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citoyen spectateur 1998
VENDREDI 6 MARS - INDIVIDU ET ENGAGEMENT



La crise de la représentativité politique est-elle dans une large mesure du domaine du préjugé ("tous pourris") ? Ou bien assiste-t-on à une remise en cause des professionnels de la politique plus sérieuse qu'il n'y paraît ?


film : Quand les femmes ont pris la colère, de Soazig Chappedelaine
conférence/débat avec :
    Denis Sieffert (journaliste à Politis),
    Philippe Riutort (politiste à l'Université de Paris X Nanterre),
    Henri Maler (philosophe, auteur de Convoiter l'impossible)
modérateur : Hoang Ngoc Liêm (économiste et directeur de la revue Pétition)



Hoang Ngoc Liêm : Par rapport à l'intitulé du débat "la crise de la représentativité politique est-elle dans une large mesure du domaine du préjugé", l'un d'entre vous veut-il commencer ?

Philippe Riutort : Quand on parle de crise de la représentativité politique, ou de crise de la démocratie représentative, c'est rarement de façon gratuite. Le fait d'invoquer le mot crise, si on parle de la crise de la culture, de la crise de l'enseignement, de la crise de la gauche... C'est souvent dans un espace de compétition, entre des gens qui ont intérêt de se saisir d'un mot d'ordre, pour disqualifier d'autres personnes. Donc, il faut d'abord se demander "A qui profite le crime ?", "A qui profite la crise ?".
Il faut aussi avoir à l'esprit une autre idée : quand on parle de démocratie représentative, on a l'idée que les représentants épousent complètement les voeux des représentés. Donc cette question n'apparait pas dans n'importe quel contexte, puisqu'à un certain moment, la question ne se pose même pas. C'est dans une conjoncture particulière que la question est posée, au moment où, par exemple, dans des revues intellectuelles ou pseudo-savantes, on va poser la question du rapport entre les élites et le peuple. Dans Esprit, depuis une dizaine d'années, on voit qu'il s'agit d'un thème récurrent, et que la question de la représentativité est souvent posée du point de vue des représentants. On se demande ce qu'il faut faire pour que le peuple, dont on parle beaucoup à défaut qu'il ne parle, soit bien représenté. Donc on va par exemple envisager de raccourcir le mandat, de regrouper les élections etc. On va envisager des solutions, qui sont généralement des solutions qu'envisagent les représentants, parce que ce sont des questions de représentants, mais qui laissent très largement les représentés de côté. Enfin, pour ne pas être trop long, une contribution importante à mon sens à la question de la crise de la représentation, est celle des médias. La façon dont les journalistes politiques s'érigent en juges des phénomènes politiques, notamment en utilisant les sondages, et obligent les hommes politiques à se poser la question de la représentation. On leur dit : "Vous n'étes pas populaire, la preuve, 60% des français pensent que... ", ou alors "Les gens ne vont pas voter etc... ". Donc, je ne veux pas dire que tout va bien et que la représentativité ne pose pas problème, mais il faut avoir à l'idée quand cette question apparaît - depuis une quizaine d'années en France -, qu'elle n'émerge pas n'importe quand, et n'est pas poussée par n'importe qui.

Hoang Ngoc Liêm: Peut être qu'Henri Maler, qui a été un des initiateurs des Etats Généraux du Mouvement Social, mouvement qui sans doute a voulu réveiller le débat politique, dans un contexte - pendant les mouvements de décembre 95 - où nos représentants politiques se sont particulièrement manifestés par leur absence...

Henri Maler : Je suis sensible à ce qu'a dit Philippe Riutort, il ne faut pas perdre de vue que depuis une dizaine d'années, la question de la représentativité est d'abord posée par les représentants et par les médias ; elle ne se pose pas dans les mêmes termes, dès lors qu'elle est posée par les représentés. Il y a une chose qui m'a frappée dans le film, c'est la formule de l'interviewer qui disait "Ces femmes ont fait une action de représentation ", en évoquant le fait qu'elles ont occupé le bureau d'un patron. Je trouve que la formule est assez juste.
Deux réflexions pour la prolonger. D'abord il faut dire, sinon on n'y comprend rien, que la représentation est en crise depuis qu'elle existe, même si elle connaît des vagues successives, des modalités différentes ; et pour une raison qui est la suivante : derrière l'idée de représentation, et en particulier de représentation politique et parlementaire, il y a trois principes différents et concurrents entre eux. Périodiquement, cela ouvre des brêches, des crises, des soubresauts. Il y a d'abord l'idée d'expression. Les représentants sont censés plus ou moins, à des titres divers, selon des modalités plus ou moins perverses, exprimer la volonté des représentés. C'est la forme de la représentation proprement dite. Mais, depuis 1789 en France, pour donner un point de repère, la représentation est aussi un mécanisme de sélection des gouvernants. La représentation pure n'existe pas. C'est un mécanisme de sélection électoral, social, des gouvernants. Alors, entre exprimer la volonté de telle ou telle partie du peuple et sélectionner les gouvernants, les deux principes risquent d'entrer en conflit. Et puis il y a un troisième aspect : la représentation est un principe de domination. La domination des gouvernants sur les gouvernés. C'est évident qu'en voulant à la fois sélectionner, dominer, donner la parole à, parler au nom de... on a tous les éléments d'une crise permanente, même si les raisons ne manquent pas de se méfier de la notion de crise.
Cela étant, et je m'arrêterai sur cette deuxième réflexion, il y a quelque chose de récurrent, et de particulièrement fort dans le fait que la démocratie peut signifier démocratie représentative, mais aussi démocratie éruptive. C'est-à-dire qu'elle est justement faite de ces actions de représentation, de ces moments où telle partie du peuple, en général exclue de la parole et exclue de la représentation, se représente elle-même à travers une action. C'est le cas du récent mouvement des chômeurs. On a cru bon de discuter de sa représentativité. Est-ce que les associations de chômeurs ou leur porte-parole sont représentatifs ? Ce qui était très frappant dans ce bavardage sur la représentativité des associations de chômeurs, c'est qu'il faisait intervenir deux critères, qui sont justement deux critères de la démocratie parlementaire, mais pas de la démocratie éruptive.
Premier critère utilisé, c'est celui qui entraîne à penser la représentation dans son sens électoral et partisan. Or il y a des formes de représentativité qui ne sont pas régies par les mêmes lois. Une minorité peut être parfaitement représentative d'un certain nombre d'aspirations sans obéir à une logique électorale ou partisane. En ce sens on peut estimer que les associations de chômeurs étaient représentatives. Et là, une partie de la crise de la représentation a été, au moins ponctuellement, résorbée, parce que ces associations exprimaient un certain nombre d'aspirations populaires.
Le deuxième critère, implicite, est qu'il n'y a de représentativité que dans la mesure où elle est arithmétique et électorale. C'est-à-dire qu'une organisation représentative doit représenter une majorité quelconque. Or, nous avions là, avec le mouvement des chômeurs, une forme de représentativité qui cassait ces deux critères. Ce n'était pas une forme de représentativité arithmétique : aucune des organisations de chômeurs n'avait la prétention de représenter la totalité ou la majorité des chômeurs. Mais il y avait une représentation de catégories exclues de la représentation politique ordinaire, qui ont fait ponctuellement irruption, sur la scène politique.
Pourquoi j'insiste là-dessus ? Parce que cette "crise" de la représentation, par principe récurrente, est peut-être aujourd'hui arrivée à maturité. Ce qui est à nouveau posé, c'est la possibilité pour ceux qui sont exclus de la parole dans la société, de se faire représenter, de parler en leur propre nom, de façon plus stable, plus durable, moins intermittente mais toujours aussi virulente s'il le faut.

Hoang Ngoc Liêm: Le point de vue du journaliste, pour terminer...

Denis Sieffert : Il faut se méfier du syndrome de la poule et de l'oeuf dans cette affaire. On ne sait pas bien si c'est la crise qui engendre le discours sur la crise, ou le discours qui fabrique une pseudo-crise. Il y a un discours ancien, avec des mots anciens, qui ne sont peut être plus d'actualité, ne serait-ce que l'emploi du mot crise. N'est-on pas simplement dans une transformation, dans une nécessaire mutation du concept même de représentation. Peut être même que ce concept est à remettre en cause. Et puis, quand on parle de représentation, on le fait généralement de façon très réductrice, c'est-à-dire en évoquant la représentation par les députés, par les sénateurs, par la classe politique elle-même. Tout cela, il faut l'interroger, le questionner, et si on parle de crise, effectivement on en vient à cette acception la plus réduite du problème.
Je voudrais un instant revenir sur la vieille formulation. Finalement les chiffres ne sont pas si probants que cela. Parlons des députés, parlons des élections. Quand on regarde les scrutins, on constate qu'il n'y a pas de tendance lourde extrêmement probante marquant qu'il y a plus d'abstention aujourd'hui qu'hier. On sait évidemment que la présidentielle de 69, c'était bonnet blanc et blanc bonnet, Poher-Pompidou, que les législatives de 88 venaient juste après la présidentielle et que l'électorat avait dit ce qu'il avait à dire, etc... Donc, en dehors de la conjoncture politique, qui fait qu'à un moment il peut y avoir des pics d'abstention, on ne peut pas lire une tendance lourde à plus d'abstention et à plus de désengagement des gens. Je parle là encore de l'acception la plus réduite du débat, c'est-à-dire l'élection de nos "représentants " à l'Assemblée, ou du président de la République. Je laisse de côté les élections au sein des collectivités territoriales qui ne sont pas encore, pour toutes sortes de raisons, bien entrées dans la conscience collective.
En revanche, il y a un autre élément qui malheureusement est plus probant et qui peut effectivement accréditer l'idée qui il y a une crise de confiance, c'est la montée du Front National. Incontestablement sa percée électorale en 84 correspond à quelque chose. On peut arriver à une première conclusion, sans doute pas la plus intéressante mais la plus superficielle au contraire. En 84, la Gauche est au pouvoir depuis 3 ans. Elle n'a pas été au pouvoir de 1958 à 1981, 23 ans où elle est vécue de probité et de lin blanc, que les affaires sont à droite, qu'il y a un espoir, et que même dans le subconscient de l'électorat de droite, il semble que la fonction ne fait pas la corruption, puisqu'il y a une "Gauche propre". Elle arrive au pouvoir. On sait ce qu'il advient. Il y a le tournant de la rigueur. Il y a le début du monétarisme. Il y a les premières affaires, etc... 84, 85, Carrefour du développement... Toute cette espèce de cambouis dans lequel la gauche à son tour semble se précipiter avec jubilation, et immédiatement là, l'émergence très forte, la percée du Front National, qui ne se démentira plus depuis cette époque. On a là un symptôme très fort. On a une cause très forte.
Il y a une deuxième cause qui me semble plus importante parce que mondiale, c'est évidemment ce que certains auteurs ont appelé "le désaisissement démocratique", aussi bien dans la construction d'une certaine Europe, celle de Maastricht, que dans les bouleversements qui caractérisent la mondialisation. Que l'un soit la cause ou la conséquence de l'autre, je ne le sais pas. Mais il est clair que la classe politique est de moins en moins puissante et de moins en moins en capacité de résoudre les problèmes. Soit par manque de volonté, mais aussi par le jeu des mécanismes nouveaux de la mondialisation. La population doute maintenant que ses représentants puissent vraiment résoudre les grands problèmes, les problèmes du quotidien, puisque les décisions sont prises dans des officines souvent très discrètes (l'épisode tout récent de l'AMI est évidemment très éloquent). Il existe une sorte de politique diffuse qui se fait en dehors des sphères démocratiques, alors à quoi bon en parler dans des cadres anciens.

Hoang Ngoc Liêm: Je vais essayer de prolonger ce qui a été dit en développant rapidement deux points. Le premier est que la démocratie représentative est avant tout un construit social, c'est-à-dire qu'elle dépend de l'idée qu'une Nation, qu'une communauté se fait d'elle-même. La deuxième idée, c'est qu'une démocratie formelle, pour être réelle, réclame des médiations qui peut-être n'existent plus, ou sont à construire aujourd'hui.
A propos du construit social, prenons le critère de représentativité syndicale dans les pays anglo-saxons, où le syndicalisme s'est développé sur des bases économiques dans l'entreprise, et comparons le avec le critère en vigueur en France où il s'est développé sur des bases plus politiques. Nous avons deux exemples de construit social complétement différents. Aux Etats-Unis, un syndicat est représentatif s'il obtient la majorité lors d'une élection d'accréditation dans l'entreprise. C'est véritablement l'élection d'accréditation sur le lieu de travail, qui confère au syndicat son caractère représentatif. En Grande Bretagne, c'est l'employeur, qui, sur le lieu de travail, décide que le syndicat est représentatif pour négocier avec lui. En France, la règle n'est pas du tout la même. Historiquement, le syndicalisme s'est développé en dehors de la sphère de production, c'est-à-dire en dehors de la sphère de l'entreprise, parce que la tradition révolutionnaire issue de la Charte d'Amiens était extrêmement forte dans le mouvement syndical français. Du coup, très rapidement, le mouvement syndical français a cherché à se faire reconnaître une fonction qui n'aurait pas de sens dans les pays anglo-saxons, qui est la qualité de représentant organique de la classe ouvrière à l'échelle de la Nation. D'où l'idée de construire un rapport de force à l'échelle nationale, d'obtenir sa reconnaissance à travers la législation, pour ensuite introduire de l'extérieur, des règles dans l'entreprise.
Les règles de représentativité des syndicats, construites dans l'après deuxième Guerre mondiale et qui sont encore en vigueur aujourd'hui, obéissent à cette philosophie. Règles qui établissent qu'il y a cinq centrales représentatives, et que ces centrales peuvent obtenir que le fruit des négociations et des accords soit appliqué dans toutes les entreprises, même dans les entreprises où il n'y a pas de syndicats. Tout cela est le fruit d'une histoire, où en France, la tradition révolutionnaire a réussi à concilier, par un rapport de forces dans la législation, un certain nombre de points de vue sur ce que doit être la représentation dans la démocratie sociale.
C'est un exemple intéressant, parce que le syndicalisme aujourd'hui ne se pose plus les mêmes problèmes qu'au début du siècle, ou que dans l'après deuxième Guerre mondiale quand la situation était extrêmement conflictuelle. Ce qui m'amène au deuxième point, la démocratie formelle, c'est-à-dire la démocratie parlementaire politique. Pour se transformer en démocratie réelle, elle a besoin de médiations, et en particulier que la démocratie dite "sociale", celle qui passe par la négociation collective, prenne finalement le relais. Il y a une articulation entre la démocratie politique assurée par les partis politiques et la démocratie sociale assurée par la négociation entre les partenaires sociaux. Et vu comme cela, il y a deux facteurs qui peuvent expliquer la crise de représentation que l'on a aujourd'hui.
Le premier est que dans la sphère de la démocratie salariale, le problème que se posaient les syndicats après la deuxième Guerre mondiale, et qui était véritablement le problème de la reconnaissance politique de leur rôle de représentation organique de la classe ouvrière, n'est plus celui qui paraît être à l'ordre du jour. Le problème est bien plus celui de la construction de contre-pouvoirs là où le pouvoir économique du capital se manifeste, c'est-à-dire dans l'entreprise, là où se décident les plans sociaux, là où se décident les stratégies de financiarisation des entreprises. Voilà un premier défi pour la démocratie. Le deuxième défi est que dans la sphère même de la démocratie politique, il y a sans doute une crise, parce que nos institutions sont héritées d'une période où le Parlement, dans les années 60-70, avait un rôle extrêmement faible.
La Ve République est née de la Guerre d'Algérie, quand le général de Gaulle avait avant tout comme problème de discipliner sa représentation parlementaire. Aujourd'hui, la représentation parlementaire est à ce point en crise parce que les institutions n'ont pas été conçues pour faire vivre une démocratie plus évoluée, c'est-à-dire articulant la représentation parlementaire et la représentation sociale. Cela se déroule dans un contexte où la représentation sociale elle-même ne sait plus vraiment quelles stratégies proposer, comme en témoigne la division qui règne actuellement dans le mouvement syndical. Le débat éclate dans tous les sens parce qu'on ne sait plus très bien quelle doit être la fonction du syndicat dans ce nouveau contexte de capitalisme libéral qui n'est plus celui des Trente glorieuses, quand il suffisait de faire grève ou de négocier sur le partage du gateau, sur les salaires. C'est tout un ensemble de nouveaux contre-pouvoirs qui sont à construire et beaucoup de choses sont à repenser.

René Vautier : Le rapprochement entre la salle de cinéma où nous nous trouvons, et le débat qui a lieu, me fait penser que dans représentativité, représentation, il y a aussi une question d'image. Est-ce que les gens qui aujourd'hui sont élus comme représentants, continuent à être des représentants face à un flot d'images qui vient quelques fois contredire tout ce qu'ils disent ? Est-ce qu'ils sont encore représentants, ou est-ce que les réprésentants réels aujourd'hui en France ne sont pas les gens qui ordonnent les images qui passent à la télévision ? Et je crois que c'est important de le signaler comme ça, on parlait tout à l'heure de la Guerre d'Algérie, on peut parler aussi de la période coloniale. Un certain nombre de choses ont été interdites, et je ne sais si c'est un hasard, toujours est-il que le premier film anti-colonialiste en France , en 1950, "Afrique 50 ", a été condamné parce qu'il avait été tourné en violation d'un décret Pierre Laval, ministre des colonies en 1934. Donc, il gérait déjà la représentation. On n'avait pas le droit de tourner en Afrique noire sans l'autorisation et en dehors de la présence d'un représentant de l'administration. Ce décret Pierre Laval a été appliqué une seule fois, c'était en 1950, et c'était par le ministre de la France d'outremer de l'époque, un certain François Mitterrand.
Pendant la Guerre d'Algérie, le ministre de l'intérieur est intervenu pour faire interdire un certain nombre de choses. Puis le ministre de la justice a carrément dit au général Allard, commandant des forces du Constantinois : "Si un cinéaste étranger tourne dans votre secteur, surtout, arrangez-vous pour qu'on ne soit pas obligé de le juger ". C'est-à-dire, liquidez-le sur place. Je sais qu'il y a eu une volonté chez certains, d'interdire la représentation d'un fait. Maintenant, le problème de représentation se pose aussi sur un tout autre plan. Par exemple, la personne qui sélectionne les films français pour la chaîne du cinéma et des régions, est la même depuis quarante ans. Ce n'est pas en fonction des changements politiques qu'il sélectionne les films, c'est en fonction de sa durabilité à lui. Il restera en place s'il empêche que les projections de films créent des remous. Je pense qu'il y a effectivement une nécessité d'étudier les rapports entre les représentants élus, la représentation par les images, et les gens qui passent ces images. Je me demande de quel côté est le pouvoir.

François Kalfon : Je voudrais réagir aux propos d'Henri Maler. Je pense qu'il faut modérer un peu l'analyse qui a été faite, parce qu'il me semble qu'il y a quand même encore une certaine adéquation entre la démocratie politique et le peuple. Même si on peut dire que l'abstention et la non participation sont des formes de refus, il n'y a pas non plus de mobilisation contre la démocratie politique. On ne peut pas dire les choses comme cela, et même en termes de chiffres de participation, comme l'a dit Denis Sieffert, les choses ne sont pas si éloquentes. Ce qui m'intéresse personnellement, ce sont justement les médiations, et le dépassement de cette crise, qui est tout de même assez réelle. A la notion de représentation qui serait toujours une dépossession, il faut aussi opposer la notion d'élection, le fait que, à un moment donné, il y a une rencontre entre une personne qui va incarner des principes et des objectifs, et des citoyens qui les partagent. Cette notion d'élection n'est, me semble-t-il, pas nécessairement décrédibilisée. Par contre, à mesure que l'on s'éloigne d'un échelon de décision qui est un échelon de proximité, on a effectivement l'impression d'une dépossession et d'une domination.
Si on regarde la manière dont un conseiller général est vécu dans un canton, et un président de la République est vécu dans un pays, alors on s'apercevra que les relations de proximité, qui sont toutes deux des relations d'élection, se vivent très différemment. Avec les élections municipales, où il y a aussi bien sûr, une certaine dépossession, mais où il y a aussi un lien individuel et une meilleure perception de la personne qu'on a élue, il y a moins cette impression de crise de représentativité que lors des élections qui sont perçues comme plus politiques.
L'évolution de la crise de la représentation, c'est aussi d'autres facteurs extrêmement importants. C'est le fait que les politiques publiques engagent des éléments de plus en plus complexes, gérés par une administration qui exécute ces politiques, le plus souvent dans une certaine continuité qui fait qu'elles se poursuivent au delà des changements de gouvernements. Ce n'est pas un élément de nature à clarifier la politique, à faire en sorte qu'on ait l'impression d'avoir les choix d'alternatives entre différentes politiques publiques. Le fait qu'il y ait un pouvoir économique dans un pays comme la France, qui est de moins en moins étatique (il y avait une confusion très forte entre le pouvoir économique et le pouvoir politique dans l'après seconde Guerre mondiale), le fait qu'il y ait des stratégies de groupes à l'échelle transnationale, font que bien évidemment le pouvoir économique dépend beaucoup moins du pouvoir politique. C'est un élément essentiel. Après, bien sûr, il y a des crises, et des concurrences de légitimité, qui ne sont pas simplement entre mouvement social et mouvement politique, et qui sont par exemple l'introduction de l'image, l'introduction de ce que Régis Debray appelle la vidéosphère, et à travers laquelle la légitimité, l'élection, passent de plus en plus par la reconnaissance à un moment donné d'une notoriété. Il faut analyser ces nouveaux pouvoirs. Je lisais une interview d'Anne Sinclair à propos d'un livre qu'elle a écrit. Elle décrivait la manière dont elle appelait les gens qui finalement la légitimait en la regardant toutes les semaines. Elle les appelle les "ah ouais ". Nous sommes des "Ah ouais ". Tout simplement parce que quand elle va au cinéma avec son mari Dominique Strauss Kahn, dans les queues, il se trouve toujours quelqu'un pour dire : "Tiens c'est Dominique Strauss Kahn et Anne Sinclair ". Et le voisin dit toujours "Ah ouais ". Donc Anne Sinclair appelle les gens qui la légitiment tous les jours les "Ah ouais ". Au delà de l'anecdote, on voit bien qu'il y a un autre type de légitimité, et de pouvoir, ce pouvoir médiatique, bien cerné et dénoncé par Serge Halimi dans son livre Les nouveaux chiens de garde, qui agit en permanence. On n'en est plus au temps de Peyrrefite qui décide du contenu du journal télévisé, mais d'autres formes de stratégies et d'utilisation des technologies de communication sont à l'oeuvre, du seul fait que le discours politique et le discours public ont besoin de passer à travers cette sphère médiatique qui a un pouvoir de conquête énorme. Je crois que ce sont des éléments dont il faut savoir tenir compte.
Pour terminer sur une note plus positive, et si j'étais un petit peu réactif, c'est que j'aimerais bien qu'on pense un peu à la manière avec laquelle les choses peuvent se résoudre. Et dans cette ère médiatique, il y a aussi des sorties de crise. Elle offre sans doute beaucoup plus de fluidité que n'en offraient un système public verrouillé et des institutions aux échelons intermédiaires très structurés. Je ne suis pas sûr que des chômeurs, qui font certes action de représentation, qui touchent juste, auraient pu soulever si largement une question centrale, à si peu, par des actions exemplaires, sans un certain relais des grands médias. Je ne suis pas sûr que sur la question du logement, il y a une vingtaine d'années, Droit au Logement aurait réussi ce tour de force de centraliser, de politiser la question, et de faire que tous les partis s'y ré-intéressent pour qu'il y ait des réponses fortes en termes de politiques publiques.
Par ailleurs, des espaces se créent. Comment les saisir... Il y a des marges de manoeuvre, donc, ne réduisons pas le débat de la représentation dans la coupure élite/peuple, ou dans une version plus universitaire, en disant que la question de la représentation c'est d'abord une question de domination.

Hoang Ngoc Liêm: Cela demande peut-être une réponse de Henri Maler à François Kalfon, qui pour l'information est rédacteur en chef de la revue Pétition.

Henri Maler : D'abord une chose sur ce qu'a dit René Vautier. Je ne conçois pas qu'il puisse y avoir quelque représentation que ce soit, sans mise en scène, sans mise en image. Ce n'est pas spécial à l'ère médiatique, c'était déjà le cas à Athènes. Le problème n'est donc pas de savoir si il y a ou non mise en scène ou mise en image mais plutôt de savoir si celle-ci est bonne ou mauvaise. Evidemment, on ne va pas utiliser là-dessus des critères purement esthétiques, même si ils ont leur importance... (Franchement, la tronche des députés à l'Assemblée Nationale, ce me semble être un des éléments du blocage de la représentativité...) Mais il faut de la naïveté pour penser que de la pure représentation puisse être l'émanation directe de la parole vive. Il y a nécessairement mise en image et mise en scène. J'insiste là-dessus parce la question est maintenant de savoir quel est/qui sont le(s) metteur(s) en scène. Le metteur en scène aujourd'hui, pour une large part, c'est l'homme de médias. Ce sont les médias qui organisent la mise en scène de la représentation politique. Et comment le font-ils ? Et bien entre autres choses, et ce n'est pas nouveau, en privant de parole les gens à qui on affecte de la donner...

René Vautier : Je ne sais pas si vous avez remarqué que dans le film, il y a à un moment donné un gars qui prend la parole alors qu'on essaie de faire parler les femmes. C'est devant le tribunal. Il la prend et il la garde. Il expose tout ce qui s'est passé. Ensuite, une fille lui enlève le micro, veut parler mais on ne l'entend pas parce que le gars, en lui passant le micro, l'a coupé. Volontairement ou involontairement, on n'a jamais réussi à le savoir. Elle trifouille le micro, mais cela la perturbe tellement qu'elle se met à pleurer avant la fin de son discours. Et le gars dit ensuite : "Tu vois que j'ai quand même eu raison de lui donner le truc fermé, parce qu'elle ne sait pas parler ".

Henri Maler : Bien sûr la représentation n'est pas exclusivement dépossession, et s'il y a dépossession par la démocratie représentative, nous savons fort bien, notre siècle l'atteste, qu'il y a des dépossessions beaucoup plus graves que celle-ci. Mais elle est dépossession. Parce qu'elle n'a jamais, ni sur le plan théorique, ni sur le plan pratique été simplement un mécanisme de représentation. Elle a toujours été conçue, pensée, voulue comme un mécanisme de sélection et de domination. Cela a eu une conséquence sur les tentatives d'établir de nouvelles médiations : dans une société où la majorité des citoyens sont dépossédés du moyen de peser sur le cours de la vie sociale et politique en dehors des élections, les médiations en question risquent de reconduire la dissociation ou la dépossession, au lieu de la résorber. Si j'interpose entre mon patron et moi un médiateur (même mon représentant syndical), aussi bon qu'il soit, je ne suis pas certain que la coupure soit résorbée. Si je me permettais une brêve allusion, c'est le principe de la critique que Marx formulait contre la philosophie de Hegel. Il disait : "Hegel veut résorber la coupure entre la société et l'Etat, mais à chaque fois qu'il nous invente un truc, il ne fait que reconduire la contradiction au lieu de la résorber". Parce que c'est inscrit dans un certain type de division. Dans quelle division ? Il faut le dire même si les mots choquent. Elle est inscrite dans la division sociale entre dominants et dominés. On peut affiner l'analyse. On peut ne pas être bestial. Il m'arrive de ne pas l'être. Mais cette division est là. A qui fera-t-on croire qu'un mécanisme mieux huilé suffirait à résorber la crise de représentativité de qui que ce soit vis-à-vis des chômeurs, des exclus et des précaires aujourd'hui ? La question est beaucoup plus grave. On est toujours reconduit du problème de la démocratie politique au problème de la démocratie sociale, et le problème de la démocratie sociale ne se résoud pas en termes d'agencement de nouveaux contre-pouvoirs. Elle suppose la résorption des fractures sociales les plus profondes. Ce sont elles qui alimentent les réactions de rejet (tous pourris, tous menteurs).
Ce dont je suis sûr, c'est qu'on ne combat pas le Front National en cassant tous les thermomètres. Or c'est cela que les politiques de gauche nous ont proposé depuis maintenant vingt ans. On casse les thermomètres. On ne résout pas les problèmes. Si on essaie de résoudre le problème du Front National par de petits jeux de manipulations électorales ou juridiques, on ne résoudra rien.

Intervenant dans la salle : Tout cela me fait réfléchir. Je vais commencer par une anecdote sur Marx: les représentants des Trade Union vont voir Marx, au siècle dernier à Londres. Marx est à sa table de travail. Ils lui disent "Nous sommes les représentants de la classe ouvrière anglaise". Et Marx répond : "Mais non messieurs, les représentants de la classe ouvrière anglaise, c'est monsieur Engels et moi-même". Deuxième anecdote, c'est la réponse que racontait Skutner, le surréaliste Belge qui disait : "Prolétaires de tous les pays, nous n'avons aucun conseil à vous donner ".
Ensuite, je voulais dire que j'avais réalisé en vous écoutant, que le niveau politique a une spécificité redoutable. Comme quelqu'un le disais, dans les entreprises, les pouvoirs sont bien définis. Il y a un pouvoir économique fort. Il y a un pouvoir manifeste qui est là, évident, dur, brutal. Il peut y avoir un pouvoir social qui se manifeste par des syndicats, ou dans la rue comme un grand mouvement plus ou moins spontané, et finalement, le niveau politique a une spécificité dont tu disais qu'il était fait de médiations. Le pouvoir politique est quelque chose "d'anormal ", de culturel, de pas naturel, donc quelque chose à peaufiner. Jusqu'à présent, il y a aussi l'héritage de cet échec terrible de tous ces gens, désintéressés ó je parle des militants communistes, qui étaient le "sel de la terre" au XXe siècle. On n'a pas encore bien analysé pourquoi et il serait temps de le faire. Peut être qu'on est un peu là pour cela.
Donc le niveau politique est toujours un peu piégé. Dans un ascenseur en panne, il y a toujours un type qui s'individualise, qui prend la parole, qui est souvent le plus parano. Déjà dans une assemblée, quand il y a une autodétermination d'un gars qui se situe comme porte-parole, qui est finalement accepté par les autres qui sont peut-être un petit peu plus craintifs, qui sont un peu en train de se dire qu'au fond ce type, il a l'air de détenir la vérité, tant mieux ça nous repose etc... Donc premier point, les porte-paroles sont toujours les plus paranos. En plus, les porte-parole se réunissent et forment un groupe. Alors ils commencent un peu à délirer, à perdre le contact avec la réalité, et ils finissent par oublier les ascenseurs.
Qu'est-ce qu'un porte-parole ? Pourquoi certains prennent la parole et d'autres pas ? Que se passe-t-il lorsque ces gens là se réunissent, qu'ils forment un groupe, un parti, où rapidement ils sont tous les uns contre les autres, même quand ils sont d'opinions très proches ?
Voilà les questions que je pose. Est-ce que ce pouvoir politique, qui est pathologique dans son essence, peut être évité ?

Intervenante dans la salle: Pour aller un peu dans le sens de ce que vous dites... Moi, je suis une représentée, pas une représentante. Et si j'ai du mal à trouver quelqu'un qui me représente, c'est parce qu'on caricature de plus en plus les idées, et plus personne ne prend la peine d'aller voir sur le terrain, comment le terrain peut être complexe. Quand j'entends simplement les idées exprimées par les représentants, je ne les reconnais plus. C'est la tendance à vouloir simplifier les propos qui fait la crise de la représentativité, c'est le manque de modestie des représentants d'aller en permanence revoir sur le terrain si ce qu'ils sont censés dire correspond effectivement aux réalités et à la réalité des aspirations.

Denis Sieffert : Ce que vous avez dit est très juste. Cependant, il y a une histoire qui n'est pas uniquement psychologique, l'histoire politique de ces partis et de cette centralisation, en particulier en France, pays de haute tradition jacobine. C'est tout de même un calque de la structure de l'Etat. C'est-à-dire que tout se centralise, et tout va de façon pointue en direction de l'Etat. On reproduit ce schéma dans les organisations avec cette même centralisation, cette même délégation de pouvoir. Mais ce qui est intéressant et ce qui me faisait dire tout à l'heure que ce n'est plus une crise ó il y a eu des crises autrefois de la représentativité ó mais qu'on est vraiment dans une mutation, c'est cette explosion libérale. C'est peut être ce qu'a dit Kalfon tout à l'heure avec ce mot de fluidité, qui est à bien des égards la pire des choses du point de vue social. En même temps cela pose le problème d'une toute autre structure politique, de toutes autres formes de luttes politiques qui n'ont plus rien à voir avec ce que nous avions appris et ce que nous pratiquions encore autrefois. Nous sommes dans cette période difficile, d'inadéquation totale qui se surajoute au problème endémique qu'a décrit tout à l'heure Henri Maler, cette impossibilité à représenter. Se surajoute à cela aujourd'hui cette inadéquation entre les structures existantes et la mutation du monde, la révolution de la communication, le fait que finalement les "ennemis de classe", pour employer un mot qu'on entend de moins en moins, sont devenus internationalistes et mondialistes beaucoup plus vite que les internationalistes militants des mouvements ouvriers d'autrefois et d'aujourd'hui encore. Donc, à eux de trouver les formes.
Je voudrais dire un mot sur la question des images. Ce n'est pas rien. Parce que finalement la représentation, dans sa formule ancienne, ancestrale, répond à deux critères : la sacralisation, le représentant est sacré, dominant, on ne le remet pas en cause, et en même temps et contradictoirement, l'identification, on doit pouvoir s'identifier à lui. Dans le modèle républicain, les deux fonctionnaient pour un temps, parce qu'il arrivait que l'élu soit le boursier de la République, celui qui s'est arraché à son milieu. Statistiquement, c'était assez rare, mais c'était de l'ordre du possible. C'était effectivement un mode de sélection et tout mode de sélection est politiquement haïssable, mais c'était un mode de sélection qui a pu être tolérable à un moment donné de l'histoire. Aujourd'hui le mode de sélection est tout à fait autre et il apparaît totalement aberrant parce que les "sélectionneurs " sont justement ces gens du pouvoir médiatique qui font de l'image. On en revient un peu à ce que disait René Vautier. Sans avoir la moindre légitimité, encore moins que le bon sénateur élu tous les 9 ans, ce sont eux qui décident. Or, la politique s'est aussi énormément prêtée à cela et l'image qui est donnée est une image bien sûr de plus en plus dégradée. Je vous renvoie à ces débats absolument déplorables... je ne sais pas si vous avez vu Léotard contre Le Pen autrefois... Qu'est-ce que les journalistes qui organisent cela ont dans la tête ? Quelle irresponsabilité totale si ce n'est l'audience, si ce n'est le fric, le profit pour leur chaîne, mais dans l'irresponsabilité citoyenne totale. On le voit aussi dans les débats à l'Assemblée Nationale. Il y a vous le savez la démagogie qui consiste à montrer des hémicycles vides. C'est méconnaître totalement le mode de fonctionnement de l'Assemblée avec les groupes, les commissions, etc... Il serait aberrant que tous soient là toujours, comme des potiches, alors qu'il y a là aussi un système de délégation. Et puis il y a cette théâtralisation de la séance du mercredi après midi où on fait venir tout le monde parce que la télé est là. Autrement dit, la télé, l'image, gouverne entièrement. Et les politiques, par une faiblesse insigne et parce que le mode de sélection est devenu celui-là, s'y prêtent de façon tout à fait lamentable.

René Vautier : Sur le fonctionnement des médias, les bouquins de Bourdieu et d'Halimi apportent énormément de lumière mais il n'y a peut être pas encore assez une analyse de fond sur les motivations des maîtres des médias aujourd'hui. On parlait tout à l'heure de l'influence de l'Etat sur la télévision lorsque Pompidou disait "Tous les journalistes de télévision ne sont pas des journalistes normaux, c'est la voix de la France". Cela justifiait les coups de fil à L'Elysée pour savoir ce qu'il fallait dire. Aujourd'hui, on libère les chaînes, on libère la télévision. Il y a un mouvement pour dire "on n'augmente pas le prix des redevances ", par contre on va augmenter la puissance de la publicité à la télévision. La télévision sera entièrement financée par la publicité. C'est donc en fonction des appuis publicitaires que l'on peut avoir que l'on oriente le contenu des chaînes. Tout le monde le sait, mais qui le dit de manière très ouverte et très claire ? Si nous dépendons uniquement de la publicité, cela veut dire que la télévision sera entièrement, obligatoirement une chaîne de patrons. Une chaîne de dirigeants économiques. Ce sont eux qui financeront, ce sont eux qui orienteront.
Deuxième point. Lorsque l'on sait qu'il n'y a presque aucun documentaire français qui s'est fait l'année dernière sans avoir l'accord préalable d'achat d'une chaîne de télévision, cela veut dire qu'aujourd'hui, 5-6 personnes gouvernent sur le plan des images documentaires.

Intervenant dans la salle: Je trouve qu'il serait intéressant aujourd'hui de poser le problème de la représentativité des individus au niveau économique. On cerne assez bien le problème au niveau de la représentativité politique. On peut faire allusion à l'émergence de nouveaux espaces d'expression politique, aux associations, à la prise en main par un certain nombre d'invidus qui étaient jusqu'ici minoritaires ou en marge de la société de leur représentativité, mais cela reste toujours dans le domaine politique. Pas mal d'analyses amènent à la constatation d'un échec du pouvoir du politique sur le pouvoir économique. Quand on voit le report de la mise en place de la loi sur l'audiovisuel par Mme Trautman à des jours meilleurs, étant donné le lobbying qui a été fait par tous les grands poids lourds de l'audiovisuel, à savoir la Générale des Eaux, Bouygues, Havas, un certain nombre d'autres qui ont des parts de marchés dans les chaînes comme TF1, Canal +, etc., on se rend compte que de toute façon, Trautman qui met en place une loi pour faire baisser ces parts, cette capacité pour ces grands groupes de prendre une telle emprise sur le marché audiovisuel est un échec. On se rend bien compte que le système de représentativité politique tel qu'il existe ne fonctionne pas pour faire changer un certain nombre de fonctionnements économiques. Comment est-il possible d'obtenir, d'exiger, de faire bouger la capacité des citoyens de se faire représenter dans des instances de décision qui mettent en place des systèmes économiques mondiaux comme l'AMI. J'aimerais aujourd'hui pouvoir me dire qu'il y a une possibilité de mettre un pied dans les instances de décision économique. Comment est-il possible qu'on puisse faire émerger une représentativité dans les instances de mise en place de l'économie européenne. La Banque Européenne qui va fonctionner à partir du 1er janvier 1999, c'est la mise en place d'une instance du fonctionnement de la monnaie européenne qui se fait au détriment du politique. Une fois de plus, il y a eu abandon du politique pour laisser le pouvoir aux directeurs des différentes banques européennes. Or ces gens-là ne sont pas atteignables, n'ont aucune légitimité démocratique et sont totalement méconnus de tous les citoyens. Elles prennent par contre bien garde à ne pas être médiatisées. Il me semble urgent et important de pouvoir aujourd'hui mettre un pied dans la représentation économique.

Hoang Ngoc Liêm: C'est complètement le débat que nous avons essayé de relancer dans le cadre de l'appel des économistes pour sortir de la pensée unique depuis deux ans et demi. Il y a, au nom de prétendues lois économiques, l'idée véhiculée par de nombreux décideurs, que la sphère de l'économie devait être naturalisée. C'est-à-dire qu'il fallait la laisser fonctionner selon ses propres lois, parce qu'instaurer du politique serait une entrave aux lois efficientes de la mondialisation. C'est un peu cela l'idée dominante. Ce qu'il faut dire, c'est que l'économie n'est pas une science, qu'elle n'a jamais été une science, et que les prétendues lois de la mondialisation n'existent pas. Si on voulait vraiment évaluer le degré de scientificité de l'économie, on se rendrait compte qu'elle n'est pas du tout scientifique, si on lui appliquait les méthodes en vigueur dans les sciences physiques. Or, précisément, la décision de naturaliser cet ordre économique a été une décision politique. La déréglementation des marchés financiers est une décision politique. Les Accords Multilatéraux d'Investissement, ce sera une décision politique. La construction européenne telle qu'elle s'est faite, c'est une décision politique. Et à ce sujet, l'Europe telle qu'elle se fait aujourd'hui n'a rien à voir avec l'Europe telle qu'elle était projetée par quelqu'un comme Delors au début des années 80. L'Europe projetée par les pays du Sud de l'Europe était une Europe où le politique devait précisément essayer de coordonner les politiques pour pouvoir faire en Europe tous ensemble ce qu'on n'a pas pu faire seuls en France entre 80 et 83. Le projet Européen, c'est comme le disent les économistes, l'idée d'une Europe Keynesienne. Or, au fil du temps, cette Europe est devenue plus libérale que Keynesienne, parce que les décisions politiques ont désaisi au politique le pouvoir d'intervenir dans l'économique. Cela va forcément pour l'exception culturelle, mais ce que l'on sait moins, c'est que cela va également dans le cadre de l'AMI pour ce que l'on appelle la politique industrielle. Vous parliez des possibilités d'intervenir dans des groupes... L'exception française était caractérisée précisément par la volonté du politique, via la planification, de décider d'une politique industrielle volontariste qui passait par des investissements publics, par des subventions, par des contrôles dans les principaux groupes etc... On sait que depuis 1983, l'idée même d'une politique industrielle a été abandonnée parce que l'on a renvoyé à la libre entreprise sur le marché la capacité de décider de la bonne orientation des investissements, parce que l'on ne croit plus à la capacité du politique d'infléchir ne serait-ce que les décisions dans les entreprises du secteur public. D'une certaine façon, l'histoire de la construction européenne, c'est un peu cela. Vous parliez d'un futur pays européen. On n'aura pas un futur pays européen au sens d'une nation avec des institutions démocratiques, contrôlées par les citoyens. Ce que l'on aura, c'est plutôt une zone de libre échange sans institution politique. C'est bien cela le principal problème. C'est que dans toutes les directives européennes, qui une fois de plus ont été décidées politiquement, on a l'idée que le marché livré à lui-même sera suffisant pour régler les déséquilibres et que tant sur le marché financier, que sur le marché des biens, que sur le marché du travail, il s'agit de mettre en place les règles qui font que le marché ressemble le plus possible à ce que raconte la théorie libérale. C'est un petit peu cela l'histoire de l'Europe à l'heure actuelle, et vous avez raison de dire que tout l'enjeu du débat économique aujourd'hui c'est de construire des institutions politiques pour contrôler la tyranie des marchés.
Je ne crois pas que les gens auront foi dans l'Europe tant qu'on n'aura pas les instruments qui nous permettraient d'avoir un véritable projet économique européen, tant qu'on n'aura pas de budget suffisant pour engager des programmes de relance des infrastructures, de reconstruction du tissu européen, de mise en place d'une croissance dans le cadre de ce que les écologistes appellent le développement soutenable, etc... Tous cela demande de l'argent. Tout cela pourrait être fait parce qu'il y a des hommes et des machines inemployés, parce qu'il y a des besoins qui sont énormes. Politiquement, on s'est passé la corde au cou, on s'est interdit de disposer de tel budget en signant le pacte de stabilité de Dublin qui limite la possibilité d'accroître les dépenses publiques. Aujourd'hui, la religion de réduction des dépenses publiques s'est imposée. Elle est reprise par le gouvernement Jospin, ce qui m'inquiète. On a décidé que le statut des banques centrales européennes serait amendé dans le sens où celles-ci ne pourraient pas créer de monnaie pour financer les dépenses publiques. On a décidé que leur seul objectif serait la maîtrise de la création monétaire, et en aucun cas la croissance, l'emploi ou la lutte contre le chômage. On est bien en deçà de la Banque fédérale américaine qui chaque fois que cela va mal, injecte un peu de monnaie et baisse ses taux d'intérêt pour que l'économie américaine puisse respirer. Tout cela, ce sont des décisions politiques qui ont été prises et qui font qu'aujourd'hui, nous n'avons pas les instruments nécessaires pour agir sur la sphère économique.
On aura beau, comme le dit Henri Maler, instaurer des médiations dans un tel contexte, ces médiations effectivement auront toutes les difficultés à faire valoir d'autres modes de vie. Mais je me refuse à penser que les médiations ne servent à rien. Si par exemple on instaurait les institutions politiques appropriées en Europe, un budget communautaire, une banque centrale qui puisse les financer et qui soit contrôlée par une institution un tant soit peu démocratique et en laquelle se reconnaissent les citoyens... Si on introduit ce type de médiation, avec des moyens qui servent à quelque chose, je suis convaincu que même s'il y a dépossession, le citoyen se rendra compte que ça sert quand même à quelque chose. Comment Jospin a fait pour se faire élire ? Il l'a fait en relançant le débat sur l'Europe. En mettant en évidence qu'il était possible de faire une autre Europe, qu'il était possible de changer la donne en la matière, et ce, de façon réaliste. Je suis persuadé que si l'on changeait les statuts de la Banque centrale européenne, si on n'avait pas signé le pacte de stabilité, si on avait vraiment mis en place une institution de coordination des politiques économiques, en s'appuyant sur la légitimité des urnes et en en appelant précisément à ce que les citoyens ont indiqué lors du vote de juin 1997, l'on en serait pas là aujourd'hui. On n'en serait pas à dire que, une fois de plus, on a le sentiment qu'on nous refait le coup de Maastricht, qu'on a failli nous refaire le coup de la guerre du Golfe, et que on est dans une situation où les médiations ne servent à rien. Mais c'est moins une question de médiation, qu'une question de contenu de ces médiations. Le contenu me paraît plus important ici que le débat sémantique sur "faut-il ou pas des institutions ? "

Intervention dans la salle : Je suis citoyenne, et j'avais envie de dire que la crise de la représentativité, pour moi, en plus de tout ce que vous avez exposé, venait aussi du fait que j'ai l'impression de voter pour des hommes politiques qui ont les poings et les mains liés, et que de toute façon ils ne peuvent rien faire parce que l'économie est toute puissante, qu'elle est mondiale, qu'elle a ses règles... C'est désespérant.
Là je vous écoute, et je ne comprends plus. J'ai l'impression que vous venez de dire qu'en fait tout cela ce sont quand même des décisions politiques, et auquel cas, c'est encore plus désespérant que je ne le pensais.

Hoang Ngoc Liêm: L'économie est politique. Ce que j'essaie de mettre en évidence, c'est que les choix économiques sont des choix politiques. L'opinion qui règne depuis quelques années, qui est véhiculée par les thèses de la fin du travail notamment, c'est l'idée que finalement il n'y a pas de crise économique puisque la Bourse marche bien, qu'il y a des profits... Les lois économiques sont inéluctables et inexorablement on va vers la fin du travail. J'essaie de mettre en évidence que ce débat est largement tronqué parce qu'on est loin d'avoir tout essayé. Le débat est largement ouvert. Il est ouvert parce que comme le dit l'économiste Jean-Paul Fitoussi, ce débat a été interdit dans les années 80. Or les économistes savent que, pas plus qu'il y a une seule politique économique possible, pas plus l'économie est une science. Toute l'histoire de l'Europe c'est l'histoire d'un projet politique qui n'a pas abouti.




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