Retour à l'accueil général
Retour au sommaire 98

citoyen spectateur 1998
VENDREDI 6 MARS - INDIVIDU ET ENGAGEMENT



30 ans après mai 68, que reste-t-il des rêves égalitaires?

film : Mourir à trente ans, de Romain Goupil
conférence/débat avec :
    Pierre Maillot (professeur à l'Ecole nationale Louis Lumière)
    Patrick Viveret (rédacteur en chef de Transversales Science/culture)
    Jean-Pierre Duteuil (auteur de Vers le mouvement social du 22 mars)
modérateur : Philippe Merlant (journaliste)

Philippe Merlant : Pour commencer ce débat après le film, les intervenants pourraient se présenter rapidement…

Pierre Maillot : Je suis professeur à l'École Louis-Lumière où j'enseigne le cinéma depuis vingt ans1. Si vous voulez, je dirai deux mots tout à l'heure pour situer le film.

Patrick Viveret : Je suis rédacteur en chef d'une lettre-revue qui s'appelle Transversales, science-culture2. Ce film me touche d'une façon un peu particulière parce que j'ai bien connu - comme Jean-Pierre Dutheuil - la plupart des protagonistes. Et ce qui est évoqué quand Romain Goupil dit "tout ce que vous avez vu de Mai 68, moi je ne l'ai pas vu parce que j'étais trop pris par l'organisation", d'une certaine façon j'ai eu la chance, étant beaucoup moins militant que d'autres, d'avoir vu et participé à l'autre phase de Mai 68, donc, à l'occasion, j'aimerais bien en reparler.

Jean-Pierre Duteuil : J'ai écrit un livre3sur tout ce qui s'est passé à Nanterre depuis l'ouverture de la Faculté jusqu'à sa fermeture en mai 68, c'est-à-dire tout ce qui a précédé la création de ce qu'on a appelé le mouvement du 22 mars.

Philippe Merlant: Je suis journaliste, et je suis en train d'essayer de créer un magazine d'information générale, qui s'appelle Cité4. J'étais un peu plus jeune que vous, donc j'ai vécu plutôt l'après mai 68. Pour démarrer, Pierre Maillot, vous vouliez dire quelques mots sur le film de Romain Goupil…

Pierre Maillot : Ce qui me frappe, c'est que le sujet principal de ce film n'est pas Mai 68, ce n'est pas non plus la relation entre Goupil et Récanati, mais plutôt une relecture, plus de dix ans après, qui est une relecture psychanalytique, où l'on cherche à comprendre deux militants qui étaient à la fois copains et opposés. Goupil montre combien il était attaché à Récanati et combien sa mort l'a affecté. Et en même temps, on voit bien qu'ils étaient opposés, puisque dès le début Romain Goupil se présente comme voulant "déconner, déconner et déconner encore", avec humour, alors que Récanati est tout à fait l'inverse… Mai 68 est attaqué ici sous deux biais tout à fait particuliers. Le premier est le témoignage de "l'avant-avant-garde"- comme Goupil la définit - et limitée à la JCR (Jeunesse communiste révolutionnaire), et des jeunes gens des CAL (Comité d'action lycéen). Il y a donc un angle d'attaque extrêmement précis, particulier et limité à mon sens, pour analyser le phénomène mai 68, qui n'est encore une fois pas l'objet central du film. Le deuxième aspect, c'est que cette relecture par un militant de la JCR a lieu plus de dix ans après, donc avec un certain recul. Et il demeure une grande question à la fin de ce film : on voit très bien après 1969, dans les années 70, 71, 72, comment Récanati s'est trouvé à la tête de l'organisation du service d'ordre et comment on s'acheminait peut-être dans une dérive vers des choix politiques qui auraient pu amener la France là où l'Italie et l'Allemagne se sont trouvées dans ces années-là. A mon sens, le film ne dit pas assez comment, où, à quel moment, on a évité en France ce qui s'est produit en Italie avec les Brigades Rouges et en Allemagne avec la Fraction Armée Rouge.

Philippe Merlant : Sur cette vision de 68, Patrick tu as dit que ce n'était pas la façon dont tu l'avais vécu : ayant eu la chance de ne pas être suffisamment immergé dans les milieux militants, tu as vu d'autres choses…

Patrick Viveret : Je l'ai plus vécu comme l'émergence de lieux de prises de paroles, l'Odéon, les graffitis…, enfin tout ce que Goupil dit ne pas avoir pu vivre parce que trop pris par l'organisation. A l'intérieur du Mouvement du 22 mars, quand j'étais à la Cité U à Nanterre puis à la fac, j'étais assez décalé, y compris politiquement… A l'époque j'étais à l'extrême droite du 22 mars, puisque je me définissais comme réformiste radical, et que dans la situation de l'époque le seul mot de réformiste vous situait vraiment complètement à l'extrême droite... Ce qui fait aussi que, ayant à peu près gardé ce type d'idées, j'ai l'impression aujourd'hui d'être largement à l'extrême gauche sur bien des points ! C'est dire que par rapport au contexte strictement politique de 68, je me sentais relativement décalé et je considérais surtout 68 comme expérience de mode de vie. Les thèmes mêmes de 68, au delà du "métro-boulot-dodo", "changer la vie", "arrêter de perdre sa vie à la gagner", "nous ne sommes pas contre les vieux mais contre ce qui les fait vieillir", sont restés pour moi des phrases structurantes, et continuent à me faire vivre. En ce sens-là, j'ai de 68 une image de lumière. Je me souviens d'un livre de Michel de Certeau qui m'avait marqué à l'époque (je crois qu'il date de 1969), La Prise de parole: De Certeau avait comme hypothèse que 68 ouvrait quelque chose de totalement inédit, et pas simplement le 68 français, ça a été un mouvement international, en Tchécoslovaquie, Pologne, etc. Il estimait que cet inédit dans les questions portées par 68 avait été vite clôturé par ce qu'il appelait "la récupération des langages antérieurs" et notamment les langages antérieurs de type révolutionnaire qui avaient mis un terme à ce qu'il pouvait y avoir d'inédit dans 68.
Par rapport au thème du débat - qui est "Trente ans après mai 68, que reste-t-il des rêves égalitaires "-, on est encore, à mon avis, marqués par les langages antérieurs. Bien sûr, il y avait du rêve égalitaire dans mai 68, mais je ne l'ai jamais vécu comme étant principalement centré sur la question égalitaire. C'était bien plus la question libertaire - à condition de donner au mot libertaire un sens assez large. Cela rejoint les questions contemporaines - c'est pour cela que j'ai tendance à considérer que les questions de 68 sont devant et non pas derrière nous. Derrière le masque de la crise et de la guerre économique, les vrais problèmes concernent les questions de l'au-delà du modèle de production industrielle, de l'au-delà du métro-boulot-dodo, qui étaient dans les questions de 68.
Le travail subit une telle mutation que la question "Que faire du temps de travail ?" ne se pose plus ainsi, et que de plus en plus la question du "Que faisons-nous dans la vie ?", qui est la question du travail, se déplace vers "Que faisons-nous de notre vie ?" Quant à la question du "comment ne pas perdre sa vie à la gagner" elle me paraît être de plus en plus centrale… Bref, toutes les questions que pose par exemple le livre d'André Gorz, Misère du présent, richesse du possible, me paraissent illustrer le fait que la plupart des questions de 68 sont devant nous et que nous sommes en train de subir une formidable construction, à la fois pratique et théorique, qui veut au contraire nous faire croire que nous serions uniquement confrontés au problème du travail, de la survie, etc.Peut-être que si j'avais vécu 68 uniquement à travers le cadre organisationnel et militant, pour moi 68 serait fini. Mais le fait de l'avoir vécu au contraire beaucoup plus sous l'angle du mode de vie et des transformations culturelles, continue à être un élément structurant dans ma vie actuelle.

Philippe Merlant : Ce qui apparait nettement dans le film de Romain Goupil c'est que tout ce qui est parole subjective liée au mode de vie, liée au sens de la vie etc, dans une structure organisée comme la LCR à l'époque, ça n'arrive pas à se dire. Jean-Pierre, tu as participé au démarrage du Mouvement du 22 mars, penses-tu qu'il y avait à ce moment-là manipulation, parce que le Mouvement du 22 mars c'était quand même aussi sur la subjectivité, le désir… Est-ce qu'il y avait une articulation entre cela et un discours révolutionnaire ?

Jean-Pierre Duteuil : Je pense que cette articulation n'était pas forcément mise en oeuvre consciemment à l'époque. En 68, le choix n'était pas simplement de vivre ça de l'intérieur d'une organisation ou de l'extérieur : on pouvait très bien en même temps voir les affiches, s'amuser, voir ce qui se passait, cela tout en étant très militant et même en ayant des responsablités. C'était faisable, et ça s'est fait dans le Mouvement du 22 mars. Ceci dit, je ne voudrais pas non plus qu'on ôte à ce dernier sa dimension politique, et je voudrais quand même rappeler que ses commissions s'appellaient quand même "anti-impérialisme", "lutte ouvrière dans les pays de l'Est", "lutte étudiante", etc.

Philippe Merlant : Est-ce que tu peux redire ce qu'est le Mouvement du 22 mars pour ceux à qui ça ne dirait rien aujourd'hui ?

Jean-Pierre Duteuil : Ce mouvement est né à partir de l'occupation de la tour administrative de la Faculté de Nanterre par des étudiants qui protestaient contre l'arrestation de Xavier Langlade - lors d'une manifestation anti-américaine contre la guerre du Vietnam. Pour obtenir sa libération, on a occupé le bâtiment. Le mouvement existait depuis plusieurs mois, il y avait déjà des assemblées générales de plusieurs centaines, quelques fois plusieurs milliers d'étudiants. Un soir on s'est retrouvé à cent quarante-deux, occupant la tour administrative; on a rédigé un manifeste. C'était le 22 mars. Pendant les mois suivants, ce mouvement a continué l'agitation jusqu'à mai 68, puis pendant tout mai 68. La plupart des membres du Mouvement du 22 mars, se sont retrouvés également militants de différents comités de quartiers, et comités d'action, choses qui ont été très importantes en mai 68.

Philippe Merlant : Tu disais qu'à l'intérieur du Mouvement du 22 mars, la convivialité, la fête, étaient présentes et on voit bien dans le film qu'il y a aussi des moments de plaisir, d'excitation, de fête, etc. Est-ce qu'à l'intérieur du mouvement, ou plus généralement dans ces années-là, il y avait un discours sur la subjectivité, et si oui, comment cela s'intégrait-il au discours révolutionnaire ?

Jean-Pierre Duteuil : Le Mouvement du 22 mars, mais également les groupes libertaires sur la faculté de Nanterre et aussi une partie de la JCR, essayaient par exemple de republier et de distribuer des textes de Wilhem Reich, qui était à l'époque, il faut le souligner, interdit de publication. On peut penser ce qu'on veut de Reich, psychanalyste révolutionnaire qui avait fait la critique du fascisme et du stalinisme (Psychologie de masse du fascisme) et surtout un bouquin La Lutte sexuelle des jeunes - qu'est-ce que le chaos sexuel etc. -, mais il a fourni des éléments sur lesquels un certain nombre de gens se sont appuyés pour étayer la lutte à la Cité universitaire, sur la mixité, ou sur le problème de la contraception et de l'avortement, luttes qui avaient commencé bien avant 68. Evidemment, cela débordait largement du cadre des organisations traditionnelles. Il y avait une aussi dimension artistique. Parmi les quelques centaines de personnes qui ont démarré le Mouvement du 22 mars, il y avait des gens qui s'étaient frottés un peu aux surréalistes, qui avaient un certain nombre d'activités culturelles sur l'université… Et donc tout ça ouvrait considérablement les débats politiques, ça les élargissait.

Pierre Maillot : Je suis plus vieux que vous, de quelques années, mais ça fait pas mal de différence. Ces quelques années de plus font que je n'ai pas fait partie du 22 mars. Les expériences que j'ai retrouvées autour de mes trente ans, je les avais connues dix ans plus tôt, au cours de la Guerre d'Algérie : cette capacité des étudiants à se mobiliser, leur volonté de poser devant la Cité des questions qui ne franchissaient pas la barrière de l'université - la question politique, la question des droits de l'homme, cette mondialisation de la problématique politique et philosophique qui prenait le nom de tiermondisme... Vous avez dit un mot tout à l'heure, l'inédit. Ce qui se passait était à ce moment-là à proprement parler inconcevable : on ne pouvait pas forger de concept dessus. C'est le souvenir le plus fort que j'en ai gardé : le souvenir de quelque chose qui ouvrait le monde, et qui l'ouvrait, pour développer votre question, d'une façon pratique à la sexualité, mais aussi à l'égalité, à la liberté, à la parole. Et je suis retourné peu après en Amérique du Nord et en septembre alors que j'étais au Canada et que ça démarrait là-bas, on m'a dit : "Et alors ? Qu'est-ce qui se passe, qu'est-ce qui est nouveau ?". Je cherchais une formule et je n'ai trouvé que ces quatre mots : "Les gens se parlent". Mais ça faisait un changement énorme. Je suis d'accord avec vous lorsque vous dites que les questions sont devant nous, mais elles sont tellement devant que nous nous retrouvons en position régressive… J'assistais hier soir à une conférence où l'on constatait exactement ce que vous avez dit sur l'impérialisme absolu de l'économisme aujourd'hui. Le conférencier, directeur de recherche au CNRS, disait : "Nous devons constater que les économistes ont pris le pas sur les sociologues, mais nous avons tout de même quelque chose à dire "… Alors je lui ai demandé pourquoi les économistes ont pris le pas sur les sociologues, sur les philosophes ou sur les penseurs d'une façon générale, pourquoi le "fait " - ce qu'on nous impose comme un fait et qui est de l'idéologie économiste - pourquoi ce fait avait pris le pas sur le reste ? Et cette question, que Mai 68 posait - qui était au coeur de la problématique, inédite, inconceptualisable à cette époque, mais qui l'est peut-être un peu mieux aujourd'hui - c'est parmi tous les problèmes qui se posent dans le domaine social aujourd'hui, la question centrale : pourquoi, avec quelles complicités, pour quelles raisons historiques, pour quels motifs ou quels mobiles, avons-nous laissé s'installer et se maintenir le prima de l'économie ? Pour moi, c'est l'angle d'attaque.

Patrick Viveret : Il me semble qu'il y a une hypothèse qui part justement de la question de l'inédit : on voit bien sur le plan individuel qu'une personne confrontée à une situation profondément nouvelle qui la désempare, peut avoir tendance à réagir à cette situation par des comportements de dépression et de régression qui font que, pour retrouver des repères, des systèmes de défense, elle va se fabriquer des comportements antérieurs, infantiles, adolescents… Il y a cette hypothèse selon laquelle les phénomènes psychiques sont aussi des phénomènes collectifs et qu'un certain nombre de grandes pathologies qu'on repère sur le plan individuel peuvent être aussi repérées sur le plan collectif. Celui qui avait ouvert cette voie avec quelque autorité c'était Freud lui-même, puisque dès 1930, il avait fait une analyse de la crise des années Trente et de ce qui risquait de se produire sur le plan de la psychopathologie collective. Si on prend cette hypothèse, je suis très frappé par la comparaison entre les années 30 et notre temps. Il y a trois textes assez prophétiques qui montrent à quel point on est complètement passés à côté de la réalité du problème des années 30 : c'est le texte de Freud, Malaise dans la civilisation; un texte de Bataille, La Dépense (devenu ensuite le premier chapitre de La Part maudite), dans lequel il disait - en 1929 - que le problème fondamental n'était pas du tout celui de la rareté, mais que c'était le problème de l'abondance. C'est faute de savoir dépenser que les sociétés finissent par dépenser de façon pathologique - la forme ultime de dépense pathologique étant la guerre. Il y a enfin un troisième texte, d'un économiste qui était reconnu mais dont on ignore généralement ce côté, il s'agit de Keynes qui, à la fin de ses Essais sur la monnaie, dans un chapitre intitulé "Perspectives économiques pour nos petits-enfants ", dit une chose assez extraordinaire - surtout quand on la relit maintenant. Le texte commence en disant tout le monde parle de la récession, de la crise de la production etc., mais que, tout ça, ce sont des balivernes. Fondamentalement le problème qui se trouve posé c'est celui de la sortie de la logique du travail et de la survie. Les conditions technico-économiques, dit Keynes, sont telles que l'on peut déjà considérablement réduire le temps de travail, et il prophétise, puisqu'il parle pour les petits-enfants, que d'ici moins d'un siècle, le niveau de production sera tel qu'il sera possible de travailler à peu près deux heures par jour. Keynes dit cela en 1930 et il ajoute ceci : on pourrait considérer que c'est une bonne nouvelle, l'humanité ayant passé son temps à vouloir réduire son temps de travail mais, ajoute-t-il, si nous ne connaissons pas une mutation culturelle qui soit à la hauteur de la mutation technico-économique, en citant l'exemple des classes aisées et oisives des années 30, nous risquons de rentrer dans une dépression nerveuse universelle. Ces trois textes de Bataille, Keynes et Freud, disent au fond la même chose : la question fondamentale est celle du mode de vie. Keynes utilise même ce terme très fort qui aurait pu être repris en 68 : "nos sociétés n'ont pas appris à jouir" ! C'est bien Keynes, qui utilise cette expression, et non Wilhem Reich!Or si l'on reprend ces hypothèses à la lumière de ce qui se passe dans notre prétendue crise actuelle, on voit bien que celle-ci n'est pas d'origine économique. Il faut étudier les prétendus facteurs déclenchants : en 1973-74 le quadruplement du prix du pétrole... quelques années après le prix du baril de pétrole était revenu à un niveau relativement inférieur à celui 1973 ; la Guerre du Kipour qui fut une arme politico-militaire, utilisée pour faire pression sur les pays occidentaux ; la déconnexion du dollar-or qui est présentée par les économistes dits sérieux comme la vraie cause de la crise... ce sont les États-Unis qui font payer par le monde solvable la Guerre du Vietnam, et c'est encore un problème politico-militaire… 1965, est une date peu relevée dans les ouvrages économiques, elle n'en est pas moins très intéressante : c'est le moment de la rupture de ce qu'on a appelé le modèle fordiste - rupture dans les taux de croissance de l'automobile, l'électro-ménager etc. Les formes de production de masse ne peuvent plus tirer la croissance, et à partir de ce moment-là on voit apparaître un discours complètement nouveau. Avant on parlait de croissance, on commence alors à parler de guerre économique. Il n'y a encore eu ni 1971, ni 1973, il n'y a pas encore eu les "dragons du Sud-Est asiatique" et on commence à voir apparaître le thème de la guerre économique, dans une période de prospérité telle qu'il n'y a aucune raison économique à ce thème. C'est là qu'on peut faire le rapprochement avec les hypothèses de type Keynes-Freud-Bataille : qu'est-ce qu'une guerre économique sans cause économique ? Il n'y a pas d'explication économiste à cette hypothèse, en revanche il y a des explications psychiques et politiques. Posons l'hypothèse que le monde entre alors dans la question de l'au-delà du travail, de l'au-delà de la logique de survie, et commence d'être confronté à la question de l'abondance et par conséquent à toutes les questions qu'on verra apparaître en 68, qui sont celles du mode de vie - changer la vie etc. A partir de 1965, on n'a pas choisi la voie de la mutation, ni celle du partage mondial - car après tout à partir de cette situation-là on aurait pu choisir une stratégie de développement mondial, et on repoussait peut-être de cinquante ans la question psychique et culturelle… Mais à partir du moment où le monde développé refusait à la fois le partage mondial des richesses et un nouveau modèle de développement, la seule sortie possible, c'était la sortie pathologique, la sortie par la guerre. Depuis ces années-là, il y a eu un énorme enrichissement ó il ne faut jamais oublier que nous sommes aujourd'hui trois fois plus riches que dans les années 60 et cela avec un volume global de travail pour produire les richesses qui a à peu près réduit du tiers. Donc toutes les billevesées sur le thème "fini la récréation, aujourd'hui il faut revenir aux questions du travail, de la production etc " sont fondamentalement fausses, y compris si on part des statistiques les plus officielles. Si on fait l'hypothèse que cette guerre économique sans cause économique, est la forme au fond inconsciente de traitement par le monde développé de son incapacité à affronter l'inédit, de son sous-développement relationnel, de sa misère affective, sexuelle et spirituelle (en prenant le mot spirituel au sens fort du terme), alors la guerre économique est non pas une cause, mais un effet de ce refus de traiter les questions de 68.

Jean-Pierre Duteuil : On pourrait ergoter lontemps sur ce qu'il reste de mai 68, des mouvements etc, mais il y a une chose qui me paraît importante, c'est que mai 68 est apparu complètement en dehors des appareils politiques et syndicaux. Et on s'aperçoit depuis, c'est encore valable maintenant, que les mouvements sociaux de relative envergure apparaissent toujours alors que les appareils politiques et syndicaux ne s'y attendent pas. Cela a été vrai pendant les grèves de 1995, cela a été vrai au moment de la grève des infirmières il y a quelques années, c'est encore vrai avec le mouvement des chômeurs.

Pierre Maillot : Pour compléter ce qui a déjà été dit, ce qui me semble la question centrale, c'est : comment expliquer le prima de l'économie ? Je n'ai pas de réponse définitive, mais j'ai des éléments et une piste. J'ai été marqué, radicalement, par la pensée marxiste, qui distingue entre l'infrastructure et la superstructure, pour revenir à ces mots dont le sens échappe peut-être à certains aujourd'hui. Or quelle était la force du marxisme, la force et l'argument de la Gauche dans sa lutte séculaire depuis un siècle, un siècle et demi ? C'était l'idée que ce qui est premier c'est l'économique, et non pas l'idéologique ou le culturel. Et lorsque la Droite prétendait gérer le monde au nom de ses valeurs, on disait - et c'était une arme extrêmement efficace - que la gestion du monde et la réalité du monde, c'est dans l'économique et non pas dans l'idéologique qu'il faut en situer la structure, l'infrastructure.Je suis d'accord avec Patrick Viveret, pour dire que les causes de l'économisme aujourd'hui sont psychiques et culturelles et non pas économiques. Je pense qu'il y a là - et j'aimerais qu'on y insiste beaucoup - une refondation de la pensée critique de la gauche, sur ses éléments fondamentaux premiers, le socle intellectuel sur lequel elle se fonde. Il faut réexaminer les principes fondateurs de la pensée de gauche pour s'interroger essentiellement sur les rapports entre infrastructure et superstructure, autrement dit entre économie et philosophie, ou économie et sociologie.

Philippe Merlant : Pour revenir au film, une chose m'a beaucoup frappé : c'est la dimension sacrificielle du militantisme. Avec des compensations en termes de prise de pouvoir, d'affirmation de soi, etc, mais dans une logique de militantisme qui est : "je milite et je sacrifie ma propre vie". J'ai le sentiment aujourd'hui que les mouvements militants qui apparaissent sortent assez largement de cette logique-là. Le côté ì je me bats pour un certain nombre de causes justes, d'intérêts collectifs, je traduis des engagements, etc. " est en même temps lié à une quête, à la recherche de l'épanouissement personnel, du bonheur... Je crois que l'on n'est plus nécessairement dans ce militantisme sacrificiel...

Patrick Viveret : D'ailleurs le mot même de militant a beaucoup reculé à cause de ça. Aujourd'hui, les mouvements s'appellent plus volontiers civiques, se réfèrent à la citoyenneté etc. Le terme de militantisme, y compris avec son origine très militaire, renvoyait à une idée sacrificielle, à une idée ordonnée, hiérarchique. Il y a quelque chose de très beau dans Mourir à trente ans, on peut dire que c'est aussi un film sur l'amour. Au fur et à mesure qu'on avance dans le film on s'aperçoit à quel point le rapport de Michel Récanati à son père et son rapport aux femmes qu'il a aimées, ont été tout à fait décisifs; et il y a cette phrase absolument superbe dans sa lettre finale, quand il parle de Monique, où il dit "je ne me suis jamais senti aussi fort que le jour où j'ai accepté d'être faible", quand il a tombé la carapace. Je crois que les nouvelles formes sont très en rapport avec ce qu'il y avait de meilleur dans l'utopie de 68, qui était justement le couple changer la vie et changer de vie. C'est l'idée que le militantisme sacrificiel a, au fond, quelque chose de mortifère. Si on est sur un axe où la question fondamentale est promouvoir des logiques de vie par rapport à des logiques mortifères - et cela dans tous les domaines - on ne peut pas le faire sans expérimenter soi-même, dans sa vie personnelle, individuelle et collective, des éléments qui font que la vie de la condition humaine doit être pleinement vécue, mais pas au rabais, fut-ce au rabais militant. Il y a une forme de puritanisme dans la tradition révolutionnaire et ce puritanisme est un élément de blocage dans les alternatives à promouvoir. Le modèle que nous avons en face de nous, nous l'avons qualifié à Transversales de "guerrier puritain ". Ce n'est pas par hasard, que vous avez dans les mêmes semaines, d'un côté, la crise financière asiatique et de l'autre, les scandales politico-sexuels aux États-Unis. Ce n'est pas du tout sans rapport. Si l'on fait l'hypothèse que toutes les sociétés humaines ont à gérer le rapport entre les quatre grandes passions humaines que sont la richesse, la puissance, le sens et l'amour, une société qui laisse exploser la passion de richesse (comme c'est le cas aujourd'hui aux États-Unis) et qui se refuse à réguler cette passion du côté du politique, de l'État, de la puissance, etc. cherche nécessairement, dans la limitation de la jouissance sous toutes ses formes - y compris de la jouissance amoureuse - des formes de régulation pour empêcher que la passion de richesse soit tout à fait explosive. Le modèle que nous avons en face de nous est tout sauf un modèle libéral, c'est un modèle qui est profondément anti-libéral sur le plan culturel, anti-libéral sur le plan politique, (il s'accompagne d'une répression de plus en plus forte, d'une expansion de la peine de mort, d'une montée de la violence) ; il n'est libéral sur le plan économique que quand il est en position de domination, sinon il devient anti-libéral… C'est un modèle guerrier et culturellement associé à un modèle puritain. On ne s'oppose à ce modèle de guerrier puritain que si l'on développe des logiques d'alliance entre des coopérateurs ludiques, des personnes qui vivent des logiques de coopération et aussi des logiques ludiques et festives. Faute de quoi on n'est pas capable de s'attaquer au coeur du modèle culturel et psychique que l'on a en face de nous.

Jean Pierre Duteuil : J'ai entendu dans ce film des mots que je n'avais pas entendus depuis longtemps et ça m'a fait plaisir, c'est l'expression classe bourgeoise. C'est quand même un terme qui a disparu du vocabulaire… Dans les analyses que l'on peut pratiquer maintenant ce sont des termes qui paraissent caducs, anciens, comme si on avait oublié que l'idéologie dominante c'est quand même l'idéologie de la classe dominante. Et sur l'explication du "tout économique", j'ai le sentiment qu'on a pas mal intégré l'idéologie de la classe dominante, mais qu'en ce moment on commence à voir réapparaître une contre-idéologie… Je veux dire qu'on commence à parler de "pseudo " crise économique, et c'est peut-être l'émergence d'une pensée qui se structure aussi contre cette pensée de la classe dominante.

Pierre Maillot : Il y a une question qu'on peut se poser aujourd'hui, par rapport à toutes ces initiatives citoyennes, mouvements de chômeurs etc., en observant le scepticisme que soulève la notion d'idéologie, souvent assimilée, désormais, à pensée totalitaire : en l'absence d'une vision globale et d'outils d'analyse, dans quelle mesure tous ces mouvements ne se bornent-ils pas à "colmater les brèches " ? Dans un article, Pierre Bourdieu disait que tous les acteurs, tous les résistants sociaux étaient niés par le discours néo-libéral, mais qu'en fin de compte c'était eux qui permettaient au système de ne pas exploser. La question qu'on peut se poser, effectivement, c'est dans quelle mesure tout cela ne sert-il qu'à colmater des brèches, et dans quelle mesure tout cela ouvre-t-il des perspectives de société nouvelle ?




1) Pierre Maillot : auteur entre autres de Les fiancés de Marianne (Septième Art, Edition du Cerf)

2) Transversales, science culture : 21, boulevard de Grenelle - 75015 Paris

3) Nanterre 68 : vers le Mouvement du 22 mars, ACRATIE 1988. Jean-Pierre Duteuil est responsable des éditions Acratie, d’orientation libertaire, qui ont publié une cinquantaine de titres depuis 1982.

4) Ce projet de magazine n’a pas vu le jour pour le moment, mais a donné lieu à la création d’un site internet : htpp://www.place-publique.fr.


accueil général   accueil 98   sommaire 98   haut de page