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citoyen spectateur 1998
SAMEDI 7 MARS 1998 - INDIVIDU ET UTOPIE



Acquis et limites de l'individualisme.
La fin des idéologies qu'est-ce-que ça veut dire ?


films : La ferme des animaux, de John Halas et Joy Batchelor ; Conservfilm, de Zlatin Radev
conférence/débat avec :
    François Brune (professeur de Français, auteur de Les médias pensent comme moi),
    Max Dorra (professeur de Médecine),
    Serge Halimi (journaliste au Monde diplomatique, auteur de Les Nouveaux chiens de garde)
modérateur : Vincent Glenn (cinéaste)



Vincent Glenn : Lorsque l'on parle d'individualisme, il faut peut-être d'abord préciser un peu, ce mot n'ayant pas forcément la même signification selon que le contexte géographique et historique est par exemple celui de la révolution française, ou celui de la France d'aujourd'hui, ou encore celui des pays d'Europe de l'Est lorsqu'ils se trouvaient sous l'emprise des régimes staliniens...
François Brune, est-ce que vous pouvez nous aider à cerner un peu mieux cette expression ?

François Brune : En deux mots, on peut employer le mot individualisme dans un sens moral, réprobatif, et le mot se rapproche tout simplement de l'égoïsme. On peut également le considérer dans un sens plus sociologique : très schématiquement l'individualisme, c'est une vision du monde dans lequel l'individu se sent sujet autonome, dans son rapport aux autres et à la société; par opposition aux sociétés dites holistes dans lesquelles le sujet ne se considère justement pas en tant qu'individu mais trouve son sens dans la dimension collective de cette société dont il n'est qu'une cellule.
L'individualisme, tel qu'il s'est développé à partir de la Renaissance, puis des Lumières, est lié à ce qu'on appelle la libération de l'individu, son autonomie, la démocratie etc. Les acquis de l'individualisme, c'est de nous faire devenir les sujets de notre propre vie. Les limites c'est d'avoir seulement l'illusion d'être sujets de notre propre vie. La question "acquis et limites de l'individualisme"suivie de la question "la fin des idéologies " me suggère le désir d'inverser les expressions. C'est-à-dire que le mythe de la fin des idéologies est le noyau idéologique sur lequel justement se fonde l'illusion que l'individu est actuellement libre et autonome.
Un deuxième point que je souhaite aborder, c'est celui du rapport entre l'individu et le citoyen. L'individu est sans doute la condition nécessaire pour qu'il y ait des citoyens et pour fonder un idéal démocratique, mais les limites de l'individualisme apparaissent cependant tous les jours à travers l'incapacité des individus à agir, ou régir leur existence.
On peut considérer deux voies de normalisation de l'individu : l'une est la voie autoritaire, l'ordre collectiviste, le pouvoir totalitaire ; l'autre est la voie du libéralisme économique, qui est une normalisation "soft " qui soumet l'individu non pas à une idéologie reconnue comme telle mais à ce qu'on pourrait appeler une idéologie ambiante, une idéologie qui lui fait croire à un certain avenir comme inéluctable et lui demande simplement de s'y préparer. Sur les différents aspects de cette idéologie ambiante, et dominante, sans trop entrer dans les détails, je dirai qu'il y a deux faces : il y a d'abord la face officielle si l'on veut, celle qu'on a appelée la pensée unique telle que l'a définie Ignacio Ramonet, c'est-à-dire toutes les fausses évidences du libéralisme, " croissance, concurrence, dérégulation, compétition, monétarisme, euro, rigueur "autrement dit, cette pensée dominante selon laquelle il n'y a qu'un seul avenir possible économiquement et politiquement pour notre société. C'est une idéologie qui ne se montre pas comme une idéologie mais comme une évidence naturelle des choses de l'économie et de la politique.
Et puis, il y a une autre face, plus socio-culturelle, ou médiatique, une idéologie ambiante qui prêche toujours une soumission à un ordre des choses et qu'on peut identifier comme l'air du temps.
Comme illustration de ce discours médiatique de soumission, on peut développer deux traits fréquents parmi d'autres. C'est d'abord le mythe de l'époque, sur lequel je reviens souvent : l'idée d'une époque qu'on ne peut faire que choisir, à laquelle il faut forcément adhérer, dont toutes les évolutions sont fatalement des progrès. Quelques exemples : "votre téléphone va changer de numéro, alors, changez de téléphone" C'est ce qu'on peut appeler l'idéologie du changement, cette idée qu'il faut toujours changer, toujours oublier ce qu'on a été. J'ai retrouvé ça par exemple en couverture de Voici : "Vanessa Paradis, un nouveau look, un nouveau mec"
Autre exemple, publicité pour la Cité des Sciences en 1997 : "Le monde s'accélère, comment s'y préparer ? " Question intéressante, parce que lorsqu'une voiture accélère, on peut peut-être se dire attention, il est temps de freiner. Là pas du tout, "le monde s'accélère, comment s'y préparer ? " Une phrase parmi mille, qui vous dit qu'il n'y a qu'une seule chose à faire, vous adapter.
Citons encore "C'est l'époque qui veut Quick ". ou encore "La liberté, une idée qui est dans l'air. "
Chirac, le 1er janvier 1997 : "il n'est pas facile d'adapter la France à son temps." Toujours le discours d'adaptation, de soumission au mythe de l'époque.
L'idéologie d'époque se fonde sur la notion d'événement, sur ce qui se passe et qui vous donne l'impression que ça ne peut pas se passer sans que vous y adhériez ; c'est une sorte d'impérialisme de l'événement, il faut que vous soyez dedans, il faut le reconnaître et c'est cela qui va être votre identité.
D'autres exemples à présent, pour illustrer ce qu'on peut appeler l'idéologie individualiste. C'est-à-dire, cette idéologie qui vous propose, pour être " vous-même", un modèle parfaitement conforme. Cela éclate particulièrement bien sûr, à travers la publicité. Je peux rappeler par exemple, des phrases qu'il m'arrive de trouver dans les copies de mes élèves : "moi, profondément, je pense que", suivi par "l'essentiel est de croquer la vie à pleines dents!"
L'illusion individualiste, c'est aussi, toutes ces publicités, type "ma crème, c'est tout moi. " ou "en Duvernois je suis moi", ou encore "pour être moi, j'ai choisi...tel produit". Dans le catalogue de la CAMIF par exemple, la première partie, sur les vêtements a pour intitulé être soi. La deuxième partie, c'est être actuel. Vous voyez qu'il y a là une idée de l'individu qui est programmé, finalement sur le modèle de la copie conforme.
L'exemple le plus connu, c'est peut-être le "soyez différent, pensez Pepsi", voilà encore un slogan qui repose sur l'illusion individualiste sans craindre l'énormité de la contradiction.
L'illusion individualiste, couvre souvent un sentiment d'impuissance, mais que l'on oublie en voulant rejoindre la majorité, en se sentant si l'on veut, personnellement majoritaire.
Les sondages jouent toujours sur cette intimidation majoritaire, il faut être avec les autres/comme les autres et c'est la seule manière d'être vraiment soi-même. Ce qui fait que l'individu est pris dans cette alternative : ou bien il se sent totalement impuissant, l'époque se déroule sans lui, il n'existe pas, ou bien, il fuit en avant dans les valeurs de l'époque et là il se sent exister, mais on peut bien sûr se demander s'il y a un rapport quelconque avec l'idée d'être soi-même... Donc, il y a plusieurs questions qui nous sont posées, par cette illusion individualiste : qu'est-ce que c'est que l'identité ? Qu'est-ce qui fait que je suis moi, et qu'est-ce qui fait que l'individu a une autonomie sur lui-même ? Je pense que plupart du temps il n'en a pas, mais on lui donne cette impression. Finalement, le grand piège de l'époque, c'est de donner aux gens le sentiment qu'ils sont libres, alors qu'ils ne le sont que dans le choix qui a été prévu pour eux. L'illusoire sensation de liberté est programmée par les médias. "

Serge Halimi : Je voudrais enchaîner sur cette réflexion sur l'individualisme et évoquer le thème de la fin des idéologies puisqu'en fait, les deux sont complémentaires. Ce thème de "la fin du" ou de" la fin des", le finisme (fin des idéologies, fin de l'histoire, fin du marxisme, la fin des affrontements, la fin de tout...) qui débouche sur cette conclusion du livre de François Furet le passé d'une illusion où il écrit : "nous sommes condamnés à vivre dans le monde où nous vivons". Alors, évidemment, c'est une condamnation beaucoup moins redoutable pour les cadres supérieurs et les professions libérales, lecteurs des grands hebdomadaires dans lesquels écrivait François Furet que pour les autres, qui persistent à vouloir un autre monde.
Alors, est-ce que nous vivons la fin des idéologies ? François Brune l'a déjà dit : nous ne vivons pas la fin des idéologies mais le triomphe, que j'espère provisoire, d'une idéologie sur les autres. A quoi voit-on le triomphe d'une idéologie ? Au fait qu'elle ne se prétend plus idéologie, mais science, expression de la raison. En URSS, les dissidents étaient tout à fait logiquement placés dans des hopitaux psychiatriques, parce qu'ils discutaient ce qui était devenu indiscutable, et qu'ils montraient donc bien qu'ils étaient un peu insensés. En France, ou dans les démocraties occidentales, nous avons des moyens plus subtils, c'est la normalisation douce, dont parlait François Brune. Cette affirmation de la pensée unique - que je préfère qualifier de pensée de marché, en étant sûr comme ça que Alain Madelin et Jacques Chirac ne vont pas piquer l'expression dans les quarante huit heures - cette pensée de marché a pour caractéristique d'être une doctrine étouffante, d'autant qu'elle n'est pas reconnue comme doctrine, et qu'à l'instar des pires orthodoxies, elle se veut expression d'une réalité d'ordre scientifique, réalité physique comme la loi de la pesanteur, le principe d'Archimède. D'où l'expression devenue fameuse, employée par Alain Minc de cercle de la raison, qui définit en quelque sorte la somme de ses convictions et de ses prescriptions économiques et sociales. Mais si on parle de cercle de la raison ça veut dire que tous ceux qui se tiennent à l'extérieur de ce cercle de la raison sont déraisonnables, ou déments...
La dissidence intellectuelle devient alors une forme d'aliénation mentale ou de retard intellectuel, puisqu'elle s'oppose à la science.
Pour préciser ce triomphe d'une idéologie qui ne se prétend pas idéologie, je voudrais donner, justement, une citation d'Alain Minc, qui me paraît très parlante: "Le totalitarisme des marchés ne me réjouit pas, je le trouve plutôt réducteur et aliénant mais je sais qu'il existe, et je voudrais que toutes les élites le sachent. Ce que je vous dirai est tout simple : je ne sais pas si les marchés pensent juste, mais je sais qu'on ne peut pas penser contre les marchés. Je suis comme un paysan, qui n'aime pas la grèle, mais qui vit avec. Les cent mille analphabètes qui font les marchés de par le monde, si vous ne respectez pas un certain nombre de canons, aussi rigoureux que les canons de l'église, mettent en l'air l'économie d'un pays. Il faut le savoir et partir de là, agir comme si il s'agissait d'un phénomène météorologique. Les experts sont les propagandistes de cette réalité. "
Vous voyez, dans ce passage, il y a quand même beaucoup de choses.
"Je ne sais pas si les marchés pensent juste, mais je sais qu'on ne peut pas penser contre les marchés... " Quand les marchés régissent l'économie et l'ordre social, ne pas pouvoir penser contre les marchés, c'est tout de même se condamner à ne pas faire grand chose, surtout lorsqu'on veut penser quand même... Bon cette analogie d'Alain Minc et du paysan est un peu cocasse mais elle pose comme équivalentes la somme des prescriptions économiques qui sont les siennes, et la grêle, phénomène météorologique... Ça reprend cette idée que l'économie serait un phénomène naturel, exigeant la référence aux canons de l'église, à quelque chose de rigoureux... Donc il y a là quelque chose d'assez troublant, qui me paraît très idéologique, dans cette période de fin des idéologies... Voilà une idéologie qui est à ce point triomphante qu'elle exige de nous autant de fatalisme que l'arrivée de la grêle... Alors fort heureusement pour nous, la réalité n'est pas unique, sinon dans un laboratoire, surtout quand il s'agit d'une réalité sociale. S'il en était autrement, on serait effectivement condamnés à se résigner au pouvoir de ces cent mille analphabètes qui font les marchés, lesquels, soit dit en passant, sont beaucoup moins de cent mille... Donc on voit ici que ce discours sur la fin des idéologies, c'est vraiment le triomphe d'une idéologie qui se prétend science, et qui entend reconstruire le monde à son image.
J'en viens maintenant à ce thème du " que faire ? ", "oùen sommes-nous des utopies ?" etc. Est-ce qu'il faut se résigner à cette défaite que nous annoncent de façon triomphante Alain Minc et quelques uns de ses amis, ou est-ce qu'il faut, de nouveau, proclamer le devoir d'utopie ?
Evidemment, le mot utopie n'a pas bonne presse, surtout dans les débats publics, quand vous parlez et qu'on vous dit, "c'est une utopie", en d'autres termes, on vous fait comprendre : "vous nous faites perdre notre temps"... Et nous sommes entourés de gens qui comme ce géographe dénoncé par le Petit Prince, ne s'occupent que de "choses sérieuses ". L'utopie, ça n'est pas une "chose sérieuse". Il faudrait s'occuper de "choses sérieuses " comme ces gens qui, nous dit Saint-Exupéry, "n'ont jamais respiré une fleur, jamais regardé une étoile, jamais aimé personne, n'ont jamais rien fait d'autre que des additions, et qui répètent toute la journée, je suis un homme sérieux, je suis un homme sérieux... " L'utopie pour nous, c'est quelque chose d'au moins aussi sérieux que les rapports d'Alain Minc et les études de l'OCDE !
Bien sûr, l'utopie révolutionnaire n'a pas accouché de la Terre Promise, mais dans l'histoire, elle a quand même obtenu un certain nombre de résultats, elle a fait perdre aux possédants un peu de leur superbe et elle a rendu un peu de leur confiance aux faibles. Simone Weil l'a bien exprimé en 1936. Dans ses Méditations sur l'obéissance et la liberté, elle expliquait : "C'est quelque chose quand on est misérable et seul que d'avoir pour soi l'histoire" Donc, la fin de l'histoire, c'est assez terrible, pour ceux qui sont coincés en dessous... Décréter la permanence de ce qui est, ce "nous sommes condamnés à vivre dans le monde où nous vivons", c'est évidemment accepter de condamner à l'épuisement et au désespoir ceux qui, expliquait Simone Weil, devront toujours "serrer les dents, tenir, comme un nageur sur l'eau, seulement avec la perspective de nager jusqu'à la mort, sans barque où l'on puisse être recueilli."
Dans l'histoire de notre pays, l'utopie a constitué une sorte de recharge permanente qui a transformé des combats perdus en autant de motifs de tenir; de ne pas seulement nager jusqu'à la mort mais aussi parfois d'être debout, certains jours de 1789, de 1848, de juin 1938, d'aout 1944 de mai 1968 ou de novembre décembre 1995. Et des victoires il y en a eu. Un peu grâce à cette "utopie", il y a eu un patronat qui a cessé de se croire de droit divin, il y a eu un Etat moins tenu en laisse par le mur d'argent, il y a eu des conquêtes sociales qui ne devaient rien à la providence.
On nous parle d'Etat providence, mais l'Etat providence, c'est l'Etat qui a été transformé par des luttes qui ont accouché de conquêtes sociales qui ne devaient rien à la providence, et qui devaient tout à des combats qui étaient jugés utopiques... Jusqu'au jour bien sûr où ces combats utopiques ont abouti.
L'utopie, ça a été le souffle qui a permis de tenir sur l'eau, et de renverser l'irréversible. Sans utopie, le déficit social connaîtra son âge d'or, on gagnera de l'argent en dormant, l'ordre régnera à Paris comme il règne ailleurs, les uns n'auront plus peur, les autres n'auront plus rien.
Cette utopie, on en a donc besoin, d'autant qu'en face, que font-ils sinon transformer le monde à l'image de leur utopie marchande ? Etrangement, ce sont les idéologues qui nous chantent la fin des idéologies, ceux qui veulent transformer le monde à l'image de leur utopie qui proclament la fin des utopies. Parce que la société dans laquelle nous vivons, une société qui a tout transformé en marchandises, ce fut le résultat d'un projet intellectuel, d'un projet délibéré qui s'est soucié en permanence de commerce, d'optimisation économique, et de calcul. L'utopie qui triomphe à l'heure actuelle a consisté, à la suite d'Adam Smith et des économistes de l'école de Chicago, à partir du postulat que tout était calcul économique, y compris nos rapports humains les plus intimes. Pour en arriver à ce qu'on observe aujourd'hui : après avoir fait en sorte que l'information soit régie par l'audimat, que la culture soit tributaire des parrainages industriels, que la santé et l'éducation soient condamnées à être rentables, que l'emploi soit détruit parce qu'il est trop cher. Tout cela s'est fait au nom d'une utopie qui a voulu transformer le monde en un lieu d'échanges de marchandises. Il faut échapper à cette idéologie qui présente la situation que nous vivons comme naturelle, voir ce que l'utopie nous a apporté, comprendre que ce n'est ni la fin de l'histoire, ni la fin des idéologies, et confronter notre utopie à la leur, parce que je crois que la nôtre vaut bien la leur. "

Vincent Glenn : On a présenté hier, un entretien filmé avec Ignacio Ramonet, et lorsqu'on lui disait nos réserves par rapport à l'expression pensée unique, du fait même qu'elle a été largement récupérée, il nous répondait que c'était une façon d'identifier l'adversaire.
Max Dorra, quelles remarques vous inspirent ces questions ?

Max Dorra ": Je voudrais faire une ou deux remarques en guise de préalable. Parce que parler d'une idéologie, c'est une chose très difficile, dans la mesure où on ne sait jamais si on n'est pas soi-même à l'intérieur d'une idéologie au moment où l'on parle. Le méconnu est aussi piégeant que l'inconscient.
Quand on est dans une idéologie, par définition, on ne le sait pas. Et il arrive qu'on ne le sache que rétrospectivement, parfois des années après... Il y a pourtant une façon de démasquer une idéologie, c'est de repérer les clichés, les phrases toutes faites. Quand j'entends par exemple "la classe politique" ou " mentalité d'assisté ", j'ai les oreilles qui se dressent...
Trois pistes sur "la fin des idéologies ". Premièrement, ce que m'évoque ce cliché (précisément), c'est d'abord que le marxisme est concerné et que c'est une façon de le balayer. Deuxièmement : les idéologies, est-ce que c'est fini ? Non, bien sûr, c'est pas fini, on est en plein dedans et c'est l'idéologie du marché, le " monde de la valeur ".
Et troisièmement, une idéologie, ça ne tient sa redoutable efficacité que parce que c'est une thérapeutique de groupe. Et je vais essayer de dire en quoi c'est une thérapeutique de groupe.
Donc, premièrement, volonté d'enterrer le marxisme, ce marxisme qu'on n'arrête pas d'enterrer. Mais pourquoi cherche-t-on tellement à enterrer le marxisme ? Je crois qu'il y a une raison assez simple, c'est qu'il dérange parce qu'il est terriblement culpabilisant. On peut le critiquer, dire (à tort selon moi) qu'il est archaïque ou désuet ou des choses de ce genre, mais il y a une chose qu'on ne peut pas contourner, c'est le problème de l'exploitation. À partir du moment où Marx amène, théorise le concept d'exploitation, certains se trouvent pris dans une contradiction forte, je veux parler des conservateurs. Le conservatisme est en effet statistiquement corrélé avec le niveau de revenu certes, mais aussi (c'est tout à fait net même si c'est moins connu) avec le degré de pratique religieuse. Il est bien évident que penser qu'on pourrait être " du côté des exploiteurs ", pour des gens hantés par "la faute" depuis l'enfance, habitués à se confesser, etc., c'est pas facile à vivre. Dans ces conditions, balayer le marxisme, c'est se débarrasser de concepts déstabilisants, et notamment de celui d'exploitation.
Autre chose qu'on trouve volontiers dans l'air du temps, c'est l'anti-intellectualisme... Surtout ne pas théoriser ! Tu fais comme tu le sens ! Plutôt les petits bonheurs que les grands desseins ! C'est aussi cela qu'on trouve dans la " fin des idéologies ". Avec le danger suivant. Le vide théorique, c'est immédiatement le risque de remontée du fascisme "ne réfléchissez pas trop, fiez-vous au vécu, les grilles d'interprétation marxiennes, vous avez bien vu où ça conduisait, laissez tomber ! Ne croyez pas les intellectuels, c'est les émigrés qui sont cause de tous vos maux ! "
Deuxièmement, il fait s'accorder sur les termes, ne pas confondre idéologie et théorie. Il y a bien sûr un sens très négatif au mot d'idéologie : c'est l'entropie des idées, c'est des théories, mais pétrifiées, récupérées et utilisées comme des mots de passe par des bureaucraties. Ça a malheureusement été le cas en URSS pour le marxisme. Et là, je crois que les partis progressistes ont commis l'énorme erreur de laisser aussi largement s'accréditer l'équation marxisme = goulag. Parce que le comble, c'est que Marx, lui, aurait probablement fini au goulag s'il avait vécu, car il aurait protesté vigoureusement (comme il savait le faire) contre l'usage qui était fait de sa théorie par la nomenklatura soviétique...
A partir du moment où la gauche a accepté de se priver de la grille d'interprétation marxienne, elle s'est privée du même coup d'une sorte de colonne vertébrale théorique.
Alors, quelle est en ce moment l'idéologie dominante ? Un mot la résume : vendre !
C'est une idéologie où vous-mêmes, on vous assigne une valeur, une cote. Et sur la base de cette cote on peut vous faire honte. Honte d'être pauvre, mal fagoté, malade, vieux... On vous ferait presque honte d'être mort ("le pauvre", dit-on parfois...) ! Quand un chômeur bien indemnisé se suicide, c'est parce qu'il pense qu'il n'a plus de valeur. Et il se dé-prime : dans auto-dépréciation il y a le mot " prix ". Lorsqu'on s'est laissé imposer l'idée qu'on n'a plus de valeur, alors il vous apparaît que "la vie n'a plus de sens ".
"Enfin, j'ai dit tout à l'heure qu'un des pièges des idéologies, c'est qu'elles sont des thérapeutiques de groupes. Le militant communiste au XXe siècle, c'était le plus souvent un type désintéressé, courageux, etc. Mais il y a une chose dont on ne parle jamais dans les débats politiques, c'est l'angoisse... Or le monde marche à l'angoisse et la culpabilité. L'angoisse est l'alliée subjective de tous les pouvoirs.
Lorsque ces militants (individuellement intelligents, courageux, etc.) se réunissaient en cellule, chaque semaine, seule une infime minorité a osé dire " quand même, en URSS, il se passe des choses abominables, c'est pas ça qu'on attendait du communisme !". L'immense majorité ne parlaient pas parce qu'ils ne voulaient pas prendre le risque d'être exclus du groupe où ils étaient et où ils se sentaient bien. D'être pris pour des traîtres. Et là, on peut voir la façon dont s'exerce le poids d'une idéologie : en sortir fait courir le risque d'une des angoisses les plus fondamentales, les plus insupportables, celle d'être exclu de son groupe.

Vincent Glenn : Deux remarques, à partir de ce que Max Dorra vient de dire et à propos d'un des films qu'on vient de voir, La ferme des animaux, qui était une charge contre l'idéologie marxiste ou tout au moins ce qu'on en a fait. Le cheval, présenté comme un personnage doué d'une force herculéenne, est accompagné de l'âne dont le commentaire dit qu'il est son "dévoué serviteur ". Ce qui est dit implicitement, c'est au fond qu'en face de l'idéologie - artificielle création humaine - et de ses répercussions, il y aurait une sorte d'ordre naturel - celui qui conduit naturellement l'âne à être le dévoué serviteur du cheval... - Donc avec le recul, contre l'idéologie marxiste, il y a déjà, suggérée, l'idée d'un retour à l'ordre naturel où chacun est à sa place.
Concernant le marxisme, il faut tenir compte, comme l'a dit Max Dorra de ce que l'abandon des références au marxisme peut porter de dangereux, puisque que cela revient à se priver d'une grille interprétative essentielle pour tous les mouvements de lutte contre l'exploitation... Mais si on se penche sur ce que l'on connaît du XXe siècle, on voit aussi que le marxisme a eu des aboutissements politiques et il ne s'est pas seulement agi de thèses sans répercussions, sans applications; avec les gabégies et les crimes que l'on sait. On a évoqué déjà la conviction pour beaucoup d'une trahison de l'utopie première, et je voulais vous demander si on peut établir précisément à quel moment on entre dans cette trahison des idées marxistes en voulant apparemment les appliquer ? Et comme deuxième question, dans le prolongement de la première, comment faire, pour ne pas rester avec cette idée qu'inéluctablement, le marxisme (et plus largement toute prospective envisageant une société plus juste), ne suscite un scepticisme voire une méfiance radicale portée par la crainte de nouveaux totalitarismes ?

François Brune : La ferme des animaux c'est une fable qui raconte la trahison de la révolution, alors que 1984 raconte ce qu'il se passe une fois la révolution trahie par une oligarchie au pouvoir, et comment cette oligarchie peut se maintenir au pouvoir. Donc les deux livres sont à traiter ensemble.
Vous avez parlé de naturalisme et je voudrais en profiter pour rappeler ce que disait Barthes sur l'idéologie. Il disait justement qu'il y a idéologie dès qu'il y a naturalisation du politique. Tout le monde a bien sûr une idéologie, si l'idéologie est une représentation du monde, et si l'on peut estimer que personne n'a de représentation de la réalité qui corresponde parfaitement à la réalité, on peut dire que toutes nos représentations sont des idéologies. Et elles peuvent également être conscientes de leurs propres limites. L'idéologie devient inquiétante quand elle devient dominante. C'est-à-dire lorsqu'un certain nombre de personnes qui profitant de ce qu'ils sont au pouvoir, ou voulant affirmer un pouvoir, se servent de la représentation qu'ils ont pour l'imposer aux autres. Je pense d'ailleurs que l'instinct de pouvoir est un instinct qui désire que les autres pensent comme vous. Finalement, toute philosophie totalitaire est une philosophie qui veut faire adhérer les autres aux mêmes représentations qu'elle, en refusant d'avoir à composer avec des gens qui viennent modifier ses schémas mentaux. Donc l'idéologie devient critiquable quand elle est dominante. Et quand elle est dominante, l'arme dont elle se sert, c'est la naturalisation, le naturel. Un exemple qui m'est revenu pendant que Serge Halimi parlait, c'est la façon dont Chirac à "naturalisé " la fermeture de Vilvoorde en disant, je rappelle sa citation : "la fermeture des usines, c'est aussi, hélas, la vie. Les arbres naissent, vivent et meurent. Les plantes, les animaux, les hommes, et les entreprises aussi." C'est un cas d'espèce de tomber sur une naturalisation pareille ! C'est de la mystification à l'état pur.
Quant à La ferme des animaux, effectivement, il y a ce moment où la hiérarchie est cautionnée par le recours au naturel. Tout le darwinisme social est parti de là. Une chose qui n'a pas été reprise par le film et que je regrette, c'est le moment, au début du livre d'Orwell, où Sage l'ancien, qui est la figure métaphorique de Marx, prévient les futurs révolutionnaires en leur disant : "gardez-vous que votre combat ne vous transforme à l'image de vos ennemis".

Serge Halimi : Quelques mots à propos de Marx. Je crois qu'il est dangereux d'enfermer Marx, mort en 1883, dans l'embardée stalinienne... Marx, ça a été aussi en Europe occidentale ce qui a permis le développement théorique et les luttes du mouvement social, du mouvement syndical, les conquêtes sociales dont nous bénéficions aujourd'hui. Marx ça a été aussi les opposants marxistes au stalinisme. Je crois que le discours qui consiste à dire, Marx, c'est Lénine, c'est Staline, c'est Pol Pot, c'est un peu le discours que nous ont servi pendant quelques années les "nouveaux philosophes ", et je ne suis pas sûr qu'il soit absolument indispensable de le ranger dans ce genre de lignée.

Intervenant dans la salle : Pour reprendre ce que vous avez dit... Je ne sais pas si vous connaissez ce livre de Lucien Goldman, qui s'appelle "Le Dieu caché ", qui est une thèse qui traite des fondements théoriques de Pascal et qui mènent à Marx. C'était un théoricien qui a écrit des choses très intéressantes sur le jansénisme, et proposé une réflexion qui mène au questionnement intérieur et au refus du pouvoir.
Lorsque Bernard Sobel, ou Heiner Muller travaillent à partir de Pascal, je pense que ce n'est pas par hasard. C'est quelqu'un qui a ouvert une grande idée de questionnement intérieur contre les idées reçues.
Or, je voudrais revenir sur ce que vous avez dit tout à l'heure, à savoir que Marx a ouvert toutes les luttes sociales, je ne le crois pas. Les gens qui ont bougé en premier en Angleterre, c'étaient de grands mouvements religieux. De là sont nées les JOC (Jeunesses Ouvrières Chrétiennes), 40 ans avant Marx.

Max Dorra : Je ne demande pas mieux que de rendre hommage aux mouvements religieux qui se sont engagés aux côtés des ouvriers, mais ce n'est pas ça qui nous donne, je crois, une grille d'interprétation de la société. Il se trouve que dans Marx il y en a une. Certes c'est un outil diagnostique, un scanner et pas un instrument thérapeutique. Mais je n'ai trouvé ni l'un ni l'autre dans Pascal.

François Brune : En tant que professeur de Français, qui enseigne Pascal, je peux juste ajouter, qu'effectivement, les Pensées de Pascal sont certainement plus intéressantes par leurs questions que par leurs réponses... C'est cela qui est intéressant, et les réponses qu'il y a apporté, finalement, sont souvent insatisfaisanteS par rapport aux questions qu'il pose.
Dans les Pensées, il remet justement en question l'idéologie dominante jésuitique de l'époque, lui-même faisant partie d'un petit groupe qui se tenait à l'écart de cette idéologie dominante.

Intervenante dans la salle : Je voudrais revenir à ce que disait M. Halimi à propos des "cent mille analphabètes...". Vous avez dit qu'ils étaient moins que ça. Est-ce que vous pouvez expliquer ce que vous voulez dire ?

Serge Halimi : Alain Minc parlait des "cent mille analphabètes qui font les marchés dans le monde" et on sait bien que les marchés, essentiellement les gros opérateurs financiers sur les places financières, qu'il s'agisse de Londres, de New York, de Paris ou de Tokyo, ce sont principalement les gestionnaires de fonds de pension américains, c'est-à-dire très peu de personnes. Un groupe très restreint de personnes qui gèrent des sommes considérables et qui en déplaçant ces sommes d'une monnaie vers une autre, peuvent provoquer une crise financière d'ampleur sans précédent.
Je rappelais donc rapidement le fait qu'il s'agissait de très peu de monde. En général, j'ai été frappé que dans le discours idéologique qui fait des marchés un acteur central - au point maintenant que lorsqu'il y a une déclaration d'un premier ministre ou d'un président, on nous dit aussitôt "les marchés ont bien réagi ou ont mal réagi aux propos d'untel ou d'untel " - on fait tenir aux marchés un rôle tout-à-fait prométhéen, alors qu'ils représentent très peu de monde, et qu'ils n'ont aucune légitimité démocratique. J'ajoute que dans leur cas, on ne pense jamais à un intérêt catégoriel. Lorsqu'on parle des syndicats, on les définit souvent dans le discours dominant comme des "intérêts catégoriels ". Mais lorsqu'on parle de ces "cent mille analphabètes " qui sont beaucoup moins que cent mille, on n'évoque jamais un intérêt catégoriel, on évoque une sorte d'expression scientifique de ce qu'il faut faire et de ce qu'il faut éviter.

François Brune : On peut ajouter une métaphore naturaliste, puisque j'ai entendu dire : "le mouvement des chômeurs s'essouffle, le CAC 40 respire!"

Intervenante du public : L'expression "analphabète" était donc une boutade ?

Serge Halimi : Je ne faisais que citer le propos d'Alain Minc, qui était encore plus redoutable dans la mesure où il leur reconnaissait assez peu de culture - puisque selon lui ils étaient "analphabètes " - et pourtant il leur concédait tous les pouvoirs. Donc on est vraiment au sommet de ce qu'on peut qualifier d'obscurantisme "reconnaître tout le pouvoir à quelques analphabètes " et ça au nom de la démocratie libérale de marché.

Intervenante du public : On a manifestement un problème d'orientation. Quand on a une orientation, une grille interprétative, comme l'a dit Max Dora, on peut trouver des points de rencontres. Est-ce que nous en sommes réduits à ne plus être que des citoyens spectateurs, incapables de définir une orientation commune, condamnés à subir des jargons qui mystifient, et des grilles idéologiques imposées par d'autres ?

Vincent Glenn : Ce titre citoyen spectateur, on l'a choisi en pensant plutôt à sa dimension provocatrice. Il ne s'agissait pas de dire : "nous ne sommes plus que des citoyens spectateurs, ça nous convient parfaitement, dormons sur nos deux oreilles". Il était question de rapprocher ces deux termes, le premier étant d'une nature plutôt offensive, active, et l'autre qui exprime plutôt la passivité. Pour nous, c'était vouloir considérer un certain moment historique où le poids des informations qu'on reçoit du monde en permanence nous place dans une position qui est effectivement plus spectatrice que citoyenne, avec un fort sentiment d'impuissance. Donc on pose ce problème là, de comment dépasser, à travers l'organisation de solidarités, de solidarités actives, cette position de spectateur, et donc une certaine forme de passivité politique.
Est-ce qu'on pourrait revenir sur la première partie de l'intitulé du débat, à savoir les "acquis de l'individualisme", en revenant sur ce que François Brune abordait tout à l'heure, à savoir, la notion du sujet. Est-ce-qu'on peut définir le "sujet " comme une individualité suffisamment consciente d'elle-même pour imaginer qu'elle n'est pas nécessairement tenue de subir son destin, qu'elle peut pour une certaine part au moins le prendre en main, et notamment en s'organisant avec les autres ?

François Brune : Spectateur et consommateur d'image, ce sont déjà deux choses différentes. Mais ce qui me paraît intéressant, à propos de citoyen et spectateur, par rapport aux événements tels qu'ils sont présentés dans les médias, c'est qu'ils portent avec eux l'illusion que ce que je vois ne peut pas se passer de moi. Or, c'est vrai que ce que je vois ne peut pas se passer de moi comme consommateur, mais cela peut généralement tout à fait se passer de moi comme citoyen. La confusion joue là. Il y a une sorte de dévoiement du sentiment citoyen en consommation du spectacle de l'époque. Parce que j'imagine que j'agis sur l'époque en la regardant ! Alors qu'en fait, bien sûr je suis "nécessaire", mais essentiellement comme consommateur. Tout à l'heure, mon voisin a dit très justement que l'idéologie, c'est vendre... C'est aussi consommer. C'est dans la sphère de la consommation qu'est réduite la liberté de l'individu. L'illusion individualiste, c'est ça, c'est " je fais ce que je veux dans le cercle privé de mes consommations intimes ". Le politique se réduit pour moi à une consommation privées d'images de la politique. Mais du reste, de la trace que je pourrais désirer laisser dans le monde comme citoyen, il n'est pas question.
Ça me fait penser à une autre phrase d'Orwell, dans 1984, à propos des quartiers périphériques, il y a cette phrase : "les prolétaires et les animaux sont libres". Autrement dit, dans un certain périmètre, l'individu est libre. Aujourd'hui encore, dans un certain périmètre, les individus sont "libres"...

Max Dorra : Dans spectateur, il y a aussi la notion avoir un regard, ou l'avoir récupéré. C'est important. Et peut-être aussi, comme dans le film de Woody Allen, le fait de pouvoir à un moment, enfin, entrer dans le film. Ne plus être passif.
Le propre d'une idéologie, c'est de privilégier une seule partie du réel, une seule grille interprétative. Et pour revenir à ce qui était évoqué tout à l'heure, ce n'est pas parce que je lis Marx que je vais jeter Pascal. On doit pouvoir tenir plusieurs perspectives en même temps, à moins de verser dans le sectarisme.

Intervenante dans le public : Je vais revenir peut-être à des choses beaucoup plus terre à terre. En ce moment, il y a d'une part des analyses intellectuelles intéressantes, et de l'autre côté des gens qui justement ne peuvent plus consommer, et je pense bien sûr au mouvement des chômeurs. J'ai l'impression qu'il n'y a encore que très peu de jonctions entre les deux.
Par ailleurs, je sais que certains essaient de réunir les deux, la pensée, et l'engagement sur le terrain, en associant plusieurs convictions. Par exemple, l'idée qu'on est individuellement responsable de ses actes, que l'idéologie dominante c'est le marché, et que nos dirigeants politiques ont décidé de subir cela. Donc partant de là, s'occuper des pauvres devient une action essentiellement caritative, comme si on voulait éviter de remonter aux causes.
A-t-on les moyens aujourd'hui de dire, individuellement, voilà, je ne suis plus d'accord avec cette idéologie dominante.
Qu'est-ce qui reste comme voie politique, et est-ce que c'est une voie juste de dire "je ne suis pas d'accord avec les lois du marché" ?
L'impression qui m'est donnée en participant aux débats qui ont lieu en ce moment, c'est qu'il y a d'un côté une parole qu'on énonce, de l'autre, des gens qui donnent leur point de vue, et assez peu de jonctions entre les deux. Chacun énonce sa vérité, et c'est cela qui me chiffonne. Est-ce qu'on peut à l'avenir avancer le chemin entre la théorie et la pratique, ceux qui expriment leur misère comme ils peuvent, et le besoin de se référer à une théorie ?

Serge Halimi : Il y a deux points sur lesquels je peux répondre. Vous avez dit que nos hommes politiques ont décidé de subir les marchés. Je crois que c'est plus grave, puisque depuis plusieurs années, ils ont préparé leur dictature, ils l'ont installée, ils ont systématiquement cassé tous les instruments d'actions collectives pour les livrer à des intérêts privés. On l'a vu à travers les lois de privatisation, la déréglementation, la mise à l'encan des statuts hérités des Trente glorieuses et de la Libération. On le voit à travers un exemple aussi caricatural que la privatisation de TF1 il y a quelques années. C'était livrer au marché l'un des principaux intruments de diffusion de l'information et de la culture en France. Donc il ne s'agit pas ici de s'être soumis à quelque chose. Il s'agit de l'accélérer précisément au nom de "l'inévitable", au nom de la "modernité ". La modernité, c'est de faire comme ça, donc on va le faire, si possible avant les autres... Ce faisant, nous avons connu un certain nombre d'alternances politiques qui toutes conjuguaient de manière assez identique "la seule politique possible". Et il est évident que cette suite de "seules politiques possibles " aboutissant au seul résultat prévisible, c'est-à-dire au creusement des inégalités et à la montée du chômage, a créé dans certaines parties de l'opinion particulièrement vulnérables un sentiment d'exaspération. Un sentiment qu'on doit comprendre, mais dont l'une des traductions les plus nauséabondes a été la progression du Front National, qui à un certain moment, a été le seul à tenir un discours un peu volontariste du " quand on veut, on peut ", face à des partis qui ne cessaient de conjuguer leur impuissance. Il y a donc là un vrai problème, une vraie responsabilité de ces quinze dernières années dont il faudra peut-être aussi un jour écrire le " Livre noir ".
Quant aux "pauvres " et au caritatif, je pense, vous avez raison, que la manière dont le mouvement des chômeurs a été traité dans les médias était assez représentatif de cette fusion des "pauvres " et du caritatif. Chaque fois qu'on interrogeait des chômeurs - cela avait commencé au moment de Noël avec ces gens qui expliquaient qu'ils voulaient une prime de 1000 francs ou de 2000 francs pour faire des cadeaux à leurs gosses ou pour acheter un sapin de Noël - on ne les interrogeait pas comme les acteurs d'un grand projet collectif mais on les cantonnait au rôle de machines à livrer des témoignages. On leur demandait, "Alors, vous avez un témoignage à nous livrer?".
Lorsqu'on interroge un banquier ou un industriel on ne lui demande pas de livrer un "témoignage", on l'interroge à la fois sur l'euro, sur la politique étrangère, sur le Zaïre... Mais les chômeurs se trouvaient en quelque sorte enfermés dans leur malheur, dans leur aliénation, sans qu'il semble possible une seconde qu'ils en sortent. Il y aurait pourtant eu une explication économique tout à fait simple du mouvement des chômeurs... En donnant quelques chiffres, qui me semblent particulièrement importants : le Figaro titrait il y a quelques jours "70% de pauvres en plus depuis 15 ans ". Mais depuis 15 ans, il s'est passé autre chose que ces 70% de pauvres en plus... Depuis 15 ans, il s'est produit un tranfert de la valeur ajoutée du travail au capital qui représente 8,9% de la valeur ajoutée. Le chiffre n'est peut-être pas en lui même très représentatif, mais 8,9 % d'une valeur ajoutée qui cette année est d'environ 8300 milliards de francs, ça veut dire plus de 700 milliards de francs qui ont été arrachés aux salariés et donc aux chômeurs pour être donnés à ceux qui détiennent des actifs financiers, c'est-à-dire environ 12 fois plus que ce que réclamaient les chômeurs lorsqu'ils exigeaient le relèvement des minimas sociaux. Alors ça, c'est une explication du mouvement des chômeurs qu'on n'a pas entendue.

François Brune : On peut ajouter quelque chose sur le plan idéologique : l'idée qu'un travailleur puisse ne pas avoir d'emploi apitoie certes un peu, mais c'est l'idée qu'il ne puisse pas consommer qui semble beaucoup plus grave. A la télévision, régie par la consommation de signes et d'images, effectivement, vers l'époque de Noël, on a besoin de consommer des signes d'apitoiement, que ce soit à travers des publicités pour le Tiers Monde, ou pour le chômeur, ce qui donne une sorte de bonne conscience et coïncide avec les fêtes de la consommation que sont les fêtes de Noël.

Intervenante dans la salle : Je voulais revenir sur le fait que M. Halimi a dit qu'on avait un devoir d'utopie. Pourquoi êtes vous ici, et pourquoi nous-mêmes sommes-nous là, et qu'est-ce qu'on fait finalement ?
Quand vous avez dit devoir d'utopie, que faire, la question est vaste, mais est-ce que vous pourriez y répondre un peu ?
Quand vous venez ici, quel est votre but ? Vous analysez la situation, mais au delà de cette analyse, comment est-ce que vous comptez un petit peu remplir votre devoir d'utopie ?

Serge Halimi : Mon but, c'est de réfléchir à voix haute, d'accueillir d'autres réflexions, et d'être un peu moins spectateur et un peu plus citoyen. Là maintenant, vous me demandez que faire, c'est une question cosmique, j'ai un peu du mal à la traiter en 3 minutes. Je pourrais vous donner cent pistes concernant le "que faire". En ce moment [mars 1998], on est en train d'essayer de lancer un mouvement pour la taxation des produits financiers et contre la ratification des Accords Multilatéraux sur l'Investissement. Il y a beaucoup d'actions qu'on cherche à lancer pour arracher les autres et nous-mêmes à la contemplation morose de la "seule politique possible". Et pour se persuader que précisément, nous ne sommes pas condamnés à vivre dans le monde où nous vivons.

Intervenante dans la salle : Je crois savoir qu'il y a depuis quelque temps un regroupement d'économistes qui proposent d'explorer d'autres voies... Je pense que lorsque vous parlez de cette idéologie dominante qui voudrait s'imposer comme une science, c'est qu'elle est justement portée par des gens qui prétendent savoir comment ça se passe, et qu'ils donnent effectivement l'air d'avoir une science, que nous n'avons pas. Et c'est pour cela aussi que cela réussi a s'imposer.

Serge Halimi : Il faut alors commencer par vous persuader que la science des gens dont vous parlez est une science toute relative, un savoir-faire très expéditif, et que face à cette "science", il y a des gens qui comprennent aussi bien l'économie qu'eux mais qui ne la comprenne pas de la même manière et pour servir les mêmes. Je crois que l'essentiel est vraiment de ne pas se laisser intimider par le prétendu savoir de ceux qui ont décidé de n'utiliser leur savoir que pour pérenniser ce qui est.

Max Dorra : Face à Le Pen, il est nécessaire de faire des analyses justes, et le bouquin de Bourdieu, pour ne citer que celui-là, est un travail de démythification de ce qui se passe à la télé. Pour moi, ce n'est pas un "acte d'intello ", c'est un acte politique important. Je pense qu'il ne faut pas opposer "les intellos aux mains propres " et ceux qui sont dans la rue en train de manifester. Je pense que chaque fois qu'il y a une analyse juste, chaque fois qu'on dévoile, qu'on montre un certain nombre de choses qui étaient cachées, on fait un acte politique.

François Brune : Et il est important de montrer par où viennent les sentiments d'impuissance devant le monde réel, sinon jamais personne ne se mobilisera.

Vincent Glenn : Pour conlure provisoirement sur la question du " que faire", ce que nous faisons ici, je pense, part d'une idée assez simple, l'idée qu'on doit pouvoir imaginer le développement de lieux, d'espaces où on s'informe autrement.




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