Retour à l'accueil général
Retour au sommaire 98
films : La ferme des animaux, de John Halas et Joy
Batchelor ; Conservfilm, de Zlatin Radev
conférence/débat avec :
François Brune (professeur de Français,
auteur de Les médias pensent comme moi),
Max Dorra (professeur de Médecine),
Serge Halimi (journaliste au Monde diplomatique,
auteur de Les Nouveaux chiens de garde)
modérateur : Vincent Glenn (cinéaste)
Vincent Glenn : Lorsque l'on
parle d'individualisme, il faut peut-être d'abord préciser
un peu, ce mot n'ayant pas forcément la même signification selon
que le contexte géographique et historique est par exemple celui de la révolution
française, ou celui de la France d'aujourd'hui, ou encore celui des pays
d'Europe de l'Est lorsqu'ils se trouvaient sous l'emprise des régimes
staliniens...
François Brune, est-ce que vous pouvez nous aider à
cerner un peu mieux cette expression ?
François Brune : En
deux mots, on peut employer le mot individualisme dans un sens moral, réprobatif,
et le mot se rapproche tout simplement de l'égoïsme. On peut également
le considérer dans un sens plus sociologique : très schématiquement
l'individualisme, c'est une vision du monde dans lequel l'individu se
sent sujet autonome, dans son rapport aux autres et à la société;
par opposition aux sociétés dites holistes dans
lesquelles le sujet ne se considère justement pas en tant
qu'individu mais trouve son sens dans la dimension collective de cette
société dont il n'est qu'une cellule.
L'individualisme, tel qu'il s'est développé à
partir de la Renaissance, puis des Lumières, est lié à ce
qu'on appelle la libération de l'individu, son autonomie, la démocratie
etc. Les acquis de l'individualisme, c'est de nous faire devenir les sujets de
notre propre vie. Les limites c'est d'avoir seulement l'illusion d'être
sujets de notre propre vie. La question "acquis et limites de
l'individualisme"suivie de la question "la fin des idéologies "
me suggère le désir d'inverser les expressions. C'est-à-dire
que le mythe de la fin des idéologies est le noyau idéologique sur
lequel justement se fonde l'illusion que l'individu est actuellement libre et
autonome.
Un deuxième point que je souhaite aborder, c'est
celui du rapport entre l'individu et le citoyen. L'individu est sans doute la
condition nécessaire pour qu'il y ait des citoyens et pour fonder un idéal
démocratique, mais les limites de l'individualisme apparaissent cependant
tous les jours à travers l'incapacité des individus à agir,
ou régir leur existence.
On peut considérer deux voies de normalisation de
l'individu : l'une est la voie autoritaire, l'ordre collectiviste, le
pouvoir totalitaire ; l'autre est la voie du libéralisme économique,
qui est une normalisation "soft " qui soumet l'individu non pas à
une idéologie reconnue comme telle mais à ce qu'on pourrait
appeler une idéologie ambiante, une idéologie qui lui fait croire à
un certain avenir comme inéluctable et lui demande simplement de s'y préparer.
Sur les différents aspects de cette idéologie ambiante, et
dominante, sans trop entrer dans les détails, je dirai qu'il y a deux
faces : il y a d'abord la face officielle si l'on veut, celle qu'on a appelée
la pensée unique telle que l'a définie Ignacio Ramonet,
c'est-à-dire toutes les fausses évidences du libéralisme, " croissance,
concurrence, dérégulation, compétition, monétarisme,
euro, rigueur "autrement dit, cette pensée dominante selon
laquelle il n'y a qu'un seul avenir possible économiquement et
politiquement pour notre société. C'est une idéologie qui
ne se montre pas comme une idéologie mais comme une évidence
naturelle des choses de l'économie et de la politique.
Et puis, il y a une autre face, plus socio-culturelle, ou médiatique,
une idéologie ambiante qui prêche toujours une soumission à
un ordre des choses et qu'on peut identifier comme l'air du temps.
Comme illustration de ce discours médiatique de
soumission, on peut développer deux traits fréquents parmi
d'autres. C'est d'abord le mythe de
l'époque, sur lequel je reviens souvent : l'idée d'une époque
qu'on ne peut faire que choisir, à laquelle il faut forcément adhérer,
dont toutes les évolutions sont fatalement des progrès.
Quelques exemples : "votre téléphone va
changer de numéro, alors, changez de téléphone"
C'est ce qu'on peut appeler l'idéologie du changement, cette idée
qu'il faut toujours changer, toujours oublier ce qu'on a été. J'ai
retrouvé ça par exemple en couverture de Voici : "Vanessa
Paradis, un nouveau look, un nouveau mec"
Autre exemple, publicité pour la Cité des
Sciences en 1997 : "Le monde s'accélère,
comment s'y préparer ? " Question intéressante,
parce que lorsqu'une voiture accélère, on peut peut-être se
dire attention, il est temps de freiner. Là pas du tout, "le
monde s'accélère, comment s'y préparer ? "
Une phrase parmi mille, qui vous dit qu'il n'y a qu'une seule chose à
faire, vous adapter.
Citons encore "C'est l'époque
qui veut Quick ". ou encore "La liberté,
une idée qui est dans l'air. "
Chirac, le 1er janvier 1997 : "il
n'est pas facile d'adapter la France à son temps."
Toujours le discours d'adaptation, de soumission au mythe de l'époque.
L'idéologie d'époque se fonde sur la notion d'événement,
sur ce qui se passe et qui vous donne l'impression que ça ne peut pas se
passer sans que vous y adhériez ; c'est une sorte d'impérialisme
de l'événement, il faut que vous soyez dedans, il faut le reconnaître
et c'est cela qui va être votre identité.
D'autres exemples à présent, pour illustrer ce
qu'on peut appeler l'idéologie individualiste. C'est-à-dire,
cette idéologie qui vous propose, pour être " vous-même",
un modèle parfaitement conforme. Cela éclate particulièrement
bien sûr, à travers la publicité. Je peux rappeler par
exemple, des phrases qu'il m'arrive de trouver dans les copies de mes élèves
: "moi, profondément, je pense que",
suivi par "l'essentiel est de croquer la vie à pleines
dents!"
L'illusion individualiste, c'est aussi, toutes ces publicités,
type "ma crème, c'est tout moi. " ou "en
Duvernois je suis moi", ou encore "pour être
moi, j'ai choisi...tel produit". Dans le catalogue de la CAMIF
par exemple, la première partie, sur les vêtements a pour intitulé
être soi. La deuxième partie, c'est être actuel.
Vous voyez qu'il y a là une idée de l'individu qui est programmé,
finalement sur le modèle de la copie conforme.
L'exemple le plus connu, c'est peut-être le "soyez
différent, pensez Pepsi", voilà encore un slogan
qui repose sur l'illusion individualiste sans craindre l'énormité
de la contradiction.
L'illusion individualiste, couvre souvent un sentiment
d'impuissance, mais que l'on oublie en voulant rejoindre la majorité, en
se sentant si l'on veut, personnellement majoritaire.
Les sondages jouent toujours sur cette intimidation
majoritaire, il faut être avec les autres/comme les autres et c'est la
seule manière d'être vraiment soi-même. Ce qui fait que
l'individu est pris dans cette alternative : ou bien il se sent totalement
impuissant, l'époque se déroule sans lui, il n'existe pas, ou
bien, il fuit en avant dans les valeurs de l'époque et là il se
sent exister, mais on peut bien sûr se demander s'il y a un rapport
quelconque avec l'idée d'être soi-même... Donc, il y a
plusieurs questions qui nous sont posées, par cette illusion
individualiste : qu'est-ce que c'est que l'identité ? Qu'est-ce qui
fait que je suis moi, et qu'est-ce qui fait que l'individu a une autonomie sur
lui-même ? Je pense que plupart du temps il n'en a pas, mais on lui
donne cette impression. Finalement, le grand piège de l'époque,
c'est de donner aux gens le sentiment qu'ils sont libres, alors qu'ils ne le
sont que dans le choix qui a été prévu pour eux.
L'illusoire sensation de liberté est programmée par les médias.
"
Serge Halimi : Je
voudrais enchaîner sur cette réflexion sur l'individualisme et évoquer
le thème de la fin des idéologies puisqu'en fait, les deux
sont complémentaires. Ce thème de "la fin du"
ou de" la fin des", le
finisme (fin des idéologies, fin de l'histoire, fin du marxisme,
la fin des affrontements, la fin de tout...) qui débouche sur cette
conclusion du livre de François Furet le passé d'une illusion
où il écrit : "nous sommes condamnés à
vivre dans le monde où nous vivons". Alors, évidemment,
c'est une condamnation beaucoup moins redoutable pour les cadres supérieurs
et les professions libérales, lecteurs des grands hebdomadaires dans
lesquels écrivait François Furet que pour les autres, qui
persistent à vouloir un autre monde.
Alors, est-ce que nous vivons la fin des idéologies ?
François Brune l'a déjà dit : nous ne vivons pas la
fin des idéologies mais le triomphe, que j'espère provisoire,
d'une idéologie sur les autres. A quoi voit-on le triomphe d'une idéologie ?
Au fait qu'elle ne se prétend plus idéologie, mais science,
expression de la raison. En URSS, les dissidents étaient tout à
fait logiquement placés dans des hopitaux psychiatriques, parce qu'ils
discutaient ce qui était devenu indiscutable, et qu'ils montraient donc
bien qu'ils étaient un peu insensés. En France, ou dans les démocraties
occidentales, nous avons des moyens plus subtils, c'est la normalisation douce,
dont parlait François Brune. Cette affirmation de la pensée
unique - que je préfère qualifier de pensée de
marché, en étant sûr comme ça que Alain Madelin
et Jacques Chirac ne vont pas piquer l'expression dans les quarante huit heures
- cette pensée de marché a pour caractéristique d'être
une doctrine étouffante, d'autant qu'elle n'est pas reconnue comme
doctrine, et qu'à l'instar des pires orthodoxies, elle se veut expression
d'une réalité d'ordre scientifique, réalité physique
comme la loi de la pesanteur, le principe d'Archimède. D'où
l'expression devenue fameuse, employée par Alain Minc de cercle de la
raison, qui définit en quelque sorte la somme de ses convictions et
de ses prescriptions économiques et sociales. Mais si on parle de cercle
de la raison ça veut dire que tous ceux qui se tiennent à
l'extérieur de ce cercle de la raison sont déraisonnables, ou déments...
La dissidence intellectuelle devient alors une forme d'aliénation
mentale ou de retard intellectuel, puisqu'elle s'oppose à la science.
Pour préciser ce triomphe d'une idéologie qui
ne se prétend pas idéologie, je voudrais donner, justement, une
citation d'Alain Minc, qui me paraît très parlante: "Le
totalitarisme des marchés ne me réjouit pas, je le trouve plutôt
réducteur et aliénant mais je sais qu'il existe, et je voudrais
que toutes les élites le sachent. Ce que je vous dirai est tout simple :
je ne sais pas si les marchés pensent juste, mais je sais qu'on ne peut
pas penser contre les marchés. Je suis comme un paysan, qui n'aime pas la
grèle, mais qui vit avec. Les cent mille analphabètes qui font les
marchés de par le monde, si vous ne respectez pas un certain nombre de
canons, aussi rigoureux que les canons de l'église, mettent en l'air l'économie
d'un pays. Il faut le savoir et partir de là, agir comme si il s'agissait
d'un phénomène météorologique. Les experts sont les
propagandistes de cette réalité. "
Vous voyez, dans ce passage, il y a quand même
beaucoup de choses.
"Je ne sais pas si les marchés
pensent juste, mais je sais qu'on ne peut pas penser contre les marchés... "
Quand les marchés régissent l'économie et l'ordre social,
ne pas pouvoir penser contre les marchés, c'est tout de même se
condamner à ne pas faire grand chose, surtout lorsqu'on veut penser quand
même... Bon cette analogie d'Alain Minc et du paysan est un peu cocasse
mais elle pose comme équivalentes la somme des prescriptions économiques
qui sont les siennes, et la grêle, phénomène météorologique...
Ça reprend cette idée que l'économie serait un phénomène
naturel, exigeant la référence aux canons de l'église, à
quelque chose de rigoureux... Donc il y a là quelque chose d'assez
troublant, qui me paraît très idéologique, dans cette période
de fin des idéologies... Voilà une idéologie qui est à
ce point triomphante qu'elle exige de nous autant de fatalisme que l'arrivée
de la grêle... Alors fort heureusement pour nous, la réalité
n'est pas unique, sinon dans un laboratoire, surtout quand il s'agit d'une réalité
sociale. S'il en était autrement, on serait effectivement condamnés
à se résigner au pouvoir de ces cent mille analphabètes
qui font les marchés, lesquels, soit dit en passant, sont beaucoup
moins de cent mille... Donc on voit ici que ce discours sur la fin des idéologies,
c'est vraiment le triomphe d'une idéologie qui se prétend science,
et qui entend reconstruire le monde à son image.
J'en viens maintenant à ce thème du " que
faire ? ", "oùen sommes-nous des utopies ?"
etc. Est-ce qu'il faut se résigner à cette défaite que nous
annoncent de façon triomphante Alain Minc et quelques uns de ses amis, ou
est-ce qu'il faut, de nouveau, proclamer le devoir d'utopie ?
Evidemment, le mot utopie n'a pas bonne presse, surtout dans
les débats publics, quand vous parlez et qu'on vous dit, "c'est
une utopie", en d'autres termes, on vous fait comprendre : "vous
nous faites perdre notre temps"... Et nous sommes entourés
de gens qui comme ce géographe dénoncé par le Petit Prince,
ne s'occupent que de "choses sérieuses ". L'utopie, ça
n'est pas une "chose sérieuse". Il faudrait s'occuper de "choses
sérieuses " comme ces gens qui, nous dit Saint-Exupéry, "n'ont
jamais respiré une fleur, jamais regardé une étoile, jamais
aimé personne, n'ont jamais rien fait d'autre que des additions, et qui répètent
toute la journée, je suis un homme sérieux, je suis un homme sérieux... "
L'utopie pour nous, c'est quelque chose d'au moins aussi sérieux que les
rapports d'Alain Minc et les études de l'OCDE !
Bien sûr, l'utopie révolutionnaire n'a pas
accouché de la Terre Promise, mais dans l'histoire, elle a quand même
obtenu un certain nombre de résultats, elle a fait perdre aux possédants
un peu de leur superbe et elle a rendu un peu de leur confiance aux faibles.
Simone Weil l'a bien exprimé en 1936. Dans ses Méditations sur
l'obéissance et la liberté, elle expliquait : "C'est
quelque chose quand on est misérable et seul que d'avoir pour soi
l'histoire" Donc, la fin de l'histoire, c'est assez
terrible, pour ceux qui sont coincés en dessous... Décréter
la permanence de ce qui est, ce "nous sommes condamnés à
vivre dans le monde où nous vivons", c'est évidemment
accepter de condamner à l'épuisement et au désespoir ceux
qui, expliquait Simone Weil, devront toujours "serrer les
dents, tenir, comme un nageur sur l'eau, seulement avec la perspective de nager
jusqu'à la mort, sans barque où l'on puisse être recueilli."
Dans l'histoire de notre pays, l'utopie a constitué
une sorte de recharge permanente qui a transformé des combats perdus en
autant de motifs de tenir; de ne pas seulement nager jusqu'à la mort mais
aussi parfois d'être debout, certains jours de 1789, de 1848, de juin
1938, d'aout 1944 de mai 1968 ou de novembre décembre 1995. Et des
victoires il y en a eu. Un peu grâce à cette "utopie", il
y a eu un patronat qui a cessé de se croire de droit divin, il y a eu un
Etat moins tenu en laisse par le mur d'argent, il y a eu des conquêtes
sociales qui ne devaient rien à la providence.
On nous parle d'Etat providence, mais
l'Etat providence, c'est l'Etat qui a été
transformé par des luttes qui ont accouché de conquêtes
sociales qui ne devaient rien à la providence, et qui devaient tout à
des combats qui étaient jugés utopiques... Jusqu'au jour bien sûr
où ces combats utopiques ont abouti.
L'utopie, ça a été le souffle qui a
permis de tenir sur l'eau, et de renverser l'irréversible. Sans utopie,
le déficit social connaîtra son âge d'or, on gagnera de
l'argent en dormant, l'ordre régnera à Paris comme il règne
ailleurs, les uns n'auront plus peur, les autres n'auront plus rien.
Cette utopie, on en a donc besoin, d'autant qu'en face, que
font-ils sinon transformer le monde à l'image de leur utopie
marchande ? Etrangement, ce sont les idéologues qui nous chantent la
fin des idéologies, ceux qui veulent transformer le monde à
l'image de leur utopie qui proclament la fin des utopies. Parce que la société
dans laquelle nous vivons, une société qui a tout transformé
en marchandises, ce fut le résultat d'un projet intellectuel, d'un projet
délibéré qui s'est soucié en permanence de commerce,
d'optimisation économique, et de calcul. L'utopie qui triomphe à
l'heure actuelle a consisté, à la suite d'Adam Smith et des économistes
de l'école de Chicago, à partir du postulat que tout était
calcul économique, y compris nos rapports humains les plus intimes. Pour
en arriver à ce qu'on observe aujourd'hui : après avoir fait
en sorte que l'information soit régie par l'audimat, que la culture soit
tributaire des parrainages industriels, que la santé et l'éducation
soient condamnées à être rentables, que l'emploi soit détruit
parce qu'il est trop cher. Tout cela s'est fait au nom d'une utopie qui a voulu
transformer le monde en un lieu d'échanges de marchandises. Il faut échapper
à cette idéologie qui présente la situation que nous vivons
comme naturelle, voir ce que l'utopie nous a apporté, comprendre que ce
n'est ni la fin de l'histoire, ni la fin des idéologies, et confronter
notre utopie à la leur, parce que je crois que la nôtre vaut bien
la leur. "
Vincent Glenn : On a présenté
hier, un entretien filmé avec Ignacio Ramonet, et lorsqu'on lui disait
nos réserves par rapport à l'expression
pensée unique, du fait même qu'elle a été
largement récupérée, il nous répondait que c'était
une façon d'identifier l'adversaire.
Max Dorra, quelles remarques vous inspirent ces questions ?
Max Dorra ": Je
voudrais faire une ou deux remarques en guise de préalable. Parce que
parler d'une idéologie, c'est une chose très difficile, dans la
mesure où on ne sait jamais si on n'est pas soi-même à l'intérieur
d'une idéologie au moment où l'on parle. Le méconnu
est aussi piégeant que l'inconscient.
Quand on est dans une idéologie, par définition,
on ne le sait pas. Et il arrive qu'on ne le sache que rétrospectivement,
parfois des années après... Il y a pourtant une façon de démasquer
une idéologie, c'est de repérer les clichés, les phrases
toutes faites. Quand j'entends par exemple "la classe politique"
ou " mentalité d'assisté ", j'ai les oreilles
qui se dressent...
Trois pistes sur "la fin des idéologies ".
Premièrement, ce que m'évoque ce cliché (précisément),
c'est d'abord que le marxisme est concerné et que c'est une façon
de le balayer. Deuxièmement : les idéologies, est-ce que c'est
fini ? Non, bien sûr, c'est pas fini, on est en plein dedans et c'est l'idéologie
du marché, le " monde de la valeur ".
Et troisièmement, une idéologie, ça ne
tient sa redoutable efficacité que parce que c'est une thérapeutique
de groupe. Et je vais essayer de dire en quoi c'est une thérapeutique de
groupe.
Donc, premièrement, volonté d'enterrer le
marxisme, ce marxisme qu'on n'arrête pas d'enterrer. Mais pourquoi
cherche-t-on tellement à enterrer le marxisme ? Je crois qu'il y a une
raison assez simple, c'est qu'il dérange parce qu'il est terriblement
culpabilisant. On peut le critiquer, dire (à tort selon moi) qu'il est
archaïque ou désuet ou des choses de ce genre, mais il y a une chose
qu'on ne peut pas contourner, c'est le problème de l'exploitation. À
partir du moment où Marx amène, théorise le concept
d'exploitation, certains se trouvent pris dans une contradiction forte, je veux
parler des conservateurs. Le conservatisme est en effet statistiquement corrélé
avec le niveau de revenu certes, mais aussi (c'est tout à fait net même
si c'est moins connu) avec le degré de pratique religieuse. Il est bien évident
que penser qu'on pourrait être " du côté des
exploiteurs ", pour des gens hantés par "la faute"
depuis l'enfance, habitués à se confesser, etc., c'est pas
facile à vivre. Dans ces conditions, balayer le marxisme, c'est se débarrasser
de concepts déstabilisants, et notamment de celui d'exploitation.
Autre chose qu'on trouve volontiers dans l'air du temps,
c'est l'anti-intellectualisme... Surtout ne pas théoriser ! Tu fais
comme tu le sens ! Plutôt les petits bonheurs que les grands desseins !
C'est aussi cela qu'on trouve dans la " fin des idéologies ".
Avec le danger suivant. Le vide théorique, c'est immédiatement le
risque de remontée du fascisme "ne réfléchissez pas
trop, fiez-vous au vécu, les grilles d'interprétation marxiennes,
vous avez bien vu où ça conduisait, laissez tomber ! Ne
croyez pas les intellectuels, c'est les émigrés qui sont cause de
tous vos maux ! "
Deuxièmement, il fait s'accorder sur les termes, ne
pas confondre idéologie et théorie. Il y a bien sûr un sens
très négatif au mot d'idéologie : c'est l'entropie des
idées, c'est des théories, mais pétrifiées, récupérées
et utilisées comme des mots de passe par des bureaucraties. Ça a
malheureusement été le cas en URSS pour le marxisme. Et là,
je crois que les partis progressistes ont commis l'énorme erreur de
laisser aussi largement s'accréditer l'équation marxisme = goulag.
Parce que le comble, c'est que Marx, lui, aurait probablement fini au goulag
s'il avait vécu, car il aurait protesté vigoureusement (comme il
savait le faire) contre l'usage qui était fait de sa théorie par
la nomenklatura soviétique...
A partir du moment où la gauche a accepté de
se priver de la grille d'interprétation marxienne, elle s'est privée
du même coup d'une sorte de colonne vertébrale théorique.
Alors, quelle est en ce moment l'idéologie dominante ?
Un mot la résume : vendre !
C'est une idéologie où vous-mêmes, on
vous assigne une valeur, une cote. Et sur la base de cette cote on peut vous
faire honte. Honte d'être pauvre, mal fagoté, malade, vieux... On
vous ferait presque honte d'être mort ("le pauvre",
dit-on parfois...) ! Quand un chômeur bien indemnisé se suicide,
c'est parce qu'il pense qu'il n'a plus de valeur. Et il se dé-prime :
dans auto-dépréciation il y a le mot " prix ".
Lorsqu'on s'est laissé imposer l'idée qu'on n'a plus de valeur,
alors il vous apparaît que "la vie n'a plus de sens ".
"Enfin, j'ai dit tout à l'heure qu'un des pièges
des idéologies, c'est qu'elles sont des thérapeutiques de groupes.
Le militant communiste au XXe siècle, c'était le plus
souvent un type désintéressé, courageux, etc. Mais il y a
une chose dont on ne parle jamais dans les débats politiques, c'est
l'angoisse... Or le monde marche à l'angoisse et la culpabilité.
L'angoisse est l'alliée subjective de tous les pouvoirs.
Lorsque
ces militants (individuellement intelligents, courageux, etc.) se réunissaient
en cellule, chaque semaine, seule une infime minorité a osé dire "
quand même, en URSS, il se passe des choses abominables, c'est pas ça
qu'on attendait du communisme !". L'immense majorité ne
parlaient pas parce qu'ils ne voulaient pas prendre le risque d'être
exclus du groupe où ils étaient et où ils se sentaient
bien. D'être pris pour des traîtres. Et là, on peut voir la
façon dont s'exerce le poids d'une idéologie : en sortir fait
courir le risque d'une des angoisses les plus fondamentales, les plus
insupportables, celle d'être exclu de son groupe.
Vincent Glenn : Deux
remarques, à partir de ce que Max Dorra vient de dire et à propos
d'un des films qu'on vient de voir, La ferme des animaux, qui était
une charge contre l'idéologie marxiste ou tout au moins ce qu'on
en a fait. Le cheval, présenté comme un personnage doué
d'une force herculéenne, est accompagné de l'âne dont le
commentaire dit qu'il est son "dévoué serviteur ". Ce qui
est dit implicitement, c'est au fond qu'en face de l'idéologie -
artificielle création humaine - et de ses répercussions, il y
aurait une sorte d'ordre naturel - celui qui conduit naturellement
l'âne à être le dévoué serviteur du cheval... -
Donc avec le recul, contre l'idéologie marxiste, il y a déjà,
suggérée, l'idée d'un retour à l'ordre naturel où
chacun est à sa place.
Concernant le marxisme, il faut tenir compte, comme l'a dit
Max Dorra de ce que l'abandon des références au marxisme peut
porter de dangereux, puisque que cela revient à se priver d'une grille
interprétative essentielle pour tous les mouvements de lutte contre
l'exploitation... Mais si on se penche sur ce que l'on connaît du XXe
siècle, on voit aussi que le marxisme a eu des aboutissements politiques
et il ne s'est pas seulement agi de thèses sans répercussions,
sans applications; avec les gabégies et les crimes que l'on sait. On a évoqué
déjà la conviction pour beaucoup d'une trahison de
l'utopie première, et je voulais vous demander si on peut établir
précisément à quel moment on entre dans cette trahison des
idées marxistes en voulant apparemment les appliquer ? Et comme deuxième
question, dans le prolongement de la première, comment faire, pour ne pas
rester avec cette idée qu'inéluctablement, le marxisme (et plus
largement toute prospective envisageant une société plus juste),
ne suscite un scepticisme voire une méfiance radicale portée par
la crainte de nouveaux totalitarismes ?
François Brune : La
ferme des animaux c'est une fable qui raconte la
trahison de la révolution, alors que 1984 raconte ce qu'il se
passe une fois la révolution trahie par une oligarchie au pouvoir, et
comment cette oligarchie peut se maintenir au pouvoir. Donc les deux livres sont
à traiter ensemble.
Vous avez parlé de naturalisme et je voudrais en
profiter pour rappeler ce que disait Barthes sur l'idéologie. Il disait
justement qu'il y a idéologie dès qu'il y a
naturalisation du politique. Tout le monde a bien sûr une idéologie,
si l'idéologie est une représentation du monde, et si l'on peut
estimer que personne n'a de représentation de la réalité
qui corresponde parfaitement à la réalité, on peut dire que
toutes nos représentations sont des idéologies. Et elles peuvent également
être conscientes de leurs propres limites. L'idéologie devient
inquiétante quand elle devient dominante. C'est-à-dire lorsqu'un
certain nombre de personnes qui profitant de ce qu'ils sont au pouvoir, ou
voulant affirmer un pouvoir, se servent de la représentation qu'ils ont
pour l'imposer aux autres. Je pense d'ailleurs que l'instinct de pouvoir est un
instinct qui désire que les autres pensent comme vous. Finalement, toute
philosophie totalitaire est une philosophie qui veut faire adhérer les
autres aux mêmes représentations qu'elle, en refusant d'avoir à
composer avec des gens qui viennent modifier ses schémas mentaux. Donc
l'idéologie devient critiquable quand elle est dominante. Et quand elle
est dominante, l'arme dont elle se sert, c'est la naturalisation, le naturel. Un
exemple qui m'est revenu pendant que Serge Halimi parlait, c'est la façon
dont Chirac à "naturalisé " la fermeture de Vilvoorde en
disant, je rappelle sa citation : "la fermeture des usines,
c'est aussi, hélas, la vie. Les arbres naissent, vivent et meurent. Les
plantes, les animaux, les hommes, et les entreprises aussi."
C'est un cas d'espèce de tomber sur une naturalisation pareille !
C'est de la mystification à l'état pur.
Quant à La ferme des animaux, effectivement,
il y a ce moment où la hiérarchie est cautionnée par le
recours au naturel. Tout le darwinisme social est parti de là.
Une chose qui n'a pas été reprise par le film et que je regrette,
c'est le moment, au début du livre d'Orwell, où Sage l'ancien, qui
est la figure métaphorique de Marx, prévient les futurs révolutionnaires
en leur disant : "gardez-vous que votre combat ne vous
transforme à l'image de vos ennemis".
Serge Halimi : Quelques mots à propos de Marx. Je crois qu'il est dangereux d'enfermer Marx, mort en 1883, dans l'embardée stalinienne... Marx, ça a été aussi en Europe occidentale ce qui a permis le développement théorique et les luttes du mouvement social, du mouvement syndical, les conquêtes sociales dont nous bénéficions aujourd'hui. Marx ça a été aussi les opposants marxistes au stalinisme. Je crois que le discours qui consiste à dire, Marx, c'est Lénine, c'est Staline, c'est Pol Pot, c'est un peu le discours que nous ont servi pendant quelques années les "nouveaux philosophes ", et je ne suis pas sûr qu'il soit absolument indispensable de le ranger dans ce genre de lignée.
Intervenant dans la salle : Pour reprendre ce que vous avez dit... Je ne sais pas si vous
connaissez ce livre de Lucien Goldman, qui s'appelle "Le Dieu caché ",
qui est une thèse qui traite des fondements théoriques de Pascal
et qui mènent à Marx. C'était un théoricien qui a écrit
des choses très intéressantes sur le jansénisme, et proposé
une réflexion qui mène au questionnement intérieur et au
refus du pouvoir.
Lorsque Bernard Sobel, ou Heiner Muller travaillent à
partir de Pascal, je pense que ce n'est pas par hasard. C'est quelqu'un qui a
ouvert une grande idée de questionnement intérieur contre les idées
reçues.
Or, je voudrais revenir sur ce que vous avez dit tout à
l'heure, à savoir que Marx a ouvert toutes les luttes sociales, je ne le
crois pas. Les gens qui ont bougé en premier en Angleterre, c'étaient
de grands mouvements religieux. De là sont nées les JOC (Jeunesses
Ouvrières Chrétiennes), 40 ans avant Marx.
Max Dorra : Je ne demande pas mieux que de rendre hommage aux mouvements religieux qui se sont engagés aux côtés des ouvriers, mais ce n'est pas ça qui nous donne, je crois, une grille d'interprétation de la société. Il se trouve que dans Marx il y en a une. Certes c'est un outil diagnostique, un scanner et pas un instrument thérapeutique. Mais je n'ai trouvé ni l'un ni l'autre dans Pascal.
François Brune : En
tant que professeur de Français, qui enseigne Pascal, je peux juste
ajouter, qu'effectivement, les Pensées de Pascal sont
certainement plus intéressantes par leurs questions que par leurs réponses...
C'est cela qui est intéressant, et les réponses qu'il y a apporté,
finalement, sont souvent insatisfaisanteS par rapport aux questions qu'il pose.
Dans les Pensées, il remet justement en
question l'idéologie dominante jésuitique de l'époque,
lui-même faisant partie d'un petit groupe qui se tenait à l'écart
de cette idéologie dominante.
Intervenante dans la salle : Je voudrais revenir à ce que disait M. Halimi à propos des "cent mille analphabètes...". Vous avez dit qu'ils étaient moins que ça. Est-ce que vous pouvez expliquer ce que vous voulez dire ?
Serge Halimi : Alain
Minc parlait des "cent mille analphabètes qui font les marchés
dans le monde" et on sait bien que les marchés, essentiellement les
gros opérateurs financiers sur les places financières, qu'il
s'agisse de Londres, de New York, de Paris ou de Tokyo, ce sont principalement
les gestionnaires de fonds de pension américains, c'est-à-dire très
peu de personnes. Un groupe très restreint de personnes qui gèrent
des sommes considérables et qui en déplaçant ces sommes
d'une monnaie vers une autre, peuvent provoquer une crise financière
d'ampleur sans précédent.
Je rappelais donc rapidement le fait qu'il s'agissait de très
peu de monde. En général, j'ai été frappé que
dans le discours idéologique qui fait des marchés un acteur
central - au point maintenant que lorsqu'il y a une déclaration d'un
premier ministre ou d'un président, on nous dit aussitôt "les
marchés ont bien réagi ou ont mal réagi aux propos
d'untel ou d'untel " - on fait tenir aux marchés un rôle tout-à-fait
prométhéen, alors qu'ils représentent très peu de
monde, et qu'ils n'ont aucune légitimité démocratique.
J'ajoute que dans leur cas, on ne pense jamais à un intérêt
catégoriel. Lorsqu'on parle des syndicats, on les définit souvent
dans le discours dominant comme des "intérêts catégoriels ".
Mais lorsqu'on parle de ces "cent mille analphabètes " qui sont
beaucoup moins que cent mille, on n'évoque jamais un intérêt
catégoriel, on évoque une sorte d'expression scientifique de ce
qu'il faut faire et de ce qu'il faut éviter.
François Brune : On peut ajouter une métaphore naturaliste, puisque j'ai entendu dire : "le mouvement des chômeurs s'essouffle, le CAC 40 respire!"
Intervenante du public : L'expression "analphabète" était donc une boutade ?
Serge Halimi : Je ne faisais que citer le propos d'Alain Minc, qui était encore plus redoutable dans la mesure où il leur reconnaissait assez peu de culture - puisque selon lui ils étaient "analphabètes " - et pourtant il leur concédait tous les pouvoirs. Donc on est vraiment au sommet de ce qu'on peut qualifier d'obscurantisme "reconnaître tout le pouvoir à quelques analphabètes " et ça au nom de la démocratie libérale de marché.
Intervenante du public : On a manifestement un problème d'orientation. Quand on a une orientation, une grille interprétative, comme l'a dit Max Dora, on peut trouver des points de rencontres. Est-ce que nous en sommes réduits à ne plus être que des citoyens spectateurs, incapables de définir une orientation commune, condamnés à subir des jargons qui mystifient, et des grilles idéologiques imposées par d'autres ?
Vincent Glenn : Ce titre
citoyen spectateur, on l'a choisi en pensant plutôt à sa
dimension provocatrice. Il ne s'agissait pas de dire : "nous ne
sommes plus que des citoyens spectateurs, ça nous convient parfaitement,
dormons sur nos deux oreilles". Il était question de
rapprocher ces deux termes, le premier étant d'une nature plutôt
offensive, active, et l'autre qui exprime plutôt la passivité. Pour
nous, c'était vouloir considérer un certain moment historique où
le poids des informations qu'on reçoit du monde en permanence nous place
dans une position qui est effectivement plus spectatrice que citoyenne, avec un
fort sentiment d'impuissance. Donc on pose ce problème là, de
comment dépasser, à travers l'organisation de solidarités,
de solidarités actives, cette position de spectateur, et donc une
certaine forme de passivité politique.
Est-ce qu'on pourrait revenir sur la première partie
de l'intitulé du débat, à savoir les "acquis
de l'individualisme", en revenant sur ce que François Brune
abordait tout à l'heure, à savoir, la notion du sujet.
Est-ce-qu'on peut définir le "sujet " comme une
individualité suffisamment consciente d'elle-même pour imaginer
qu'elle n'est pas nécessairement tenue de subir son destin, qu'elle peut
pour une certaine part au moins le prendre en main, et notamment en s'organisant
avec les autres ?
François Brune : Spectateur
et consommateur d'image, ce sont déjà deux choses différentes.
Mais ce qui me paraît intéressant, à propos de citoyen
et spectateur, par rapport aux événements tels qu'ils sont
présentés dans les médias, c'est qu'ils portent avec eux
l'illusion que ce que je vois ne peut pas se passer de moi. Or, c'est vrai que
ce que je vois ne peut pas se passer de moi comme consommateur, mais cela peut généralement
tout à fait se passer de moi comme citoyen. La confusion joue là.
Il y a une sorte de dévoiement du sentiment citoyen en consommation du
spectacle de l'époque. Parce que j'imagine que j'agis sur l'époque
en la regardant ! Alors qu'en fait, bien sûr je suis "nécessaire",
mais essentiellement comme consommateur. Tout à l'heure, mon voisin a dit
très justement que l'idéologie, c'est vendre... C'est aussi
consommer. C'est dans la sphère de la consommation qu'est réduite
la liberté de l'individu. L'illusion individualiste, c'est ça,
c'est " je fais ce que je veux dans le cercle privé de mes
consommations intimes ".
Le politique se réduit pour moi à une consommation privées
d'images de la politique. Mais du reste, de la trace que je
pourrais désirer laisser dans le monde comme citoyen, il n'est pas
question.
Ça me fait penser à une autre phrase d'Orwell,
dans 1984, à propos des quartiers périphériques, il y a
cette phrase : "les prolétaires et les animaux sont libres".
Autrement dit, dans un certain périmètre, l'individu est libre.
Aujourd'hui encore, dans un certain périmètre, les individus sont "libres"...
Max Dorra : Dans spectateur,
il y a aussi la notion avoir un regard, ou l'avoir récupéré.
C'est important. Et peut-être aussi, comme dans le film de Woody Allen, le
fait de pouvoir à un moment, enfin, entrer dans le film. Ne plus être
passif.
Le propre d'une idéologie, c'est de privilégier
une seule partie du réel, une seule grille interprétative. Et pour
revenir à ce qui était évoqué tout à l'heure,
ce n'est pas parce que je lis Marx que je vais jeter Pascal. On doit pouvoir
tenir plusieurs perspectives en même temps, à moins de verser dans
le sectarisme.
Intervenante dans le public : Je
vais revenir peut-être à des choses beaucoup plus terre à
terre. En ce moment, il y a d'une part des analyses intellectuelles intéressantes,
et de l'autre côté des gens qui justement ne peuvent plus
consommer, et je pense bien sûr au mouvement des chômeurs. J'ai
l'impression qu'il n'y a encore que très peu de jonctions entre les deux.
Par ailleurs, je sais que certains essaient de réunir
les deux, la pensée, et l'engagement sur le terrain, en associant
plusieurs convictions. Par exemple, l'idée qu'on est individuellement
responsable de ses actes, que l'idéologie dominante c'est le marché,
et que nos dirigeants politiques ont décidé de subir cela. Donc
partant de là, s'occuper des pauvres devient une action essentiellement
caritative, comme si on voulait éviter de remonter aux causes.
A-t-on les moyens aujourd'hui de dire, individuellement,
voilà, je ne suis plus d'accord avec cette idéologie dominante.
Qu'est-ce qui reste comme voie politique, et est-ce que
c'est une voie juste de dire "je ne suis pas d'accord avec les
lois du marché" ?
L'impression qui m'est donnée en participant aux débats
qui ont lieu en ce moment, c'est qu'il y a d'un côté une parole
qu'on énonce, de l'autre, des gens qui donnent leur point de vue, et
assez peu de jonctions entre les deux. Chacun énonce sa vérité,
et c'est cela qui me chiffonne. Est-ce qu'on peut à l'avenir avancer le
chemin entre la théorie et la pratique, ceux qui expriment leur misère
comme ils peuvent, et le besoin de se référer à une théorie
?
Serge Halimi : Il y a deux
points sur lesquels je peux répondre. Vous avez dit que nos hommes
politiques ont décidé de subir les marchés. Je crois que
c'est plus grave, puisque depuis plusieurs années, ils ont préparé
leur dictature, ils l'ont installée, ils ont systématiquement cassé
tous les instruments d'actions collectives pour les livrer à des intérêts
privés. On l'a vu à travers les lois de privatisation, la déréglementation,
la mise à l'encan des statuts hérités des Trente glorieuses
et de la Libération. On le voit à travers un exemple aussi
caricatural que la privatisation de TF1 il y a quelques années. C'était
livrer au marché l'un des principaux intruments de diffusion de
l'information et de la culture en France. Donc il ne s'agit pas ici de s'être
soumis à quelque chose. Il s'agit de l'accélérer précisément
au nom de "l'inévitable", au nom de la "modernité ".
La modernité, c'est de faire comme ça, donc on va le faire, si
possible avant les autres... Ce faisant, nous avons connu un certain nombre
d'alternances politiques qui toutes conjuguaient de manière assez
identique "la seule politique possible". Et il est évident que
cette suite de "seules politiques possibles " aboutissant au seul résultat
prévisible, c'est-à-dire au creusement des inégalités
et à la montée du chômage, a créé dans
certaines parties de l'opinion particulièrement vulnérables un
sentiment d'exaspération. Un sentiment qu'on doit comprendre, mais dont
l'une des traductions les plus nauséabondes a été la
progression du Front National, qui à un certain moment, a été
le seul à tenir un discours un peu volontariste du " quand on
veut, on peut ", face à des partis qui ne cessaient de
conjuguer leur impuissance. Il y a donc là un vrai problème, une
vraie responsabilité de ces quinze dernières années dont il
faudra peut-être aussi un jour écrire le " Livre noir ".
Quant aux "pauvres " et au caritatif, je pense,
vous avez raison, que la manière dont le mouvement des chômeurs a été
traité dans les médias était assez représentatif de
cette fusion des "pauvres " et du caritatif. Chaque fois qu'on
interrogeait des chômeurs - cela avait commencé au moment de Noël
avec ces gens qui expliquaient qu'ils voulaient une prime de 1000 francs ou de
2000 francs pour faire des cadeaux à leurs gosses ou pour acheter un
sapin de Noël - on ne les interrogeait pas comme les acteurs d'un grand
projet collectif mais on les cantonnait au rôle de machines à
livrer des témoignages. On leur demandait, "Alors,
vous avez un témoignage à nous livrer?".
Lorsqu'on interroge un banquier ou un industriel on ne lui
demande pas de livrer un "témoignage", on l'interroge à
la fois sur l'euro, sur la politique étrangère, sur le Zaïre...
Mais les chômeurs se trouvaient en quelque sorte enfermés dans leur
malheur, dans leur aliénation, sans qu'il semble possible une seconde
qu'ils en sortent. Il y aurait pourtant eu une explication économique
tout à fait simple du mouvement des chômeurs... En donnant quelques
chiffres, qui me semblent particulièrement importants : le Figaro
titrait il y a quelques jours "70% de pauvres en plus depuis 15 ans ".
Mais depuis 15 ans, il s'est passé autre chose que ces 70% de pauvres en
plus... Depuis 15 ans, il s'est produit un tranfert de la valeur ajoutée
du travail au capital qui représente 8,9% de la valeur ajoutée. Le
chiffre n'est peut-être pas en lui même très représentatif,
mais 8,9 % d'une valeur ajoutée qui cette année est d'environ
8300 milliards de francs, ça veut dire plus de 700 milliards de francs
qui ont été arrachés aux salariés et donc aux chômeurs
pour être donnés à ceux qui détiennent des actifs
financiers, c'est-à-dire environ 12 fois plus que ce que réclamaient
les chômeurs lorsqu'ils exigeaient le relèvement des minimas
sociaux. Alors ça, c'est une explication du mouvement des chômeurs
qu'on n'a pas entendue.
François Brune : On peut ajouter quelque chose sur le plan idéologique : l'idée qu'un travailleur puisse ne pas avoir d'emploi apitoie certes un peu, mais c'est l'idée qu'il ne puisse pas consommer qui semble beaucoup plus grave. A la télévision, régie par la consommation de signes et d'images, effectivement, vers l'époque de Noël, on a besoin de consommer des signes d'apitoiement, que ce soit à travers des publicités pour le Tiers Monde, ou pour le chômeur, ce qui donne une sorte de bonne conscience et coïncide avec les fêtes de la consommation que sont les fêtes de Noël.
Intervenante dans la salle : Je voulais revenir sur le fait que M. Halimi a dit qu'on avait un
devoir d'utopie. Pourquoi êtes vous ici, et pourquoi nous-mêmes
sommes-nous là, et qu'est-ce qu'on fait finalement ?
Quand vous avez dit devoir d'utopie, que faire, la question
est vaste, mais est-ce que vous pourriez y répondre un peu ?
Quand vous venez ici, quel est votre but ? Vous
analysez la situation, mais au delà de cette analyse, comment est-ce que
vous comptez un petit peu remplir votre devoir d'utopie ?
Serge Halimi : Mon but, c'est de réfléchir à voix haute, d'accueillir d'autres réflexions, et d'être un peu moins spectateur et un peu plus citoyen. Là maintenant, vous me demandez que faire, c'est une question cosmique, j'ai un peu du mal à la traiter en 3 minutes. Je pourrais vous donner cent pistes concernant le "que faire". En ce moment [mars 1998], on est en train d'essayer de lancer un mouvement pour la taxation des produits financiers et contre la ratification des Accords Multilatéraux sur l'Investissement. Il y a beaucoup d'actions qu'on cherche à lancer pour arracher les autres et nous-mêmes à la contemplation morose de la "seule politique possible". Et pour se persuader que précisément, nous ne sommes pas condamnés à vivre dans le monde où nous vivons.
Intervenante dans la salle : Je crois savoir qu'il y a depuis quelque temps un regroupement d'économistes qui proposent d'explorer d'autres voies... Je pense que lorsque vous parlez de cette idéologie dominante qui voudrait s'imposer comme une science, c'est qu'elle est justement portée par des gens qui prétendent savoir comment ça se passe, et qu'ils donnent effectivement l'air d'avoir une science, que nous n'avons pas. Et c'est pour cela aussi que cela réussi a s'imposer.
Serge Halimi : Il faut alors commencer par vous persuader que la science des gens dont vous parlez est une science toute relative, un savoir-faire très expéditif, et que face à cette "science", il y a des gens qui comprennent aussi bien l'économie qu'eux mais qui ne la comprenne pas de la même manière et pour servir les mêmes. Je crois que l'essentiel est vraiment de ne pas se laisser intimider par le prétendu savoir de ceux qui ont décidé de n'utiliser leur savoir que pour pérenniser ce qui est.
Max Dorra : Face à Le Pen, il est nécessaire de faire des analyses justes, et le bouquin de Bourdieu, pour ne citer que celui-là, est un travail de démythification de ce qui se passe à la télé. Pour moi, ce n'est pas un "acte d'intello ", c'est un acte politique important. Je pense qu'il ne faut pas opposer "les intellos aux mains propres " et ceux qui sont dans la rue en train de manifester. Je pense que chaque fois qu'il y a une analyse juste, chaque fois qu'on dévoile, qu'on montre un certain nombre de choses qui étaient cachées, on fait un acte politique.
François Brune : Et il est important de montrer par où viennent les sentiments d'impuissance devant le monde réel, sinon jamais personne ne se mobilisera.
Vincent Glenn : Pour conlure provisoirement sur la question du " que faire", ce que nous faisons ici, je pense, part d'une idée assez simple, l'idée qu'on doit pouvoir imaginer le développement de lieux, d'espaces où on s'informe autrement.