redémarrage collectif et on
repart. Il faut dire que les gens qui ont fait cette bataille, en 1936, ils étaient
aussi beaucoup plus pauvres que les citoyens des sociétés
occidentales d'aujourd'hui. Par ailleurs, c'est vrai qu'ils avaient dans
certaines régions des traditions d'organisation très fortes, mais également
extrêmement dispersées par la nature géographique de
l'Espagne, par son absence d'unité politique aussi, entre la Castille,
l'Aragon etc. Il y avait de très grosses divergences en termes de
traditions. Je crois que nous-mêmes nous repartons d'un point très
bas en terme d'organisation du collectif, mais il n'est pas ridiculement bas par
rapport à nos ancêtres qui ont fait 36, que ce soit en France ou en
Espagne. Nous repartons avec une certaine mémoire, des traces
d'organisation, nous repartons surtout avec un niveau de vie qui n'a absolument
rien à voir avec celui qui est présenté ici.
La question du contenu, ce qu'on appelle, nous les écologistes,
le développement soutenable, est de savoir ce qu'on veut
vraiment, qu'est-ce qui est solidaire pour tous les humains d'une génération
et en plus valable pour la génération qui vient après ?
C'est une question absolument essentielle qui a été totalement
ignorée dans ce siècle puisque pratiquement on considérait
que le rapport de force instantané qui habitait le travail, déterminait
quel devait être le modèle de développement, sans aucun
souci ni du rapport Nord-Sud, ni des générations à venir.
Quant à la question "Est-ce que c'est durable ?",
elle n'était tout simplement pas posée.
Ce qui avait été posé en revanche, et là
il y a une certaine régression aujourd'hui par rapport à cela,
c'est la question même du pouvoir et de l'exercice du pouvoir. Cette
question, qui paraît aujourd'hui souvent trop " politique",
de la structure du pouvoir.
Je crois que si elle était tellement politique à
l'époque - l'option révolution autoritaire de matrice
marxiste ou stalinienne, contre révolution libertaire de matrice
proudhonienne ou anarcho-syndicaliste - dans les deux cas, c'était
toujours par rapport à ce moment de renversement révolutionnaire,
ce moment fort où on prend le pouvoir. Les anarchistes comme les
anarcho-syndicalistes étant probablement ceux qui réfléchissaient
le plus le rapport entre le pendant la révolution et le après
la révolution. Ce qui fait que Lénine dans un de ses bouquins les
plus lucide L'Etat et la révolution dit explicitement que sur la
question de l'Etat d'après la révolution ce sont les anarchistes
qui ont raison, même si pour faire la révolution il faut une armée
bien ordonnée, etc.
Aujourd'hui, on ne pose sans doute pas la question de la même
façon. D'abord, on ne donne pas une telle importance à la question
du moment de la prise du pouvoir. On donne beaucoup plus d'importance aux
micro-transformations à l'intérieur de la société
telle qu'elle est. Il a été dit, il y a un instant, que les
anarcho-syndicalistes qui entrent en jeu en 1936 ont déjà trois générations
de tentatives d'auto-organisation, à l'intérieur d'un système
royaliste. C'est très vrai. C'est donc un long mouvement de préparation
par micro-transformations avant une prise de pouvoir qui garantit que, après
la prise de pouvoir, et même dans les formes de lutte pour la prise de
pouvoir, on n'abandonnera pas tout à l'autorité, que ce soit
l'autorité militaire ou l'autorité technocrate. Ce sont en gros
les thèmes principaux qu'évoque pour moi ce film.
Carlos Pardo : Les rencontres
citoyen spectateur prévoient un échange avec la salle.
Alors j'espère que vous n'êtes pas autant impressionnés que
moi par l'intervention d'Alain Lipietz. Je trouve impressionnante la façon
dont il aborde toute les questions que l'on pensait aborder en une heure ou un
peu plus. N'hésitez pas à intervenir.
On voulait également inviter à ce débat
Pierre Larouturoux du Mouvement pour la semaine des 4 jours. Il nous
avait promis un remplaçant qui n'est pas venu non plus, on est en pleine
campagne électorale, alors ceci explique peut-être cela.
Hier, on avait rappelé un proposition qui avait été
faite dans Le Monde diplomatique par Ignacio Ramonet, et je voulais
profiter de votre présence pour essayer de voir comment la proposition
(concrêtement la création d'une organisation non-gouvernementale
qui s'appellerait ATTAC) pourrait se mettre en place.
Brièvement, je rappelle ce qu'est cette proposition
qu'Ignacio Ramonet avait fait en décembre dernier et qui a suscité
un grand intérêt de la part de nombreux lecteurs, association et
syndicats. ATTAC est une association qui prendrait la forme d'une organisation
non gouvernementale, qui serait Action pour une taxe Tobin d'aide au citoyen.
La Taxe Tobin, c'est une proposition qu'avait faite un prix Nobel américain
il y a un peu plus de 20 ans, qui était de taxer, très faiblement,
de 0,1%, tous les flux de capitaux qui traversent la planète tous les
jours. Des études ont été faites et on a constaté
que en taxant ces flux, cela procurerait quelques 160 milliards de dollars, donc
2 fois plus que la somme annuelle qui serait nécessaire à éradiquer
la pauvreté extrême d'ici au début du prochain siècle.
Cela parait quelque chose d'assez simple, peut être d'assez utopique. Peut
être qu'Alain Lipietz vous pouvez nous donner l'avis de l'économiste
que vous êtes sur la question.
Alain Lipietz : Je dois dire tout de suite que la Taxe Tobin est pensée pour empêcher la spéculation. Donc les 160 milliards, théoriquement on les a la première année, la deuxième année on en a 30 et la troisième année on n'en a plus. C'est une taxe qui faite pour dissuader les gens de spéculer et de faire circuler des capitaux. C'est un peu comme les amendes, si ça marche, il ne doit plus y en avoir. Mais c'est déjà une bonne idée, au moins pour les 2 ou 3 premières années.
Carlos Pardo : Est-ce qu'on pourrait envisager de la voir appliquée même pour 1 ou 2 ans ?
Alain Lipietz : Il y a deux sortes de flux d'investissement. Il y a les investissements à long terme. Ce sont ceux qui sortent de l'argent pour aller installer une usine Toyota en France, ou au contraire ceux qui sortent de l'argent de France pour aller installer une usine Cacharel en Thaïlande. Ceux là, c'est de l'argent qui sort une fois. Une taxe de 0,1%, ils s'en fichent, ils payent. Ça ne représente rien. Donc c'est une taxe qui ne frappe pas les délocalisations, quand elles sont productives. En revanche, il y en a qui font sortir et entrer leur capital plusieurs fois dans la même journée, de façon à jouer sur les infimes petites variations des cours des monnaies dans la journée, et même les provoquer pour ramasser la mise. La taxe de Tobin est conçue contre cela. Si chaque fois qu'ils sortent, 1 fois 0,1%, une autre fois 0,1%... ils ont déjà fait 0,5% dans la journée, même s'il ont réussi à provoquer une petite variation du cours des changes de 0,5%, ils ne gagnent rien, donc ils ne vont plus le faire. L'idée de la taxe de Tobin c'est d'empêcher le capitalisme purement spéculatif de déstabiliser les monnaies. Si cela marche, cela doit empêcher ces mouvements spéculatifs, et au bout d'un certain temps, il n'y en a plus. Il ne sortiront que pour aller s'investir. Donc la première année la taxe est là, cela rapporte de l'argent, il faut déjà qu'il y ait un bon gestionnaire qui prélève cette taxe, mais normalement si elle marche, la deuxième année il y a beaucoup moins de rentrées, et si elle marche bien la troisième année il n'y en a plus.
Carlos Pardo : Est-ce que le fait qu'il n'y ait plus ce type de flux financier ne serait pas déjà un remarquable acquis ?
Alain Lipietz : Bien sûr, et c'est pour cela que Tobin l'a proposée, et que je la soutien, mais j'insiste sur le fait que ce n'est pas une source financement.
Intervenant dans la salle: je crois que ça exigerait également de lutter contre les paradis fiscaux, ce que jusqu'ici on ne fait pas. Et ça, ça pose une série de questions qui ne sont pas prêt d'être résolues.
Alain Lipietz : De façon
plus générale, je pense que si on cherche à nourrir des
financements internationaux pour lutter contre la pauvreté, il est
beaucoup plus astucieux de mettre en place des impôts stables et
permanents sur l'ensemble de la vie économique des différents pays
qui seraient d'accord pour procéder à ces impôts. Je prends
un exemple, il y a quelque temps, il y a eu l'opération "offrir un
fourneau à tout le monde". Ça n'a l'air de rien mais vous
savez peut-être que la femme Tanzanienne consomme 30 fois plus d'énergie
que la femme japonaise pour la cuisson, parce que les modes de cuisson dans la
plus grande partie du monde - 400 millions de foyers dans le monde - représentent
une perte absolument effroyable de calories avant même que la chaleur ne
touche le fond de la casserole. Et, un groupe de l'ONU avait proposé de
faire un fond, qui coûterait environ 10 milliards par an, simplement pour équiper
l'ensemble de ces 400 millions de foyers en fourneaux économisant les
deux tiers de l'énergie. Ce n'est pas rien. La femme tanzanienne consacre
3 heures par jour pour aller chercher son bois, elle déforeste, et
ensuite le malheur vient en cascade. Donc il fallait à peu près un
budget de 10 milliards par an rien que pour entretenir 400 millions de fourneaux
et pour cela, on a cherché des ressources stables et non pas des
ressources qui sont appelées à disparaître avec la taxe même
qu'on inflige.
Par ailleurs je répète qu'il faut la taxe de
Tobin pour d'autres raisons : arrêter la spéculation.
Frank Mintz : L'année dernière, suite au renversement de Mobutu, le Zaïre est devenu le Congo, et je me suis aperçu subitement grâce à certaines déclarations officielles que l'on savait pertinemment que le dictateur précédent, appuyé par quelques puissances démocratiques, mettait toutes les aides internationales de tous les organismes dans sa poche, et éventuellement dans les banques Suisse. En fait le revenu Zaïrois était de quelques dizaines voire une centaine de francs par mois et par salarié. Donc, pour lutter contre la spéculation, il faudrait déjà que le FMI donne l'exemple en ne finançant pas toutes les dictatures du Tiers monde. Je me demande d'ailleurs là où il n'y a pas de dictature dans le Tiers monde, de façon directe ou indirecte, donc je suis assez sceptique sur cette proposition du directeur du Monde diplomatique.
Carlos Pardo : On peut aussi se poser la question par rapport à nos société occidentales, où par exemple en France depuis 1974 il y a ce que l'on appelle la crise économique. Je l'ai rappelé hier mais c'est peut être bon de le rappeler encore. La production des richesses a augmenté de 70% tandis que le nombre des chômeurs était multiplié par 7. Est-ce que cette soumission à l'économie n'est pas une sorte de dictature ?
Alain Lipietz : Je reviens sur la question du contenu. Quel serait aujourd'hui le contenu d'un développement soutenable. C'est-à-dire un développement qui satisfasse les besoins de tous sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs... Là encore évidemment il y a matière à réflexion. Ce qui était au centre de la guerre civile espagnole, ne sera certainement plus au centre de ce qu'il faudrait faire en France, où pratiquement 80% des gens sont salariés, salariés urbains, salariés dans l'industrie ou dans le tertiaire, mais en tous cas ne travaillant plus la terre. Il y a 6 ou 7% de gens qui travaillent encore la terre en France, et qui sont maintenant en terme de revenus nettement au-dessus de la moyenne des travailleurs salariés ouvriers ou employés. Donc le problème numéro un pour le développement soutenable en France (puisqu'il s'agit de partager, pour reprendre la thématique implicite du film), c'est le travail. Quand on dit partager le travail, en fait, c'est plutôt le temps libre qu'il s'agit de partager. Pour partager le temps libre, il faut d'abord discuter de ce qui est vraiment utile. A une certaine époque, Guy Aznar et quelques autres avaient évalué ce qui est vraiment utile, et calculaient qu'on pouvait le faire en travaillant deux heures par jour. C'était il y a longtemps, en 1974. Si on voyait aujourd'hui combien il faudrait, peut être qu'on ne serait pas entièrement d'accord parce que d'autres habitudes ont été prises, pour définir de la même façon qu'en 1974 ce qui serait vraiment utile aujourd'hui. Mais comme la productivité a augmenté, probablement à condition d'être assez sélectif, on pourrait effectivement se contenter du produit qu'on obtiendrait en travaillant tous, deux heures par jour. Cela veut dire que ce qui est effectivement partagé c'est le temps libre. On reconvertit ces formidables gains de productivité en temps libre et on se contente de travailler le temps qui est nécessaire pour vivre. Je crois que c'est une des directions fondamentale de ce que sera le progrès au XXIe siècle. Marx disait déjà dans les années 1860 que le progrès du temps libre serait l'index du progrès quand l'automation commencera à se développer. C'est là qu'il faut être clair. Pour dire une chose comme cela, il faut dire que l'objectif c'est la liberté et le temps libre. Et les moyens de consommation, les biens de consommation, le pouvoir d'achat ne sont que des moyens de la liberté. C'est important parce quand vous voyez aujourd'hui le débat sur les 35 heures, c'est de l'étripage pour savoir si c'est acceptable de supporter tel transfert de cotisation vers les revenus financiers, si c'est acceptable de savoir si à tel niveau de revenu c'est acceptable d'avoir 0,3% de baisse etc... Au niveau du débat actuel, on n'en est pas encore à la prise de conscience qui serait nécessaire dans le cadre d'une révolution fondée sur le partage du travail et donc de la richesse, parce qu'on n'a pas remis au centre que ce qui est important c'est le temps libre. On n'a pas encore franchi l'étape de dire que ce qui est important c'est le temps libre et le reste, on se le partage de façon à ce que tout le monde ait un revenu, tout le monde puisse faire la preuve de son utilité sociale.
Intervenant dans la salle : Je ne crois pas qu'il s'agisse seulement d'un partage. C'est une question plus profonde. Il y a une dimension de partage évidente, mais je crois que la réduction du temps de travail porte aussi, dans le champ du travail, sur une réorganisation en profondeur du travail. C'est tout un débat qu'on ne peut avoir ici, et je crois aussi comme Alain Lipietz que la question du temps libre est tout à fait centrale dans la société d'aujourd'hui. Mais je le dirais moins unilatéralement que lui, parce que je crois aussi que le travail est une base de notre société, et je ne crois pas, comme ça s'est beaucoup écrit, que nous sommes dans une société qui va vers la " fin du travail ". Le travail reste essentiel dans constitution de l'identité de chacun, et à mon sens, il le restera très longtemps. Ce n'est pas un hasard, lorsque l'on considère le mouvement des chômeurs, si leur première revendication c'est un emploi, et ça, ça a du sens au delà de la demande immédiate, par rapport à ce qu'est la société.
Alain Lipietz : Le fait qu'on
ne peut plus se déplacer en Ile-de-France quand il fait beau, le fait
qu'en France on produit deux mille kilos de carbone par an qu'on envoie dans
l'atmosphère, que cela provoque de l'effet de serre et dérègle
le climat, tout cela entre en jeu si on réfléchit à un développement
durable. On a calculé que pour 10 milliard d'êtres humains, on a
droit à 500 kg par personne. Le Bengladesh c'est 60 kg, les
Etats Unis 5 000, la France 2 000. Donc il faudrait diviser par quatre notre
production de gaz carbonique pour éviter des catastrophes climatique...
On ne peut plus dire aujourd'hui qu'on assure le plein
emploi à travers ce qu'on a fait jusqu'à présent. On doit
dire stop on arrête. Il y a assez pour tous, mais il faut le redistribuer.
Le progrès technique ne sert désormais qu'à réduire
le temps de travail. Si vous vous promenez dans la Beauce, vous voyez tout de
suite que cela devient un désert. Si vous allez plus loin, vous voyez que
tous les paysages français sont en train de se normaliser. L'usage de la
terre va devenir un des grands enjeux en France. En somme, à l'échelle
du monde, tous les problèmes que posait la révolution espagnole
restent entiers. Qui a accès à la terre comme moyen de production,
comme moyen de vivre etc. La question de l'usage de la terre reste entière,
indépendamment même de la question de la propriété...
Qu'est-ce qu'on fait de la terre, comment on la cultive ? Ensuite, il y a la
question du travail urbain. La réduction du temps de travail ne dispense
bien sûr en aucune manière de réfléchir sur la nature
du travail. Simone Weil disait nul n'accepterait d'être esclave 2
heures par jour. Plus on réduit le temps de travail, plus les salariés
sont exigeants sur la qualité du travail qu'on fait, et sur le fait qu'il
doit être intéressant, intelligent, valorisant... L'organisation du
travail reste donc un problème extrêmement important. Rendre le
travail intéressant, en finir avec le Taylorisme... Dire qu'on peut
travailler 2 heures par jour, cela signifie qu'on élimine toute une série
de travaux qui n'ont aucun intérêt.
On a parlé du partage des terres, et le partage du
temps de travail en est une sorte d'équivalent. Les chômeurs et les
précaires jouent le rôle des gens qui disaient "nous
on n'a rien pour manger, on n'a pas de terre". Et on a le même
type de problème aujourd'hui où les chômeurs et les précaires
disent "on pourrait tous travailler 2 heures par jour".
Parce qu'il y a aussi celui qui a déjà un travail et qui dit "moi
j'ai 12 423 francs, mais c'est normal parce que je suis à telle échelle
de la grille de la fonction publique, et il est exclu de baisser mon niveau de
vie" etc.
Je suis de ceux qui disent qu'il vaut mieux aller plus vite
sur le partage du temps libre et des emplois, et plus vite sur le partage des
richesses, quitte à ce qu'on redescende assez bas dans le partage des
richesses. Si on veut égaliser les revenus en France, chacun aurait de
l'ordre de 10 000 francs par mois et beaucoup considèrerons que
c'est peu...
J'ai connu une autre époque où le plein emploi
était assuré par le fait qu'on distribuait à tout le monde,
y compris au salariés, les gains de productivité.
On s'est enrichi formidablement depuis 1974, un peu moins
vite qu'avant d'ailleurs, mais par contre, on ne distribue plus.
Une réponse pourrait donc être : recommençons
à redistribuer, en pouvoir d'achat, comme on l'a fait dans les années
60-70.
Serge Depaquit : Je crois
qu'une des questions posées, c'est au fond : "qu'est-ce
qu'on fait aujourd'hui, de quelles expériences peut-on se réclamer
pour penser l'engagement, et construire quelque chose aujourd'hui ? "
Qu'est-ce que peuvent faire les sociétés ?
Et ça me ramène à l'idée
d'autogestion. Il s'avère que beaucoup de ses défenseurs
ont aujourd'hui abandonné le terme. Rocard par exemple, qui l'avait défendu
parle maintenant d'autonomie. Il y a de l'autonomie dans l'autogestion,
mais ce n'est pas la même chose.
J'ai vécu un certain nombre d'expériences qui
participaient de la démarche autogestionnaire. En mai 68, celles-ci étaient
plutôt limitées, pour les raisons qui ont été dites
tout à l'heure, parce que je crois aussi que l'autogestion ne se
parachute pas, même si nous étions déjà quelques uns à
mettre en avant les idées et les pratiques qui y sont liées. Pour
ma part, je continue de penser que le mouvement de mai 68 aurait été
plus fort si on s'était plus polarisé sur des questions comme " comment
on s'organise dans les entreprises ? " plus qu'à
organiser la lutte contre untel ou untel.
Ayant anciennement travaillé à Prague, j'étais
resté en relation avec les gens qui ont été à
l'origine du Printemps de Prague, et je me suis intéressé de près
aux expériences autogestionnaires qui se sont développées
durant cette brêve éclaircie. Je pourrais également évoquer
d'autres références internationales (par exemple la Yougoslavie),
avec leurs limites et leurs points d'ombre. J'ai ensuite adhéré au
PSU et en suis même devenu le secrétaire national. C'était
un petit parti très attaché à l'autogestion. Il en a
d'ailleurs produit une conception assez précise tout en étant, par
exemple, l'un des tout premiers à lancer l'idée de la réduction
du temps de travail à une époque où presque personne n'y
croyait. Avec le PSU, j'ai vécu de très près l'affaire de
LIP, qui a été une des expériences d'autogestion les plus
connues en France.
Aujourd'hui, toutes ces expériences nous apparaissent
comme un peu lointaines, ou dépassées, ou mal connues, et c'est
aeesz compréhensible. Mais au-delà de leurs limites et de leurs
archaïsmes, il subsiste d'elles, l'indication d'un choix, d'une démarche
qui a du sens au moment où l'on s'interroge sur la crise de la citoyenneté.
Pour revenir à la question du contenu, ou
plutôt d'un projet qui ne soit pas totalement deconnecté du monde
actuel, il me semble qu'une mise à plat des conceptions est bien nécéssaire.
Or, nous nous heurtons là à deux difficultés. L'une tient à
l'appréhension des changements qui sont intervenus depuis l'époque
que je viens d'évoquer. L'autre au fait que le siècle a été
marqué par l'échec de la tentative communiste qui prétendait
changer les rapports sociaux. Or dans ce dernier cas, ce qui est en cause n'est
pas l'existence ou non d'un projet, puisque celui-ci existait très
clairement (propriété des moyens de production, collectivisation
etc.) mais on sait également à quelles conséquences
dramatiques il a pu conduire.
Aussi, à la question "que peut-on
faire aujourd'hui ?", il est bien évident que c'est
le contenu du projet qui est très clairement en cause. Transformer la
société c'est avoir des objectifs sur son organisation, sur le
mode de développement comme sur les rapports du citoyen à la
politique. C'est d'ailleurs assez clairement exprimé dans le petit texte
rédigé par les organisateurs de ces rencontres : "comment
faire de la politique à la fin du XXe siècle ?
Avec quels objectifs, quelles formes d'organisation, de débat ? "
Aujourd'hui, quand on dit qu'on est en face d'une crise de
la représentation, cela signifie qu'effectivement beaucoup de citoyens ne
se reconnaissent pas dans ceux qui sont supposés les "représenter ".
On en déduit un peu vite une montée de l'apolitisme, ce qui est
tout à fait erroné, de nombreuses études de sociologie électorale
le montrent très bien. C'est en réalité le fonctionnement
du système démocratique qui est en crise par suite de la perte de
sens de l'action politique.
Or le temps des modèles de société
clefs en main est à l'évidence révolu. La démarche
autogestionnaire implique d'ailleurs dans son principe de construction,
d'avancer avec l'expérimentation.
Fidel à cet esprit, je crois aujourd'hui plus
pertinent de réfléchir à ce que l'on pourrait définir
comme une stratégie de changement social appuyée sur des objectifs
précis et bien explicités, la perspective du développement
durable par exemple ; C'est pour dela que je suis impliqué dans un réseau
inter-associatif (Icare), qui se pose à la fois des questions de fond
telles que les a posées Alain Lipietz mais qui portent également
sur les rapports directs, concrets, des citoyens à la politique.
Pour prendre un exemple, je citerai le cas des municipalités,
l'instance la plus proche des citoyens. Comment faire pour que ceux-ci s'y intéressent ?
Avec les associations, nous sommes généralement dans des
situations de contre-pouvoir. C'est une approche qui me semble tout à
fait nécessaire au fonctionnement de la démocratie. Mais en même
temps elle peut devenir stérilisante si une dynamique plus constructive
n'est pas imaginée, car le rapport au pouvoir ne doit pas se concevoir
uniquement dans un système binaire. Nous avons donc avancé l'idée
d'une stratégie "d'évaluation des politiques publiques ",
autrement dit on formule des politiques, on les expose, on les discute avec le
corps social, y compris en cours de réalisation afin, si nécessaire
de les infléchir, voire de les modifier. Evidemment, ceci suppose la
transparence de l'institution en même temps que la mobilisation des
acteurs de la citoyenneté active. Il est vrai que peu de maires s'ont
aujourd'hui prêts à s'engager dans une telle démarche. Mais
avec ce type de revendication et d'implication démocratique, avec des
citoyens qui se tiennent au courant de ce qui finalement les concerne, je suis
convaincu qu'on peut rendre du sens à la vie politique, et je me crois être
très fidèle à l'inspiration de base, le choix
autogestionnaire.
Intervenante dans la salle: Je voulais revenir sur la taxe Tobin que j'ai découverte il y a peu de temps, et que je trouve enthousiasmante, sans avoir de grandes connaissances économiques. Ce soir, j'entends le point de vue d'Alain Lipietz sur la question, et je le trouve tiède.Vous dites que la taxe Tobin, dans le meilleur des cas, ça marche pendant 2 ou 3 ans, parce qu'après, il n'y a plus de spéculation. J'avais l'impression que la spéculation était un dysfonctionnement majeur et que si la taxe Tobin supprimait la spéculation, ce serait une avancée considérable.
Alain Lipietz : Je suis pour la taxe Tobin. J'ai seulement précisé que ça ne peut pas vraiment servir à financer quelque chose de conséquent au plan mondial.
Intervenante dans la salle: J'ai bien compris.Mais même si ça ne finance pas, il faut quand même insister sur le fait que ce serait une très grande avancée, si la la spéculation était éradiquée.
Alain Lipietz : Je vais vous
donner un autre exemple. Le Tabac est taxé. Très taxé.
Pourquoi ? Pour faire ce qu'on appelle des recettes de poche. Si on voulait
vraiment taxer le tabac pour que les gens arrêtent de fumer, on le ferait à
une taxe beaucoup plus forte. Mais cela rapporte tellement à l'Etat,
qu'il ne faut surtout pas que les gens arrêtent de fumer ! Donc on fait
une taxe sur le tabac pour que les gens continue à payer les 20 ou 30
francs par jour pour fumer. Sachant que l'Etat calcule sans arrêt. Si on
mettait la barre à 100 F par jour, un tas de gens arrêterait de
fumer, et cela ne rapporterait plus rien.
J'ai été un de ceux qui ont introduit la taxe
de Tobin en France, il y a 20 ans, à peu près au moment où
Tobin l'a proposée. Mais cette idée, très généreuse,
de financer la lutte contre la misère dans le monde avec une taxe qui a
pour but sa propre disparition, c'est cela qui n'est pas réaliste.
Il faut donc à la fois lutter contre la spéculation
et dégager des financements stables et sûr pour aider le Tiers
monde. Là encore, la question du moyen est très importante. Il
faut que cela passe par des organisations non gouvernementales. La coopération
d'ONG en France et d'ONG en Afrique par exemple, et surtout pas par des circuits
internationaux. Donc il faut faire la taxe de Tobin, indépendamment du
fait qu'elle puisse servir à aider le tiers monde. Et si on veut vraiment
aider le tiers monde, il faut inventer des formes de financement qui ne soient
pas appelées à disparaître.
Frank Mintz : Il y a une chose qui est relativement populaire en Espagne, c'est le 0,7%. C'est-à-dire que chaque entreprise et l'Etat espagnol versent 0,7% du budget pour aider le Tiers monde. Tous les Verts espagnols et tous les militants de gauche s'occupent de cela. Ceci dit, qui contrôle le gouvernement, qui verse ? On peut être sceptique. Mais je pense que c'est bien de le faire, de le propager. Cela permet une prise de conscience, ne serait-ce que si on s'aperçoit que cela ne se fait peut être pas aussi bien qu'on le voudrait.
Intervenant dans la salle: La fin de la spéculation grâce à cette taxe. Imaginons. Est-ce que vous y croyez vraiment, ou est-ce que ce n'est pas un peu comme l'histoire des pollueurs qu'on soumet à certaines taxes, mais qui continuent à polluer ?
Alain Lipietz : C'est
exactement le même problème. Quand la taxe est trop faible, le
risque est que ceux qui ont les moyens se payent la taxe.
Cela dit, la taxe de Tobin est une taxe assez puissante. Si
elle est bien calculée, elle frappe les spéculateurs, mais elle ne
gêne absolument pas les vrais mouvements de capitaux, ceux qui vont
s'investir ailleurs. C'est d'ailleurs une de ses limites, ce n'est pas une taxe
anti-délocalisation. Tobin n'est pas un révolutionnaire.
La taxe de Tobin ne vise que les gens qui déplacent
plusieurs fois dans la journée, pour spéculer, pour gagner de la
l'argent sur les monnaies, en les déstabilisant. On reviendrait dans les
situations qu'on a connu il n'y a pas si longtemps, quand il y avait le contrôle
des capitaux. Le contrôle des capitaux en France a été aboli
en 1989, par Bérégovoy. C'est très bien de lutter contre la
spéculation qui peut déstabiliser l'économie de pays
entiers à une vitesse fulgurante. Mais il faut bien voir que 98% des maux
du capitalisme subsisteraient même après la fin de la spéculation
sur les monnaies...
Frank Mintz : Il faut être pour, mais tant qu'il y aura des paradis fiscaux, des pays qui échapperont à la règle, ce sera extrêmement déstabilisant. Parce qu'on peut toujours avoir des déplacements de capitaux vers ces pays là. Or comment imposer cela à tout le monde ?
Alain Lipietz : La réponse
tient sans doute dans le fait que les paradis fiscaux sont en général
de tous petits pays. Personne ne spécule sur la monnaie des Iles Caïmans
contre la monnaie de l'Andorre. L'important c'est les capitaux qui quittent la
France, pour aller aux Etats Unis par exemple, et qui vont des Etats Unis en
Angleterre. Il y a donc des moyens pour empêcher le départ vers ces
paradis si on le voulait vraiment.
Pour conclure, je suis pour la taxe de Tobin, je suis pour
l'aide au Tiers monde, je suis pour que cela passe par d'autres méthodes
que l'aide officielle, mais cela peut quand même bien sûr aussi être
organisé par les institutions officielles. Je prends l'exemple du Nord,
Pas-de-Calais, qui est très en avance pour la coopération décentralisée,
l'aide du Nord, Pas-de-Calais à un certain nombre de villages africains
est entièrement gérée par des ONG, comme Terre des
Hommes, ou des organisation paysannes qui font de l'aide directe de paysans à
paysans, et qui vont aider des villages au Mali, en Mauritanie... comme ça,
on sait exactement où va l'argent.
1) Icare: Initiatives de Citoyenneté Activé en Réseau ; 91Ter, rue Voltaire 75011 Paris ; tel: 01.43.79.09.23