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film : Quand les femmes ont pris la colère,
de Soazig Chappedelaine
conférence/débat avec :
Denis Sieffert
(journaliste à Politis),
Philippe Riutort (politiste à l'Université de
Paris X Nanterre),
Henri Maler (philosophe, auteur de Convoiter
l'impossible)
modérateur : Hoang Ngoc Liêm (économiste
et directeur de la revue Pétition)
Hoang Ngoc Liêm : Par rapport à l'intitulé du débat "la crise de la représentativité politique est-elle dans une large mesure du domaine du préjugé", l'un d'entre vous veut-il commencer ?
Philippe Riutort : Quand on
parle de crise de la représentativité politique, ou de
crise de la démocratie représentative, c'est rarement de
façon gratuite. Le fait d'invoquer le mot crise, si on parle de
la crise de la culture, de la crise de l'enseignement, de la crise de la
gauche... C'est souvent dans un espace de compétition, entre des gens qui
ont intérêt de se saisir d'un mot d'ordre, pour disqualifier
d'autres personnes. Donc, il faut d'abord se demander "A qui
profite le crime ?", "A qui profite la crise
?".
Il faut aussi avoir à l'esprit une autre idée
: quand on parle de démocratie représentative, on a l'idée
que les représentants épousent complètement les voeux des
représentés. Donc cette question n'apparait pas dans n'importe
quel contexte, puisqu'à un certain moment, la question ne se pose même
pas. C'est dans une conjoncture particulière que la question est posée,
au moment où, par exemple, dans des revues intellectuelles ou
pseudo-savantes, on va poser la question du rapport entre les élites et
le peuple. Dans
Esprit, depuis une dizaine d'années, on voit qu'il s'agit d'un thème
récurrent, et que la question de la représentativité est
souvent posée du point de vue des représentants. On se demande ce
qu'il faut faire pour que le peuple, dont on parle beaucoup à défaut
qu'il ne parle, soit bien représenté. Donc on va par exemple
envisager de raccourcir le mandat, de regrouper les élections etc. On va
envisager des solutions, qui sont généralement des solutions
qu'envisagent les représentants, parce que ce sont des questions de représentants,
mais qui laissent très largement les représentés de côté.
Enfin, pour ne pas être trop long, une contribution importante à
mon sens à la question de la crise de la représentation, est celle
des médias. La façon dont les journalistes politiques s'érigent
en juges des phénomènes politiques, notamment en utilisant les
sondages, et obligent les hommes politiques à se poser la question de la
représentation. On leur dit : "Vous n'étes pas populaire, la
preuve, 60% des français pensent que... ", ou alors "Les gens ne
vont pas voter etc... ". Donc, je ne veux pas dire que tout va bien et que
la représentativité ne pose pas problème, mais il faut
avoir à l'idée quand cette question apparaît - depuis
une quizaine d'années en France -, qu'elle n'émerge pas
n'importe quand, et n'est pas poussée par n'importe qui.
Hoang Ngoc Liêm: Peut être qu'Henri Maler, qui a été un des initiateurs des Etats Généraux du Mouvement Social, mouvement qui sans doute a voulu réveiller le débat politique, dans un contexte - pendant les mouvements de décembre 95 - où nos représentants politiques se sont particulièrement manifestés par leur absence...
Henri Maler : Je suis
sensible à ce qu'a dit Philippe Riutort, il ne faut pas perdre de vue que
depuis une dizaine d'années, la question de la représentativité
est d'abord posée par les représentants et par les médias ;
elle ne se pose pas dans les mêmes termes, dès lors qu'elle est posée
par les représentés. Il y a une chose qui m'a frappée dans
le film, c'est la formule de l'interviewer qui disait "Ces femmes ont fait
une action de représentation ", en évoquant le fait qu'elles
ont occupé le bureau d'un patron. Je trouve que la formule est assez
juste.
Deux réflexions pour la prolonger. D'abord il faut
dire, sinon on n'y comprend rien, que la représentation est en
crise depuis qu'elle existe, même si elle connaît des vagues
successives, des modalités différentes ; et pour une raison qui
est la suivante : derrière l'idée de représentation, et en
particulier de représentation politique et parlementaire, il y a trois
principes différents et concurrents entre eux. Périodiquement,
cela ouvre des brêches, des crises, des soubresauts. Il y a d'abord l'idée
d'expression. Les représentants sont censés plus ou moins,
à des titres divers, selon des modalités plus ou moins perverses,
exprimer la volonté des représentés. C'est la forme de la
représentation proprement dite. Mais, depuis 1789 en France, pour donner
un point de repère, la représentation est aussi un mécanisme
de sélection des gouvernants. La représentation pure
n'existe pas. C'est un mécanisme de sélection électoral,
social, des gouvernants. Alors, entre exprimer la volonté de telle ou
telle partie du peuple et sélectionner les gouvernants, les deux
principes risquent d'entrer en conflit. Et puis il y a un troisième
aspect : la représentation est un principe de
domination. La domination des gouvernants sur les gouvernés.
C'est évident qu'en voulant à la fois sélectionner,
dominer, donner la parole à, parler au nom de... on a tous les éléments
d'une crise permanente, même si les raisons ne manquent pas de se méfier
de la notion de crise.
Cela étant, et je m'arrêterai sur cette deuxième
réflexion, il y a quelque chose de récurrent, et de particulièrement
fort dans le fait que la démocratie peut signifier démocratie
représentative, mais aussi démocratie éruptive.
C'est-à-dire qu'elle est justement faite de ces actions de représentation,
de ces moments où telle partie du peuple, en général exclue
de la parole et exclue de la représentation, se représente elle-même
à travers une action. C'est le cas du récent mouvement des chômeurs.
On a cru bon de discuter de sa représentativité. Est-ce que les
associations de chômeurs ou leur porte-parole sont représentatifs ?
Ce qui était très frappant dans ce bavardage sur la représentativité
des associations de chômeurs, c'est qu'il faisait intervenir deux critères,
qui sont justement deux critères de la démocratie parlementaire,
mais pas de la démocratie éruptive.
Premier critère utilisé, c'est celui qui entraîne
à penser la représentation dans son sens électoral et
partisan. Or il y a des formes de représentativité qui ne sont pas
régies par les mêmes lois. Une minorité peut être
parfaitement représentative d'un certain nombre d'aspirations sans obéir
à une logique électorale ou partisane. En ce sens on peut estimer
que les associations de chômeurs étaient représentatives. Et
là, une partie de la crise de la représentation a été,
au moins ponctuellement, résorbée, parce que ces associations
exprimaient un certain nombre d'aspirations populaires.
Le deuxième critère, implicite, est qu'il n'y
a de représentativité que dans la mesure où elle est arithmétique
et électorale. C'est-à-dire qu'une organisation représentative
doit représenter une majorité quelconque. Or, nous avions là,
avec le mouvement des chômeurs, une forme de représentativité
qui cassait ces deux critères. Ce n'était pas une forme de représentativité
arithmétique : aucune des organisations de chômeurs n'avait la
prétention de représenter la totalité ou la majorité
des chômeurs. Mais il y avait une représentation de catégories
exclues de la représentation politique ordinaire, qui ont fait
ponctuellement irruption, sur la scène politique.
Pourquoi j'insiste là-dessus ? Parce que cette "crise"
de la représentation, par principe récurrente, est peut-être
aujourd'hui arrivée à maturité. Ce qui est à nouveau
posé, c'est la possibilité pour ceux qui sont exclus de la parole
dans la société, de se faire représenter, de parler en leur
propre nom, de façon plus stable, plus durable, moins intermittente mais
toujours aussi virulente s'il le faut.
Hoang Ngoc Liêm: Le point de vue du journaliste, pour terminer...
Denis Sieffert : Il faut se méfier
du syndrome de la poule et de l'oeuf dans cette affaire. On ne sait pas bien si
c'est la crise qui engendre le discours sur la crise, ou le discours qui
fabrique une pseudo-crise. Il y a un discours ancien, avec des mots anciens, qui
ne sont peut être plus d'actualité, ne serait-ce que l'emploi du
mot crise. N'est-on pas simplement dans une transformation, dans une nécessaire
mutation du concept même de représentation. Peut être même
que ce concept est à remettre en cause. Et puis, quand on parle de représentation,
on le fait généralement de façon très réductrice,
c'est-à-dire en évoquant la représentation par les députés,
par les sénateurs, par la classe politique elle-même. Tout cela, il
faut l'interroger, le questionner, et si on parle de crise, effectivement on en
vient à cette acception la plus réduite du problème.
Je voudrais un instant revenir sur la vieille formulation.
Finalement les chiffres ne sont pas si probants que cela. Parlons des députés,
parlons des élections. Quand on regarde les scrutins, on constate qu'il
n'y a pas de tendance lourde extrêmement probante marquant qu'il y a plus
d'abstention aujourd'hui qu'hier. On sait évidemment que la présidentielle
de 69, c'était bonnet blanc et blanc bonnet, Poher-Pompidou, que les législatives
de 88 venaient juste après la présidentielle et que l'électorat
avait dit ce qu'il avait à dire, etc... Donc, en dehors de la conjoncture
politique, qui fait qu'à un moment il peut y avoir des pics d'abstention,
on ne peut pas lire une tendance lourde à plus d'abstention et à
plus de désengagement des gens. Je parle là encore de l'acception
la plus réduite du débat, c'est-à-dire l'élection de
nos "représentants " à l'Assemblée, ou du président
de la République. Je laisse de côté les élections au
sein des collectivités territoriales qui ne sont pas encore, pour toutes
sortes de raisons, bien entrées dans la conscience collective.
En revanche, il y a un autre élément qui
malheureusement est plus probant et qui peut effectivement accréditer
l'idée qui il y a une crise de confiance, c'est la montée du Front
National. Incontestablement sa percée électorale en 84 correspond à
quelque chose. On peut arriver à une première conclusion, sans
doute pas la plus intéressante mais la plus superficielle au contraire.
En 84, la Gauche est au pouvoir depuis 3 ans. Elle n'a pas été au
pouvoir de 1958 à 1981, 23 ans où elle est vécue de probité
et de lin blanc, que les affaires sont à droite, qu'il y a un espoir, et
que même dans le subconscient de l'électorat de droite, il semble
que la fonction ne fait pas la corruption, puisqu'il y a une "Gauche propre".
Elle arrive au pouvoir. On sait ce qu'il advient. Il y a le tournant de la
rigueur. Il y a le début du monétarisme. Il y a les premières
affaires, etc... 84, 85, Carrefour du développement... Toute cette espèce
de cambouis dans lequel la gauche à son tour semble se précipiter
avec jubilation, et immédiatement là, l'émergence très
forte, la percée du Front National, qui ne se démentira plus
depuis cette époque. On a là un symptôme très fort.
On a une cause très forte.
Il y a une deuxième cause qui me semble plus
importante parce que mondiale, c'est évidemment ce que certains auteurs
ont appelé "le désaisissement démocratique",
aussi bien dans la construction d'une certaine Europe, celle de Maastricht, que
dans les bouleversements qui caractérisent la mondialisation. Que l'un
soit la cause ou la conséquence de l'autre, je ne le sais pas. Mais il
est clair que la classe politique est de moins en moins puissante et de moins en
moins en capacité de résoudre les problèmes. Soit par
manque de volonté, mais aussi par le jeu des mécanismes nouveaux
de la mondialisation. La population doute maintenant que ses représentants
puissent vraiment résoudre les grands problèmes, les problèmes
du quotidien, puisque les décisions sont prises dans des officines
souvent très discrètes (l'épisode tout récent de
l'AMI est évidemment très éloquent). Il existe une sorte de
politique diffuse qui se fait en dehors des sphères démocratiques,
alors à quoi bon en parler dans des cadres anciens.
Hoang Ngoc Liêm: Je
vais essayer de prolonger ce qui a été dit en développant
rapidement deux points. Le premier est que la démocratie représentative
est avant tout un construit social, c'est-à-dire qu'elle dépend
de l'idée qu'une Nation, qu'une communauté se fait d'elle-même.
La deuxième idée, c'est qu'une démocratie formelle, pour être
réelle, réclame des médiations qui peut-être
n'existent plus, ou sont à construire aujourd'hui.
A propos du construit social, prenons le critère de
représentativité syndicale dans les pays anglo-saxons, où
le syndicalisme s'est développé sur des bases économiques
dans l'entreprise, et comparons le avec le critère en vigueur en France où
il s'est développé sur des bases plus politiques. Nous avons deux
exemples de construit social complétement différents. Aux
Etats-Unis, un syndicat est représentatif s'il obtient la majorité
lors d'une élection d'accréditation dans l'entreprise. C'est véritablement
l'élection d'accréditation sur le lieu de travail, qui confère
au syndicat son caractère représentatif. En Grande Bretagne, c'est
l'employeur, qui, sur le lieu de travail, décide que le syndicat est représentatif
pour négocier avec lui. En France, la règle n'est pas du tout la même.
Historiquement, le syndicalisme s'est développé en dehors de la
sphère de production, c'est-à-dire en dehors de la sphère
de l'entreprise, parce que la tradition révolutionnaire issue de la
Charte d'Amiens était extrêmement forte dans le mouvement syndical
français. Du coup, très rapidement, le mouvement syndical français
a cherché à se faire reconnaître une fonction qui n'aurait
pas de sens dans les pays anglo-saxons, qui est la qualité de représentant
organique de la classe ouvrière à l'échelle de la
Nation. D'où l'idée de construire un rapport de force à l'échelle
nationale, d'obtenir sa reconnaissance à travers la législation,
pour ensuite introduire de l'extérieur, des règles dans
l'entreprise.
Les règles de représentativité des
syndicats, construites dans l'après deuxième Guerre mondiale et
qui sont encore en vigueur aujourd'hui, obéissent à cette
philosophie. Règles qui établissent qu'il y a cinq centrales représentatives,
et que ces centrales peuvent obtenir que le fruit des négociations et des
accords soit appliqué dans toutes les entreprises, même dans les
entreprises où il n'y a pas de syndicats. Tout cela est le fruit d'une
histoire, où en France, la tradition révolutionnaire a réussi
à concilier, par un rapport de forces dans la législation, un
certain nombre de points de vue sur ce que doit être la représentation
dans la démocratie sociale.
C'est un exemple intéressant, parce que le
syndicalisme aujourd'hui ne se pose plus les mêmes problèmes qu'au
début du siècle, ou que dans l'après deuxième Guerre
mondiale quand la situation était extrêmement conflictuelle. Ce qui
m'amène au deuxième point, la démocratie formelle, c'est-à-dire
la démocratie parlementaire politique. Pour se transformer en démocratie
réelle, elle a besoin de médiations, et en particulier que la démocratie
dite "sociale", celle qui passe par la négociation
collective, prenne finalement le relais. Il y a une articulation entre la démocratie
politique assurée par les partis politiques et la démocratie
sociale assurée par la négociation entre les partenaires sociaux.
Et vu comme cela, il y a deux facteurs qui peuvent expliquer la crise de représentation
que l'on a aujourd'hui.
Le premier est que dans la sphère de la démocratie
salariale, le problème que se posaient les syndicats après la
deuxième Guerre mondiale, et qui était véritablement le
problème de la reconnaissance politique de leur rôle de représentation
organique de la classe ouvrière, n'est plus celui qui paraît être
à l'ordre du jour. Le problème est bien plus celui de la
construction de contre-pouvoirs là où le pouvoir économique
du capital se manifeste, c'est-à-dire dans l'entreprise, là où
se décident les plans sociaux, là où se décident les
stratégies de financiarisation des entreprises. Voilà un premier défi
pour la démocratie. Le deuxième défi est que dans la sphère
même de la démocratie politique, il y a sans doute une crise, parce
que nos institutions sont héritées d'une période où
le Parlement, dans les années 60-70, avait un rôle extrêmement
faible.
La Ve République est née de la
Guerre d'Algérie, quand le général de Gaulle avait avant
tout comme problème de discipliner sa représentation
parlementaire. Aujourd'hui, la représentation parlementaire est à
ce point en crise parce que les institutions n'ont pas été conçues
pour faire vivre une démocratie plus évoluée, c'est-à-dire
articulant la représentation parlementaire et la représentation
sociale. Cela se déroule dans un contexte où la représentation
sociale elle-même ne sait plus vraiment quelles stratégies
proposer, comme en témoigne la division qui règne actuellement
dans le mouvement syndical. Le débat éclate dans tous les sens
parce qu'on ne sait plus très bien quelle doit être la fonction du
syndicat dans ce nouveau contexte de capitalisme libéral qui n'est plus
celui des Trente glorieuses, quand il suffisait de faire grève ou de négocier
sur le partage du gateau, sur les salaires. C'est tout un ensemble de nouveaux
contre-pouvoirs qui sont à construire et beaucoup de choses sont à
repenser.
René Vautier : Le
rapprochement entre la salle de cinéma où nous nous trouvons, et
le débat qui a lieu, me fait penser que dans représentativité,
représentation, il y a aussi une question d'image. Est-ce que les
gens qui aujourd'hui sont élus comme représentants, continuent à
être des représentants face à un flot d'images qui vient
quelques fois contredire tout ce qu'ils disent ? Est-ce qu'ils sont encore représentants,
ou est-ce que les réprésentants réels aujourd'hui en France
ne sont pas les gens qui ordonnent les images qui passent à la télévision
? Et je crois que c'est important de le signaler comme ça, on parlait
tout à l'heure de la Guerre d'Algérie, on peut parler aussi de la
période coloniale. Un certain nombre de choses ont été
interdites, et je ne sais si c'est un hasard, toujours est-il que le premier
film anti-colonialiste en France , en 1950, "Afrique 50 ", a été
condamné parce qu'il avait été tourné en violation
d'un décret Pierre Laval, ministre des colonies en 1934. Donc, il gérait
déjà la représentation. On n'avait pas le droit de tourner
en Afrique noire sans l'autorisation et en dehors de la présence d'un
représentant de l'administration. Ce décret Pierre Laval a été
appliqué une seule fois, c'était en 1950, et c'était par le
ministre de la France d'outremer de l'époque, un certain François
Mitterrand.
Pendant la Guerre d'Algérie, le ministre de l'intérieur
est intervenu pour faire interdire un certain nombre de choses. Puis le ministre
de la justice a carrément dit au général Allard, commandant
des forces du Constantinois : "Si un cinéaste étranger tourne
dans votre secteur, surtout, arrangez-vous pour qu'on ne soit pas obligé
de le juger ". C'est-à-dire, liquidez-le sur place. Je sais qu'il y a
eu une volonté chez certains, d'interdire la représentation d'un
fait. Maintenant, le problème de représentation se pose aussi sur
un tout autre plan. Par exemple, la personne qui sélectionne les films
français pour la chaîne du cinéma et des régions, est
la même depuis quarante ans. Ce n'est pas en fonction des changements
politiques qu'il sélectionne les films, c'est en fonction de sa durabilité
à lui. Il restera en place s'il empêche que les projections de
films créent des remous. Je pense qu'il y a effectivement une nécessité
d'étudier les rapports entre les représentants élus, la
représentation par les images, et les gens qui passent ces images. Je me
demande de quel côté est le pouvoir.
François Kalfon :
Je voudrais réagir aux propos d'Henri Maler. Je pense qu'il faut modérer
un peu l'analyse qui a été faite, parce qu'il me semble qu'il y a
quand même encore une certaine adéquation entre la démocratie
politique et le peuple. Même si on peut dire que l'abstention et la non
participation sont des formes de refus, il n'y a pas non plus de mobilisation
contre la démocratie politique. On ne peut pas dire les choses
comme cela, et même en termes de chiffres de participation, comme l'a dit
Denis Sieffert, les choses ne sont pas si éloquentes. Ce qui m'intéresse
personnellement, ce sont justement les médiations, et le dépassement
de cette crise, qui est tout de même assez réelle. A la notion de
représentation qui serait toujours une dépossession, il faut aussi
opposer la notion d'élection, le fait que, à un moment donné,
il y a une rencontre entre une personne qui va incarner des principes et des
objectifs, et des citoyens qui les partagent. Cette notion d'élection
n'est, me semble-t-il, pas nécessairement décrédibilisée.
Par contre, à mesure que l'on s'éloigne d'un échelon de décision
qui est un échelon de proximité, on a effectivement l'impression
d'une dépossession et d'une domination.
Si on regarde la manière dont un conseiller général
est vécu dans un canton, et un président de la République
est vécu dans un pays, alors on s'apercevra que les relations de proximité,
qui sont toutes deux des relations d'élection, se vivent très différemment.
Avec les élections municipales, où il y a aussi bien sûr,
une certaine dépossession, mais où il y a aussi un lien individuel
et une meilleure perception de la personne qu'on a élue, il y a moins
cette impression de crise de représentativité que lors
des élections qui sont perçues comme plus politiques.
L'évolution de la crise de la représentation,
c'est aussi d'autres facteurs extrêmement importants. C'est le fait que
les politiques publiques engagent des éléments de plus en plus
complexes, gérés par une administration qui exécute ces
politiques, le plus souvent dans une certaine continuité qui fait
qu'elles se poursuivent au delà des changements de gouvernements. Ce
n'est pas un élément de nature à clarifier la politique, à
faire en sorte qu'on ait l'impression d'avoir les choix d'alternatives entre
différentes politiques publiques. Le fait qu'il y ait un pouvoir économique
dans un pays comme la France, qui est de moins en moins étatique (il y
avait une confusion très forte entre le pouvoir économique et le
pouvoir politique dans l'après seconde Guerre mondiale), le fait qu'il y
ait des stratégies de groupes à l'échelle transnationale,
font que bien évidemment le pouvoir économique dépend
beaucoup moins du pouvoir politique. C'est un élément essentiel.
Après, bien sûr, il y a des crises, et des concurrences de légitimité,
qui ne sont pas simplement entre mouvement social et mouvement politique, et qui
sont par exemple l'introduction de l'image, l'introduction de ce que Régis
Debray appelle la vidéosphère, et à travers laquelle la légitimité,
l'élection, passent de plus en plus par la reconnaissance à un
moment donné d'une notoriété. Il faut analyser ces nouveaux
pouvoirs. Je lisais une interview d'Anne Sinclair à propos d'un livre
qu'elle a écrit. Elle décrivait la manière dont elle
appelait les gens qui finalement la légitimait en la regardant toutes les
semaines. Elle les appelle les "ah ouais ". Nous sommes des "Ah
ouais ". Tout simplement parce que quand elle va au cinéma avec son
mari Dominique Strauss Kahn, dans les queues, il se trouve toujours quelqu'un
pour dire : "Tiens c'est Dominique Strauss Kahn et Anne Sinclair ". Et
le voisin dit toujours "Ah ouais ". Donc Anne Sinclair appelle les gens
qui la légitiment tous les jours les "Ah ouais ". Au delà
de l'anecdote, on voit bien qu'il y a un autre type de légitimité,
et de pouvoir, ce pouvoir médiatique, bien cerné et dénoncé
par Serge Halimi dans son livre Les nouveaux chiens de garde, qui agit
en permanence. On n'en est plus au temps de Peyrrefite qui décide du
contenu du journal télévisé, mais d'autres formes de stratégies
et d'utilisation des technologies de communication sont à l'oeuvre, du
seul fait que le discours politique et le discours public ont besoin de passer à
travers cette sphère médiatique qui a un pouvoir de conquête
énorme. Je crois que ce sont des éléments dont il faut
savoir tenir compte.
Pour terminer sur une note plus positive, et si j'étais
un petit peu réactif, c'est que j'aimerais bien qu'on pense un peu à
la manière avec laquelle les choses peuvent se résoudre. Et dans
cette ère médiatique, il y a aussi des sorties de crise. Elle
offre sans doute beaucoup plus de fluidité que n'en offraient un système
public verrouillé et des institutions aux échelons intermédiaires
très structurés. Je ne suis pas sûr que des chômeurs,
qui font certes action de représentation, qui touchent juste, auraient pu
soulever si largement une question centrale, à si peu, par des actions
exemplaires, sans un certain relais des grands médias. Je ne suis pas sûr
que sur la question du logement, il y a une vingtaine d'années, Droit au
Logement aurait réussi ce tour de force de centraliser, de politiser la
question, et de faire que tous les partis s'y ré-intéressent pour
qu'il y ait des réponses fortes en termes de politiques publiques.
Par ailleurs, des espaces se créent. Comment les
saisir... Il y a des marges de manoeuvre, donc, ne réduisons pas le débat
de la représentation dans la coupure élite/peuple, ou dans une
version plus universitaire, en disant que la question de la représentation
c'est d'abord une question de domination.
Hoang Ngoc Liêm: Cela demande peut-être une réponse de Henri Maler à François Kalfon, qui pour l'information est rédacteur en chef de la revue Pétition.
Henri Maler : D'abord une chose sur ce qu'a dit René Vautier. Je ne conçois pas qu'il puisse y avoir quelque représentation que ce soit, sans mise en scène, sans mise en image. Ce n'est pas spécial à l'ère médiatique, c'était déjà le cas à Athènes. Le problème n'est donc pas de savoir si il y a ou non mise en scène ou mise en image mais plutôt de savoir si celle-ci est bonne ou mauvaise. Evidemment, on ne va pas utiliser là-dessus des critères purement esthétiques, même si ils ont leur importance... (Franchement, la tronche des députés à l'Assemblée Nationale, ce me semble être un des éléments du blocage de la représentativité...) Mais il faut de la naïveté pour penser que de la pure représentation puisse être l'émanation directe de la parole vive. Il y a nécessairement mise en image et mise en scène. J'insiste là-dessus parce la question est maintenant de savoir quel est/qui sont le(s) metteur(s) en scène. Le metteur en scène aujourd'hui, pour une large part, c'est l'homme de médias. Ce sont les médias qui organisent la mise en scène de la représentation politique. Et comment le font-ils ? Et bien entre autres choses, et ce n'est pas nouveau, en privant de parole les gens à qui on affecte de la donner...
René Vautier : Je ne sais pas si vous avez remarqué que dans le film, il y a à un moment donné un gars qui prend la parole alors qu'on essaie de faire parler les femmes. C'est devant le tribunal. Il la prend et il la garde. Il expose tout ce qui s'est passé. Ensuite, une fille lui enlève le micro, veut parler mais on ne l'entend pas parce que le gars, en lui passant le micro, l'a coupé. Volontairement ou involontairement, on n'a jamais réussi à le savoir. Elle trifouille le micro, mais cela la perturbe tellement qu'elle se met à pleurer avant la fin de son discours. Et le gars dit ensuite : "Tu vois que j'ai quand même eu raison de lui donner le truc fermé, parce qu'elle ne sait pas parler ".
Henri Maler : Bien sûr
la représentation n'est pas exclusivement dépossession, et s'il y
a dépossession par la démocratie représentative, nous
savons fort bien, notre siècle l'atteste, qu'il y a des dépossessions
beaucoup plus graves que celle-ci. Mais elle est dépossession. Parce
qu'elle n'a jamais, ni sur le plan théorique, ni sur le plan pratique été
simplement un mécanisme de représentation. Elle a toujours été
conçue, pensée, voulue comme un mécanisme de sélection
et de domination. Cela a eu une conséquence sur les tentatives d'établir
de nouvelles médiations : dans une société où
la majorité des citoyens sont dépossédés du moyen de
peser sur le cours de la vie sociale et politique en dehors des élections,
les médiations en question risquent de reconduire la dissociation ou la dépossession,
au lieu de la résorber. Si j'interpose entre mon patron et moi un médiateur
(même mon représentant syndical), aussi bon qu'il soit, je ne suis
pas certain que la coupure soit résorbée. Si je me permettais une
brêve allusion, c'est le principe de la critique que Marx formulait contre
la philosophie de Hegel. Il disait : "Hegel veut résorber
la coupure entre la société et l'Etat, mais à chaque fois
qu'il nous invente un truc, il ne fait que reconduire la contradiction au lieu
de la résorber". Parce que c'est inscrit dans un certain
type de division. Dans quelle division ? Il faut le dire même si les mots
choquent. Elle est inscrite dans la division sociale entre dominants et dominés.
On peut affiner l'analyse. On peut ne pas être bestial. Il m'arrive de ne
pas l'être. Mais cette division est là. A qui fera-t-on croire
qu'un mécanisme mieux huilé suffirait à résorber la
crise de représentativité de qui que ce soit vis-à-vis des
chômeurs, des exclus et des précaires aujourd'hui ? La question est
beaucoup plus grave. On est toujours reconduit du problème de la démocratie
politique au problème de la démocratie sociale, et le problème
de la démocratie sociale ne se résoud pas en termes d'agencement
de nouveaux contre-pouvoirs. Elle suppose la résorption des fractures
sociales les plus profondes. Ce sont elles qui alimentent les réactions
de rejet (tous pourris, tous menteurs).
Ce dont je suis sûr, c'est qu'on ne combat pas le
Front National en cassant tous les thermomètres. Or c'est cela que les
politiques de gauche nous ont proposé depuis maintenant vingt ans. On
casse les thermomètres. On ne résout pas les problèmes. Si
on essaie de résoudre le problème du Front National par de petits
jeux de manipulations électorales ou juridiques, on ne résoudra
rien.
Intervenant dans la salle :
Tout cela me fait réfléchir. Je vais commencer par une anecdote
sur Marx: les représentants des Trade Union vont voir Marx, au siècle
dernier à Londres. Marx est à sa table de travail. Ils lui disent "Nous
sommes les représentants de la classe ouvrière anglaise". Et
Marx répond : "Mais non messieurs, les représentants de la
classe ouvrière anglaise, c'est monsieur Engels et moi-même".
Deuxième anecdote, c'est la réponse que racontait Skutner, le surréaliste
Belge qui disait : "Prolétaires de tous les pays, nous n'avons aucun
conseil à vous donner ".
Ensuite, je voulais dire que j'avais réalisé
en vous écoutant, que le niveau politique a une spécificité
redoutable. Comme quelqu'un le disais, dans les entreprises, les pouvoirs sont
bien définis. Il y a un pouvoir économique fort. Il y a un pouvoir
manifeste qui est là, évident, dur, brutal. Il peut y avoir un
pouvoir social qui se manifeste par des syndicats, ou dans la rue comme un grand
mouvement plus ou moins spontané, et finalement, le niveau politique a
une spécificité dont tu disais qu'il était fait de médiations.
Le pouvoir politique est quelque chose "d'anormal ", de culturel, de
pas naturel, donc quelque chose à peaufiner. Jusqu'à présent,
il y a aussi l'héritage de cet échec terrible de tous ces gens, désintéressés
ó je parle des militants communistes, qui étaient le "sel de
la terre" au XXe siècle. On n'a pas encore bien analysé
pourquoi et il serait temps de le faire. Peut être qu'on est un peu là
pour cela.
Donc le niveau politique est toujours un peu piégé.
Dans un ascenseur en panne, il y a toujours un type qui s'individualise, qui
prend la parole, qui est souvent le plus parano. Déjà dans une
assemblée, quand il y a une autodétermination d'un gars qui se
situe comme porte-parole, qui est finalement accepté par les autres qui
sont peut-être un petit peu plus craintifs, qui sont un peu en train de se
dire qu'au fond ce type, il a l'air de détenir la vérité,
tant mieux ça nous repose etc... Donc premier point, les porte-paroles
sont toujours les plus paranos. En plus, les porte-parole se réunissent
et forment un groupe. Alors ils commencent un peu à délirer, à
perdre le contact avec la réalité, et ils finissent par oublier
les ascenseurs.
Qu'est-ce qu'un porte-parole ? Pourquoi certains prennent la
parole et d'autres pas ? Que se passe-t-il lorsque ces gens là se réunissent,
qu'ils forment un groupe, un parti, où rapidement ils sont tous les uns
contre les autres, même quand ils sont d'opinions très proches ?
Voilà les questions que je pose. Est-ce que ce
pouvoir politique, qui est pathologique dans son essence, peut être évité
?
Intervenante dans la salle: Pour aller un peu dans le sens de ce que vous dites... Moi, je suis une représentée, pas une représentante. Et si j'ai du mal à trouver quelqu'un qui me représente, c'est parce qu'on caricature de plus en plus les idées, et plus personne ne prend la peine d'aller voir sur le terrain, comment le terrain peut être complexe. Quand j'entends simplement les idées exprimées par les représentants, je ne les reconnais plus. C'est la tendance à vouloir simplifier les propos qui fait la crise de la représentativité, c'est le manque de modestie des représentants d'aller en permanence revoir sur le terrain si ce qu'ils sont censés dire correspond effectivement aux réalités et à la réalité des aspirations.
Denis Sieffert : Ce que vous
avez dit est très juste. Cependant, il y a une histoire qui n'est pas
uniquement psychologique, l'histoire politique de ces partis et de cette
centralisation, en particulier en France, pays de haute tradition jacobine.
C'est tout de même un calque de la structure de l'Etat. C'est-à-dire
que tout se centralise, et tout va de façon pointue en direction de
l'Etat. On reproduit ce schéma dans les organisations avec cette même
centralisation, cette même délégation de pouvoir. Mais ce
qui est intéressant et ce qui me faisait dire tout à l'heure que
ce n'est plus une crise ó il y a eu des crises autrefois de la représentativité
ó mais qu'on est vraiment dans une mutation, c'est cette explosion libérale.
C'est peut être ce qu'a dit Kalfon tout à l'heure avec ce mot de
fluidité, qui est à bien des égards la pire des
choses du point de vue social. En même temps cela pose le problème
d'une toute autre structure politique, de toutes autres formes de luttes
politiques qui n'ont plus rien à voir avec ce que nous avions appris et
ce que nous pratiquions encore autrefois. Nous sommes dans cette période
difficile, d'inadéquation totale qui se surajoute au problème endémique
qu'a décrit tout à l'heure Henri Maler, cette impossibilité
à représenter. Se surajoute à cela aujourd'hui cette inadéquation
entre les structures existantes et la mutation du monde, la révolution de
la communication, le fait que finalement les "ennemis de classe",
pour employer un mot qu'on entend de moins en moins, sont devenus
internationalistes et mondialistes beaucoup plus vite que les internationalistes
militants des mouvements ouvriers d'autrefois et d'aujourd'hui encore. Donc, à
eux de trouver les formes.
Je voudrais dire un mot sur la question des images. Ce n'est
pas rien. Parce que finalement la représentation, dans sa formule
ancienne, ancestrale, répond à deux critères : la
sacralisation, le représentant est sacré, dominant, on ne le remet
pas en cause, et en même temps et contradictoirement, l'identification, on
doit pouvoir s'identifier à lui. Dans le modèle républicain,
les deux fonctionnaient pour un temps, parce qu'il arrivait que l'élu
soit le boursier de la République, celui qui s'est arraché à
son milieu. Statistiquement, c'était assez rare, mais c'était de
l'ordre du possible. C'était effectivement un mode de sélection et
tout mode de sélection est politiquement haïssable, mais c'était
un mode de sélection qui a pu être tolérable à un
moment donné de l'histoire. Aujourd'hui le mode de sélection est
tout à fait autre et il apparaît totalement aberrant parce que les "sélectionneurs "
sont justement ces gens du pouvoir médiatique qui font de l'image. On en
revient un peu à ce que disait René Vautier. Sans avoir la moindre
légitimité, encore moins que le bon sénateur élu
tous les 9 ans, ce sont eux qui décident. Or, la politique s'est aussi énormément
prêtée à cela et l'image qui est donnée est une image
bien sûr de plus en plus dégradée. Je vous renvoie à
ces débats absolument déplorables... je ne sais pas si vous avez
vu Léotard contre Le Pen autrefois... Qu'est-ce que les journalistes qui
organisent cela ont dans la tête ? Quelle irresponsabilité totale
si ce n'est l'audience, si ce n'est le fric, le profit pour leur chaîne,
mais dans l'irresponsabilité citoyenne totale. On le voit aussi dans les
débats à l'Assemblée Nationale. Il y a vous le savez la démagogie
qui consiste à montrer des hémicycles vides. C'est méconnaître
totalement le mode de fonctionnement de l'Assemblée avec les groupes, les
commissions, etc... Il serait aberrant que tous soient là toujours, comme
des potiches, alors qu'il y a là aussi un système de délégation.
Et puis il y a cette théâtralisation de la séance du
mercredi après midi où on fait venir tout le monde parce que la télé
est là. Autrement dit, la télé, l'image, gouverne entièrement.
Et les politiques, par une faiblesse insigne et parce que le mode de sélection
est devenu celui-là, s'y prêtent de façon tout à fait
lamentable.
René Vautier : Sur le
fonctionnement des médias, les bouquins de Bourdieu et d'Halimi apportent
énormément de lumière mais il n'y a peut être pas
encore assez une analyse de fond sur les motivations des maîtres des médias
aujourd'hui. On parlait tout à l'heure de l'influence de l'Etat sur la télévision
lorsque Pompidou disait "Tous les journalistes de télévision
ne sont pas des journalistes normaux, c'est la voix de la France". Cela
justifiait les coups de fil à L'Elysée pour savoir ce qu'il
fallait dire. Aujourd'hui, on libère les chaînes, on libère
la télévision. Il y a un mouvement pour dire "on n'augmente
pas le prix des redevances ", par contre on va augmenter la puissance de la
publicité à la télévision. La télévision
sera entièrement financée par la publicité. C'est donc en
fonction des appuis publicitaires que l'on peut avoir que l'on oriente le
contenu des chaînes. Tout le monde le sait, mais qui le dit de manière
très ouverte et très claire ? Si nous dépendons uniquement
de la publicité, cela veut dire que la télévision sera entièrement,
obligatoirement une chaîne de patrons. Une chaîne de dirigeants économiques.
Ce sont eux qui financeront, ce sont eux qui orienteront.
Deuxième point. Lorsque l'on sait qu'il n'y a presque
aucun documentaire français qui s'est fait l'année dernière
sans avoir l'accord préalable d'achat d'une chaîne de télévision,
cela veut dire qu'aujourd'hui, 5-6 personnes gouvernent sur le plan des images
documentaires.
Intervenant dans la salle: Je trouve qu'il serait intéressant aujourd'hui de poser le problème de la représentativité des individus au niveau économique. On cerne assez bien le problème au niveau de la représentativité politique. On peut faire allusion à l'émergence de nouveaux espaces d'expression politique, aux associations, à la prise en main par un certain nombre d'invidus qui étaient jusqu'ici minoritaires ou en marge de la société de leur représentativité, mais cela reste toujours dans le domaine politique. Pas mal d'analyses amènent à la constatation d'un échec du pouvoir du politique sur le pouvoir économique. Quand on voit le report de la mise en place de la loi sur l'audiovisuel par Mme Trautman à des jours meilleurs, étant donné le lobbying qui a été fait par tous les grands poids lourds de l'audiovisuel, à savoir la Générale des Eaux, Bouygues, Havas, un certain nombre d'autres qui ont des parts de marchés dans les chaînes comme TF1, Canal +, etc., on se rend compte que de toute façon, Trautman qui met en place une loi pour faire baisser ces parts, cette capacité pour ces grands groupes de prendre une telle emprise sur le marché audiovisuel est un échec. On se rend bien compte que le système de représentativité politique tel qu'il existe ne fonctionne pas pour faire changer un certain nombre de fonctionnements économiques. Comment est-il possible d'obtenir, d'exiger, de faire bouger la capacité des citoyens de se faire représenter dans des instances de décision qui mettent en place des systèmes économiques mondiaux comme l'AMI. J'aimerais aujourd'hui pouvoir me dire qu'il y a une possibilité de mettre un pied dans les instances de décision économique. Comment est-il possible qu'on puisse faire émerger une représentativité dans les instances de mise en place de l'économie européenne. La Banque Européenne qui va fonctionner à partir du 1er janvier 1999, c'est la mise en place d'une instance du fonctionnement de la monnaie européenne qui se fait au détriment du politique. Une fois de plus, il y a eu abandon du politique pour laisser le pouvoir aux directeurs des différentes banques européennes. Or ces gens-là ne sont pas atteignables, n'ont aucune légitimité démocratique et sont totalement méconnus de tous les citoyens. Elles prennent par contre bien garde à ne pas être médiatisées. Il me semble urgent et important de pouvoir aujourd'hui mettre un pied dans la représentation économique.
Hoang Ngoc Liêm: C'est
complètement le débat que nous avons essayé de relancer
dans le cadre de l'appel des économistes pour sortir de la pensée
unique depuis deux ans et demi. Il y a, au nom de prétendues lois économiques,
l'idée véhiculée par de nombreux décideurs, que la
sphère de l'économie devait être naturalisée.
C'est-à-dire qu'il fallait la laisser fonctionner selon ses propres lois,
parce qu'instaurer du politique serait une entrave aux lois efficientes de la
mondialisation. C'est un peu cela l'idée dominante. Ce qu'il faut dire,
c'est que l'économie n'est pas une science, qu'elle n'a jamais été
une science, et que les prétendues lois de la mondialisation n'existent
pas. Si on voulait vraiment évaluer le degré de scientificité
de l'économie, on se rendrait compte qu'elle n'est pas du tout
scientifique, si on lui appliquait les méthodes en vigueur dans les
sciences physiques. Or, précisément, la décision de
naturaliser cet ordre économique a été une décision
politique. La déréglementation des marchés financiers est
une décision politique. Les Accords Multilatéraux
d'Investissement, ce sera une décision politique. La construction européenne
telle qu'elle s'est faite, c'est une décision politique. Et à ce
sujet, l'Europe telle qu'elle se fait aujourd'hui n'a rien à voir avec
l'Europe telle qu'elle était projetée par quelqu'un comme Delors
au début des années 80. L'Europe projetée par les pays du
Sud de l'Europe était une Europe où le politique devait précisément
essayer de coordonner les politiques pour pouvoir faire en Europe tous ensemble
ce qu'on n'a pas pu faire seuls en France entre 80 et 83. Le projet Européen,
c'est comme le disent les économistes, l'idée d'une Europe
Keynesienne. Or, au fil du temps, cette Europe est devenue plus libérale
que Keynesienne, parce que les décisions politiques ont désaisi au
politique le pouvoir d'intervenir dans l'économique. Cela va forcément
pour l'exception culturelle, mais ce que l'on sait moins, c'est que cela va également
dans le cadre de l'AMI pour ce que l'on appelle la politique industrielle. Vous
parliez des possibilités d'intervenir dans des groupes... L'exception
française était caractérisée précisément
par la volonté du politique, via la planification, de décider
d'une politique industrielle volontariste qui passait par des investissements
publics, par des subventions, par des contrôles dans les principaux
groupes etc... On sait que depuis 1983, l'idée même d'une politique
industrielle a été abandonnée parce que l'on a renvoyé
à la libre entreprise sur le marché la capacité de décider
de la bonne orientation des investissements, parce que l'on ne croit plus à
la capacité du politique d'infléchir ne serait-ce que les décisions
dans les entreprises du secteur public. D'une certaine façon, l'histoire
de la construction européenne, c'est un peu cela. Vous parliez d'un futur
pays européen. On n'aura pas un futur pays européen au sens d'une
nation avec des institutions démocratiques, contrôlées par
les citoyens. Ce que l'on aura, c'est plutôt une zone de libre échange
sans institution politique. C'est bien cela le principal problème. C'est
que dans toutes les directives européennes, qui une fois de plus ont été
décidées politiquement, on a l'idée que le marché
livré à lui-même sera suffisant pour régler les déséquilibres
et que tant sur le marché financier, que sur le marché des biens,
que sur le marché du travail, il s'agit de mettre en place les règles
qui font que le marché ressemble le plus possible à ce que raconte
la théorie libérale. C'est un petit peu cela l'histoire de
l'Europe à l'heure actuelle, et vous avez raison de dire que tout l'enjeu
du débat économique aujourd'hui c'est de construire des
institutions politiques pour contrôler la tyranie des marchés.
Je ne crois pas que les gens auront foi dans l'Europe tant
qu'on n'aura pas les instruments qui nous permettraient d'avoir un véritable
projet économique européen, tant qu'on n'aura pas de budget
suffisant pour engager des programmes de relance des infrastructures, de
reconstruction du tissu européen, de mise en place d'une croissance dans
le cadre de ce que les écologistes appellent le développement
soutenable, etc... Tous cela demande de l'argent. Tout cela pourrait être
fait parce qu'il y a des hommes et des machines inemployés, parce qu'il y
a des besoins qui sont énormes. Politiquement, on s'est passé la
corde au cou, on s'est interdit de disposer de tel budget en signant le pacte de
stabilité de Dublin qui limite la possibilité d'accroître
les dépenses publiques. Aujourd'hui, la religion de réduction des
dépenses publiques s'est imposée. Elle est reprise par le
gouvernement Jospin, ce qui m'inquiète. On a décidé que le
statut des banques centrales européennes serait amendé dans le
sens où celles-ci ne pourraient pas créer de monnaie pour financer
les dépenses publiques. On a décidé que leur seul objectif
serait la maîtrise de la création monétaire, et en aucun cas
la croissance, l'emploi ou la lutte contre le chômage. On est bien en deçà
de la Banque fédérale américaine qui chaque fois que cela
va mal, injecte un peu de monnaie et baisse ses taux d'intérêt pour
que l'économie américaine puisse respirer. Tout cela, ce sont des
décisions politiques qui ont été prises et qui font
qu'aujourd'hui, nous n'avons pas les instruments nécessaires pour agir
sur la sphère économique.
On aura beau, comme le dit Henri Maler, instaurer des médiations
dans un tel contexte, ces médiations effectivement auront toutes les
difficultés à faire valoir d'autres modes de vie. Mais je me
refuse à penser que les médiations ne servent à rien. Si
par exemple on instaurait les institutions politiques appropriées en
Europe, un budget communautaire, une banque centrale qui puisse les financer et
qui soit contrôlée par une institution un tant soit peu démocratique
et en laquelle se reconnaissent les citoyens... Si on introduit ce type de médiation,
avec des moyens qui servent à quelque chose, je suis convaincu que même
s'il y a dépossession, le citoyen se rendra compte que ça sert
quand même à quelque chose. Comment Jospin a fait pour se faire élire
? Il l'a fait en relançant le débat sur l'Europe. En mettant en évidence
qu'il était possible de faire une autre Europe, qu'il était
possible de changer la donne en la matière, et ce, de façon réaliste.
Je suis persuadé que si l'on changeait les statuts de la Banque centrale
européenne, si on n'avait pas signé le pacte de stabilité,
si on avait vraiment mis en place une institution de coordination des politiques
économiques, en s'appuyant sur la légitimité des urnes et
en en appelant précisément à ce que les citoyens ont indiqué
lors du vote de juin 1997, l'on en serait pas là aujourd'hui. On n'en
serait pas à dire que, une fois de plus, on a le sentiment qu'on nous
refait le coup de Maastricht, qu'on a failli nous refaire le coup de la guerre
du Golfe, et que on est dans une situation où les médiations ne
servent à rien. Mais c'est moins une question de médiation, qu'une
question de contenu de ces médiations. Le contenu me paraît plus
important ici que le débat sémantique sur "faut-il ou pas des
institutions ? "
Intervention dans la salle :
Je suis citoyenne, et j'avais envie de dire que la crise de la représentativité,
pour moi, en plus de tout ce que vous avez exposé, venait aussi du fait
que j'ai l'impression de voter pour des hommes politiques qui ont les poings et
les mains liés, et que de toute façon ils ne peuvent rien faire
parce que l'économie est toute puissante, qu'elle est mondiale, qu'elle a
ses règles... C'est désespérant.
Là je vous écoute, et je ne comprends plus.
J'ai l'impression que vous venez de dire qu'en fait tout cela ce sont quand même
des décisions politiques, et auquel cas, c'est encore plus désespérant
que je ne le pensais.
Hoang Ngoc Liêm: L'économie est politique. Ce que j'essaie de mettre en évidence, c'est que les choix économiques sont des choix politiques. L'opinion qui règne depuis quelques années, qui est véhiculée par les thèses de la fin du travail notamment, c'est l'idée que finalement il n'y a pas de crise économique puisque la Bourse marche bien, qu'il y a des profits... Les lois économiques sont inéluctables et inexorablement on va vers la fin du travail. J'essaie de mettre en évidence que ce débat est largement tronqué parce qu'on est loin d'avoir tout essayé. Le débat est largement ouvert. Il est ouvert parce que comme le dit l'économiste Jean-Paul Fitoussi, ce débat a été interdit dans les années 80. Or les économistes savent que, pas plus qu'il y a une seule politique économique possible, pas plus l'économie est une science. Toute l'histoire de l'Europe c'est l'histoire d'un projet politique qui n'a pas abouti.