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citoyen spectateur 1998
SAMEDI 7 MARS 1998 - INDIVIDU ET UTOPIE



Banalisation de la misère, constat d'échec des tentatives internationalistes : entre l'invitation à "cultiver son jardin" et la renonciation à changer le monde ?


films : Les voisins, de Norman McLaren, Lumières sur un massacre, de Rithy Panh, L'île aux fleurs, de Jorge Furtado, Seule, de Eric Zonca
conférence/débat avec :
    Denis Berger (enseignant en sciences politiques à Paris VIII)
    Maurice Lemoine (journaliste au Monde Diplomatique)
    Rony Brauman (ancien président de Médecins sans frontières)
modérateur : Jean Breschand (journaliste)



Jean Breschand : Je vous présente nos invités en quelques mots : Denis Berger (ancien professeur en sciences politiques à Paris VIII). Maurice Lemoine est journaliste au Monde diplomatique, où il vient d'écrire, dans le dernier numéro, un article sur les zones franches en Amérique centrale. Enfin, Rony Brauman, ancien président de Médecins sans Frontières, prépare en ce moment un film sur le procès Eichman.
Je pense qu'on peut partir des premiers termes du débat : banalisation de la misère.... Ces quatre films que nous avons vu peuvent nous amener à problématiser un peu cette notion de banalisation, peut-être à travers une notion qu'on pourrait creuser, celle du voisinage, et des liaisons que cela suppose entre des individus qui vivent dans un rapport de proximité et aussi dans une plus ou moins grande indifférence. Comment peut se penser une conscience d'un tel voisinage ?
On peut partir du travail de Maurice Lemoine sur les zones franches en Amérique centrale.
L'exemple est particulièrement intéressant parce que cette question de " voisinage"est posée en termes économiques, en terme d'organisation du travail et du capital : comment ces zones franches deviennent des espaces de non-droit ou de non réglementation à l'intérieur de tel ou tel pays ?

Maurice Lemoine : En ce qui concerne l'Amérique centrale, c'est du non-droit !

Jean Breschand : Vous pouvez peut-être expliquer comment cela fonctionne ?

Maurice Lemoine :Avant, je voudrais revenir sur une phrase de l'intitulé, qui reprend la notion de cultiver son jardin.
Je voudrais vous raconter une petite histoire qui aborde les notions d'accroissement de la misère et cultiver son jardin.... Je vous précise que je travaille beaucoup sur l'Amérique latine, donc je vais beaucoup puiser dans mon vivier naturel. Et notamment, je voudrais vous parler un peu de la Bolivie.
La Bolivie, c'est un pays qui a été confronté depuis le début des années 80, à ce qu'on appelle les ajustements structurels, c'est-à-dire une certaine forme de "modernisation ". C'est un pays à forte minorité indienne, dont l'économie a reposé pendant très longtemps sur les mines d'étain. En 1985, on a mis en place une modernisation de ces mines. C'était nécessaire, parce qu'on y travaillait (les indigènes y travaillaient) dans des conditions dignes du XIX siècle. Ce qui est en cause ce n'est pas, bien sûr, la modernisation, mais un certain type de modernisation. Le but était d'abord de rentabiliser ces mines qui étaient lourdement déficitaires, donc qui vivaient en partie des subsides de l'Etat.
Le F.M.I. et la Banque Mondiale ont exercé une pression très forte. Et du jour au lendemain, on a licencié 20 000 des 24 000 mineurs.
Et ces mineurs, ces indiens se sont retrouvés sur leurs hauts plateaux, dans la poussière, "sur le carreau de la mine". Inutile de vous dire, nous sommes en Bolivie, les plans sociaux, cela n'existe pas.
Ils ont d'abord fait les multiples démarches que peuvent faire des mineurs boliviens, analphabètes et isolés dans leur montagne, pour qu'on prenne en compte leurs nécessités, mais personne n'a répondu à ces nécessités. Et ces mineurs, ou une grande partie de ces mineurs sont effectivement descendus cultiver leur jardin. C'est là qu'il y a un lien direct avec nous, les pays du Nord. Ils sont descendus dans une région qui s'appelle le Chiapare, qui est à la jointure entre l'Amazonie et les Andes, et là, ils se sont mis à cultiver. Il n'ont pas cultivé le coton, le café, les ananas ou les bananes, qui, sur les marchés internationaux ne font pas vivre les paysans latino-américains. Ils se sont mis à cultiver la seule culture qui aujourd'hui s'est insérée de manière remarquable dans le processus de mondialisation. Ils se sont mis à cultiver la coca.
Et on voit aujourd'hui comment, à cause d'une situation de misère, on arrive sur un problème qui nous concerne tous, qui est dramatique pour les pays du sud, en l'occurrence la Bolivie, et aussi pour les pays du nord, en terme de santé publique.
90 % de la production de la coca, aujourd'hui cultivée par ces ex-mineurs et ces paysans boliviens alimente le narcotrafic. Alors, il y a sans doute une petite leçon à tirer. Je ne suis pas économiste, je ne vais donc pas développer beaucoup mais je remarque que la logique de départ était de ne pas subventionner à perte des mineurs parce que cela coûtait de l'argent à l'Etat. Aujourd'hui, ce qu'on subventionne, c'est la répression. C'est-à-dire que d'une certaine manière, on a refusé de subventionner des travailleurs mais qu'aujourd'hui, un autre type de financement public intervient, suite à la pression des Etats-Unis sur le gouvernement bolivien, pour mettre un terme à cette culture de la coca.
Ceux qu'on appelle les léopards, qui sont les forces anti-narco boliviennes, exercent une pression terrible sur ces paysans, en éradiquant les cultures, mais également en les réprimant de manière tout à fait classique, avec de sérieuses violations des droits de l'homme. Et, fin mot de l'histoire, ces paysans acculés, disent : "Nous, faute d'alternatives, on ne cessera pas de cultiver la coca."
Dans ce genre de problèmes, on parle toujours d'agriculture alternative. Et c'est vrai que les spécialistes, ceux des O.N.G., proposent un certain nombre de solutions. Mais la culture de la coca génère en Bolivie, 200 millions de dollars par an. Les Etats-Unis, qui aident à la lutte du narco-trafic, investissent chaque année 20 millions de dollars pour développer les cultures alternatives. C'est-à-dire que pour remplacer une culture qui rapporte 200 millions de dollars, on investit 20 millions de dollars... Moyennant quoi aujourd'hui, ces paysans acculés par la répression sont en train de s'armer, et on parle du Chiapare comme un futur et possible Chiapas. On retrouve donc ces termes de la misère, de cultiver son jardin, et cette inter-relation, parce qu'avec la mondialisation, Nord et Sud sont concernés par cette affaire.

Jean Breschand : De ce point de vue, L'île aux fleurs est le film qui essaie le plus de comprendre les rapports entre des zones économiques, entre des pays du tiers monde et des zones industrialisées. Est-ce que Denis Berger peut nous dire comment il envisage le problème ?

Denis Berger : Avant tout, je voudrais dire deux mots simplement : d'abord pour me retirer l'étiquette de politologue. Je préfère rappeler que j'ai été un militant, en particulier un militant internationaliste au moment de la guerre d'Algérie.
Les films qu'on a vu sont, a mon avis, malheureusement, très réalistes dans leur noirceur. Et cela nous pose un problème. On aurait tendance, face à une telle accumulation d'horreur, à se tourner vers la violence, un peu comme Amélie, le personnage de Seule, avec son revolver. Alors le problème - laissons de côté la question de la violence qui appellerait d'autres débats - est-ce qu'on peut lutter à l'heure actuelle contre cette domination absolue du profit, avec toutes ses conséquences, les remises en question des droits de l'homme etc. ?
J'y réponds en deux parties. Premièrement, il est certain qu'à l'heure actuelle, on est arrivé à un contexte mondial particulièrement difficile. Parce que les centres de décision semblent maintenant hors de tout contrôle. Que ce soit au niveau européen ou au niveau mondial, les grandes institutions ne semblent plus contrôlables par les citoyens, qu'il s'agisse de la France, de l' Europe, ou dans ce qu'il était convenu d'appeler approximativement le Tiers-monde. La mondialisation est une vieille histoire, qui est liée au développement du capitalisme, et qui a franchi une grande étape, laissant mal présager de l'avenir.
Mais la seconde partie de ma réponse, c'est au contraire qu'il me semble tout à fait possible à l'heure actuelle de créer de nouvelles formes d'action internationales. Je m'explique. En prenant simplement deux séries d'arguments : premièrement on a vécu - ma génération en particulier a été la dernière à vivre cela - une certaine forme d'internationalisme qui était liée à des Etats, que l'on parait de toutes les qualités : l'Union Soviétique, la Chine pour d'autres, Cuba... Et on concevait l'internationalisme comme un grand rassemblement de forces unifiées et centralisées. Ceci est complètement remis en cause depuis la crise des pays qui se réclamaient du socialisme.
Cela peut avoir des aspects négatifs en apparence. Je pense au contraire que cette crise crée la possibilité de nouvelles formes d'action à l'échelon local, comme à l'échelon national, et aussi à l'échelon international. Et ceci pour une raison qui est tout à fait essentielle. J'ai lu tout à l'heure le texte de l'association De l'autre côté, et je reprends un certain nombre de termes que je partage entièrement : c'est que depuis un certain nombre d'années, et en particulier en France depuis les grèves de 95, les mouvements de solidarité avec les sans-papiers, les mouvements de chômeurs, on est arrivé à de nouvelles formes de militantisme : on ne délègue plus, ou on délègue moins. On ne veut plus uniquement déléguer, avoir des porte-parole qui s'expriment au nom des opprimés, des exploités etc. Ceux-ci veulent se mobiliser eux-mêmes, trouver des formes de démocratie qui leur permettent de contrôler jusqu'au bout leur action, "aller jusqu'au bout de leur action ", disait le psychanalyste Gérard Mendel, et cela me semble une bonne formule. Et ceci crée des possibilités entièrement nouvelles.
Je prends un seul exemple : les marches de chômeurs. Il y a eu, en 1996, une marche européenne. Si elle a eu peu d'effets immédiats, elle a permis le développement du mouvement des chômeurs en France. Et le mouvement français a permis une solidarité avec le mouvement allemand etc., ce qui montre que des possibilités ont été ouvertes, que des ponts ont été édifiés.
Il faut bien se rendre compte qu'il faut adopter des formes nouvelles d'actions, en réalisant l'idéal que les coordinations représentaient, quand elles ont existé, c'est-à-dire des formes démocratiques qui permettent à tous ceux qui participent de contrôler jusqu'au bout leur mouvement. Et je pense que ceci est possible à l'échelon européen, mais qu'une dimension internationale est également possible. Dimension internationale qui s'est exprimée par exemple avec la solidarité autour du mouvement des sans-papiers. On peut considérer que c'est peu de choses, que c'est un mouvement qui débute, mais tout débute à l'heure actuelle ! Ce que je veux souligner, ce sont les perspectives et les possibilités. Le mouvement des sans-papiers a montré que, très largement et pas simplement parmi les couches militantes, une solidarité pouvait exister entre immigrés et résidents français, ou résidents d'un autre pays européen.
Je dirais, en concluant, que ces possibilités ne sont pas réduites à celles que nous connaissons à l'heure actuelle. Il y a beaucoup de gens qui veulent d'autres formes de militantisme que celles que nous avons connues dans le passé.
En se mobilisant sur certains mots d'ordre, sur certaines actions (comme l'association ATTAC par exemple), il est possible d'arriver à terme - à condition de savoir être patient, de savoir reconnaître les étapes - à paralyser les grands mécanismes internationaux qui multiplient les situations d'injustice.
Donc, malgré les difficultés actuelles, malgré la crise, je suis optimiste, raisonnablement optimiste, pour l'avenir.

Jean Breschand : Je vous remercie. Rony Brauman, peut-être pourriez-vous, à partir de votre expérience de Médecins Sans Frontières, nous faire part de votre propre vision des choses ?

Rony Brauman : En préambule, je dirais que tout en étant mêlé à l'action humanitaire depuis une vingtaine d'années, j'ai toujours éprouvé une méfiance radicale vis-à-vis de l'humanitaire. Je me retrouve dans la position de Jean-Claude Guillebaud (dont un des livres est en vente à l'entrée) par rapport au journalisme quand il dit qu'il ne pourrait pas faire ce métier, qui le passionne, sans le détester un peu.
Cette coïncidence de vues n'est évidemment pas le fait du hasard, parce qu'il s'agit de donner à voir, de donner à consommer dans les deux cas. Pas exactement la même chose dans chaque cas, mais quand même quelque chose qui est de l'ordre du voyeurisme. Même si dans l'action humanitaire, on ne s'arrête pas là, et qu'on va un peu plus loin en essayant d'aider directement des gens.
Mais cette sollicitude généralisée qu'on essaie d'appliquer dans l'humanitaire a une conséquence immédiate, qui ressortait bien dans le film de Rithy Panh : celle d'effacer les réalités politiques.
On est devant des organismes souffrants, des physiologies déficientes, des corps meurtris. Que ce corps meurtri soit le résultat d'un accident, d'une torture, d'un processus économique, n'a finalement aucune importance. C'est la force, évidemment, de l'humanitaire, qui ne choisit pas entre les bonnes et les mauvaises victimes, qui ne dit pas " celle-ci mérite ma compassion et celle-là au contraire n'a aucun intérêt ". Mais cette force-là a ses limites, et ce sont ces limites que l'on a perdues de vue, dans l'emphase, l'enthousiasme humanitaire, ou plutôt humanitariste, de ces dix dernières années.
Cette vision des êtres humains comme des organismes biologiques, est source d'une dépolitisation, et d'une perte de sens. Aujourd'hui, par exemple, au Cambodge, on ne voit plus que des êtres qui ont perdu une part de leur motricité. Evidemment c'est une réalité dont il faut parler - je ne critique pas le film de Rithy Panh en soit, ni l'action de Handicap international. Ce que je veux pointer, c'est l'extension hors de ses limites de ce genre de représentations, de cette imagerie, le fait que la compassion devienne un mode envahissant de rapport au monde. La compassion suscite toujours une position particulière, comme l'exprime ce dicton africain : " La main qui donne est toujours plus haute que la main qui reçoit ". Et on l'a bien vu dans tous ces films.
Ce à quoi je veux en venir, donc, c'est à une interrogation plus qu'à une conclusion. Je veux arriver à la question de l'inutilité. L'objet des humanitaires, qu'ils soient en France ou dans un pays lointain, ce sont des gens dont l'existence est inutile à la société. Ce sont des gens dont l'existence n'a plus de sens, plus de fonction sociale, plus de réalité authentique, parce que se sont des ombres pour le monde tel qu'il va. Il sont perçus comme étrangers au mouvement de l'histoire, et intériorisent ce sentiment d'inutilité. C'est peut-être ce qui m'angoisse le plus, parce que d'une certaine manière, la logique de l'inutilité, c'est la logique de l'anéantissement. Je ne veux pas dire qu'il y aurait un espèce de génocide qui se prépare, ce serait excessif et inutilement dramatique. Ce n'est pas cela. Mais en tout cas, il y a un processus de mise à distance, de mise à l'écart. Et là, je rejoins tout à fait ce que disait Denis Berger..
Je crois que ces marches de chômeurs, ces manifestations de chômeurs, cette prise en main directe, cette mise à l'écart des porte-parole pour une espèce de retrouvaille avec la mobilisation, la recherche d'un véritable sens, c'est une lutte contre ce sentiment d'inutilité.

Intervention dans la salle :Si on revient à la question de la " banalisation de la misère", il faut aussi parler de l'illettrisme. On n'en parle pas, ou très peu, et pourtant, ça me parait être un des éléments majeurs de l'exclusion des enfants de l'école, et de la violence.

Jean Breschand : Ce que vous dites peut être prolongé sur un terrain qui est directement dépendant de la capacité de lire et de comprendre, et je pense à quelque chose qui perce dans les interventions, c'est la question du Droit et de la Loi. Je pense que l'illettrisme est peut-être un symptôme d'une perte du rapport à la loi, au profit d'une autre forme de réglementation, d'une réglementation qui n'est pas pensée en fonction de l'intérêt général mais d'un certain nombre d'intérêts particuliers.
Ce n'est sans doute pas un hasard si dans le numéro du Monde diplomatique où il y a l'article de Maurice Lemoine sur les zones franches, sur les zones de non-droit, il est beaucoup question de l'A.M.I., de l'O.C.D.E., qui prévoient la mise en place d'une réglementation instaurant la circulation des capitaux en dehors du Droit des Etats, au-dessus du Droit... Dans le type d'accord prévu, les choses se présentent de telle manière qu'une juridiction nationale ne pourrait plus avoir prise sur les modalités de cette circulation.
Denis Berger, est-ce que vous pourriez approfondir ce que vous disiez sur les possibilités d'une action politique face à ce déploiement d'outils en faveur des forces financières, qui vise à outrepasser le droit, et d'abord réagir sur cette question de l'illettrisme.

Denis Berger : Sur la question de l'illettrisme, ce que je peux dire, c'est qu'effectivement, dans notre université, nous avons beaucoup de jeunes qui arrivent avec des difficultés à écrire, à parler, etc. Cela nous interroge donc sur le comment ils en sont arrivés là d'une part, sur les capacités de l'université de masse à les aider d'autre part, et plus généralement sur les missions de l'université quant à ce qu'elle est censée transmettre à ces 80 % de bacheliers qui l'intègrent chaque année. Autant dire qu'il s'agit d'un problème très large...
Sur la question du Droit, je n'interviendrai pas beaucoup dans la mesure où je ne suis pas juriste. J'aborderai la question sous l'angle qui est le mien, dans les travaux que j'ai pu faire et surtout par la pratique que j'ai eue. Ce que je pense, c'est qu'à l'heure actuelle, il y a effectivement un double processus. D'une part, sont exclus un certain nombre de gens de l'exercice du Droit, l'illettrisme étant une forme parmi d'autres de cette exclusion. Et d'autre part un autre type de "non-droit " est en train de se créer. Un "non-droit " qui est en fait le droit des grandes sociétés, de la logique libérale, des plus forts. On se trouve donc coincé entre cette exclusion du droit courant d'un grand nombre de gens, et l'apparition d'un "nouveau droit " qui se situe hors de tous les codes traditionnels, et qui concerne le fonctionnement et les intérêts des grandes sociétés internationales. Le Droit se devant d'être relativisé dès lors qu'il prend de façon de plus en plus courante la défense des intérêts les plus puissants, il faut donc réaliser des mobilisations qui permettent d'affirmer un véritable droit. Ce droit véritable dépasse aussi les codes établis, dépasse même les principes généraux comme les droits de l'homme et rejoint la nécessité de faire jurisprudence, d'accoucher de droits nouveaux et protégeant les citoyens les plus fragilisés.
On peut par exemple discuter sur les sans-papiers, et je n'approuve pas forcément fondamentalement tout ce qui a été fait, mais je pense que le sens profond de ce mouvement est porteur d'avenir. Je pense qu'il est possible de réaliser des mobilisations, qui au début ne seront pas nécessairement coordonnées entre elles, mais qui permettent aux exclus, aux opprimés et aux exploités - vieux terme qui je pense a encore toute sa place - de trouver leur propre forme, de s'auto-organiser. Cela revient à réduire le rôle des organisations politiques à un rôle de conseiller ; un rôle de soutien et de conseil et non plus un rôle de dirigeant. C'est je pense, un des enjeux importants.
C'est pour ça que tout à l'heure, je disais, malgré les difficultés, que je suis fondamentalement optimiste. Parce qu'après un siècle de grandes organisations ouvrières, qui ont eu et qui conservent leur rôle, on est en train d'entrer dans une phase où l'auto-organisation retrouve progressivement un droit de cité et force l'attention. C'est à partir de là que, petit à petit, peut se créer - pour employer le vocabulaire traditionnel - une alternative à cette domination des forces capitalistes.

Jean Breschand :Maurice Lemoine, est-ce que vous pouvez nous parler des zones franches ?

Maurice Lemoine :Le hasard veut que j'ai fait cette enquête et écrit l'article sur les zones franches, au moment où s'est déclenché en France le débat sur l'accord multilatéral sur l'investissement, l'A.M.I. Or, avec le développement des zones franches, et de ce qu'on appelle les maquilas, qui sont des usines de sous-traitance en Amérique centrale, on est totalement dans la problématique de l'A.M.I.

Jean Breschand :Parce que c'en est une sorte de laboratoire ?

Maurice Lemoine :C'est effectivement un laboratoire. Je vais vous en décrire rapidement le mécanisme.
L'Amérique centrale a été ravagée par des guerres depuis en gros la fin des années 70 : jusqu'en 89 pour le Nicaragua, 92 pour le Salvador, 96 pour le Guatemala. La poussée révolutionnaire a été contenue par les Etats-Unis. Ces mouvements révolutionnaires ont été suspectés de risquer de devenir des régimes totalitaires. On pourrait avoir un grand débat là-dessus avec Rony Brauman, parce que nous savons que nous n'avons pas les mêmes positions sur la question.
Toujours est-il qu'un certain nombre d'intellectuels européens, parfois de bonne foi, ont mis en exergue les risques de totalitarisme, que ce soit au Nicaragua ou au Salvador. Cette poussée révolutionnaire a été contenue. Aujourd'hui, ces nicaraguayens, ces salvadoriens n'intéressent plus personne. Et je ne comprends pas tout à fait pourquoi, parce qu'ils sont aujourd'hui à la fin de cette période, qui a eu le mérite d'amener la démocratie. Elle n'existait plus au Salvador depuis 1932, au Nicaragua depuis 1934 avec Somoza, et au Guatemala depuis 1954. Et on est en train d'assister aujourd'hui à un phénomène d'exploitation tel, qu'ils sont en train de ramener l'Amérique centrale d'aujourd'hui, à l'état de la France d'avant 1892, année au cours de laquelle on a réduit la journée de travail à 12 heures.
Les maquilas et les zones franches qu'est ce que c'est ? Il s'agit de zones extra-territoriales installées dans le pays, dans lesquelles les investisseurs étrangers, américains mais aussi asiatiques (c'est une nouveauté) importent les matières premières ou les produits semi-élaborés, sans taxes, et y opèrent les opérations les plus élémentaires. Il s'agit à 80 % de confection, par exemple tee-shirts, blue-jeans, chemises, tout ce qui peut être consommé aux Etats-Unis, puisque le marché est essentiellement nord-américain. Donc, ils font procéder à ces transformations par les travailleurs et surtout les travailleuses centraméricaines, afin de réexporter aux Etats-Unis sans droits de douane, et cette activité est exempte d'impôts sur le revenu, de taxes municipales, de taxes foncières. Elle n'a aucune participation dans ce qui est normalement la vie économique d'un pays. Le seul apport de ces maquilas, c'est le salaire des travailleurs. Je peux parler du Nicaragua, et du Honduras, c'est en moyenne 120 dollars par mois. Ça veut dire l'équivalent de 720 FF. Evidemment le coût de la vie n'est pas la même ici et là-bas, mais il faut préciser qu'en réalité, le salaire de base est de 50 dollars : 300 F par mois. Ces travailleurs n'arrivent à obtenir ces 120 dollars qu'en travaillant de 6 h 30 du matin jusqu'à 7, 8, 9 ou 10 du soir ! Il y a 60 à 70 % de femmes, souvent des mères célibataires, d'autant plus vulnérables qu'elles ont un besoin vital de ce salaire pour leurs enfants.
Vous avez dans la zone franche Las Mercedes à Managua, des travailleurs qui viennent travailler à 6 h 30 du matin alors que le travail officiel débute à 7 h. Ces travailleurs qui viennent à 6 h 30 ont une prime royale de 3 dollars par mois : 18 F pour venir travailler à 6 30 !
Je suis entré dans une maquila pour y voir les conditions de travail. Il faut d'abord dire que si on m'a laissé rentrer dans une maquila, c'est que c'était une de celles qui étaient présentables... Il ne faut pas être naïf, et on touche ici les limites du journalisme. J'ai vu travailler ces femmes, et j'étais effaré, parce que j'avais l'impression qu'elles me faisaient une démonstration sur 5 minutes de la capacité qu'elles avaient de travailler vite. Or cela dure comme ça 11 heures par jour ! Dans les périodes de pointe, qui correspondent aux périodes des emplettes aux Etats-Unis, c'est-à-dire à la rentrée scolaire, à Noël, les travailleurs sont quasiment réduits au travail forcé, puisque quand ils arrivent le matin, on leur dit : " ce soir, vous ne quittez pas l'entreprise tant que le quota de fabrication n'est pas atteint. Il faut que demain, tout soit à l'embarquement ! " Et donc ces travailleurs sont gardés jusqu'à 10 h, 11 h du soir, parfois 2 h du matin, parfois toute la nuit. Il y a des cas au Guatemala et au Salvador où on donne des amphétamines aux travailleurs pour qu'ils puissent tenir 24 heures !
Ça, c'est un premier aspect de cette surexploitation féroce. Le deuxième aspect, c'est que dans ces pays, et je pense au Nicaragua, où l'on est même pas 20 ans après la révolution sandiniste, les syndicats sont clandestins. On ose à peine y croire ! Au Nicaragua, il y a 18 entreprises étrangères installées, qui comptent 13.000 travailleurs. C'est la plus petite concentration de maquilas, parce que les nicaraguayens ont encore quand même une tradition de lutte qui inquiète les investisseurs. Mais en République Dominicaine, il y a 200 000 travailleurs dans les maquilas, au Mexique qui est le roi de la maquila il y en a entre 800 000 et 900 000, au Honduras il y en a 90.000. C'est donc bien le modèle de développement en ce moment. Au Nicaragua, trois syndicats ont réussi à se créer. Depuis qu'ils se sont créés, tous les dirigeants syndicaux ont évidemment été licenciés. Et on assiste à un phénomène particulièrement "intéressant ", qu'expliquent les syndicalistes aussi bien au Nicaragua qu'au Honduras, c'est que lorsqu'ils créent un syndicat, il faut qu'ils aillent en faire la déclaration au ministère du travail, dont le premier soin est de décrocher le téléphone, d'appeler le patron de la maquila pour dire : "vous savez, dans votre entreprise, il y a untel, untel et untel qui sont en train de monter un syndicat". Moyennant quoi, au Nicaragua les syndicats sont clandestins, au Honduras il y a eu trente syndicats créés dans les entreprises et tous ont été décapités.
Les conditions de travail sont hallucinantes. Si je vous raconte, vous allez avoir l'impression que je vous fait du Zola. Il faut aussi un peu relativiser, dans la mesure où il y a quelques maquilas qui travaillent dans des conditions à peu près normales. Cela dit, globalement, et dans la mesure où on a affaire à des femmes, on a des dénonciations partout de harcèlements sexuels, de viols, de brutalités. Vous avez une entreprise au Honduras où le travailleur ou la travailleuse qui fait une faute sur un pantalon doit rester face à un mur pendant une demi-heure avec une chaise au dessus de la tête.
Bref, les conditions d'exploitation sont absolument féroces, et soumises au chantage des entrepreneurs et des investisseurs.
Il y a d'ailleurs une nouveauté, pour ceux qui connaissent l'Amérique centrale, l'Amérique latine, et les rapports difficiles entre les latino-américains et les gringos américains : les centraméricains vous disent aujourd'hui : "on vient de découvrir pire que les gringos". Ce sont les asiatiques, qui sont absolument féroces. Les asiatiques, dans leurs pays, ont remplis leur quota d'exportation vers les Etats-Unis en matière de textiles. Donc ils viennent en Amérique centrale pour continuer à exporter.
Les entrepreneurs américains viennent eux pour faire du bénéfice. C'est purement et simplement de la délocalisation. Pour avoir un ordre de grandeur, un jean qui est vendu au minimum 20 dollars, aux Etats-Unis, revient en main-d'oeuvre à 20 cents (0,20 dollars), en Amérique centrale.
J'arrête ma démonstration vous avez en gros compris la logique, c'est pas la peine que j'aille plus loin. D'ailleurs, je vous parle de l'Amérique latine, mais il y a des choses similaires chez nous, y compris dans le "sentier ", avec des filières clandestines d'immigration d'asiatiques qui sont quasiment réduits en esclavage.
Il y a par ailleurs un petit point de lumière dans tout ceci, c'est là aussi que cela nous concerne. Les syndicats latino-américains sont évidemment affaiblis, et il ne sont pas en position de lutter. Des syndicalistes se font encore tuer au Guatemala. Au Salvador aussi, on assassine encore aujourd'hui. Or, par l'intermédiaire des organisations de défense des droits de l'homme, ont été établis des contacts avec les syndicats nord-américains, et avec les associations de consommateurs nord-américaines. Et on commence à en voir les premiers effets, sous la pression des consommateurs nord-américains. Il y a entre autre une entreprise du Honduras : KIMI (ça a fait beaucoup de bruit là-bas) à qui le donneur d'ordre américain a suspendu les commandes, disant "il y a trop de problèmes, nous on ne veut pas salir notre nom", c'était The Gap, je crois. Et on a imposé à cette entreprise un monitorat indépendant, dans lequel on trouve la commission de défense des droits de l'homme du Honduras, un mouvement de femmes, les jésuites du Honduras, etc. Ils vont venir assister les travailleurs pour surveiller que leurs droits sont respectés. Et on voit ainsi petit à petit, pour le moment à une échelle très réduite, des liens qui me paraissent souhaitables et qui doivent être développés entre le Nord et le Sud. Un certain nombre d'entreprises - parce qu'il y a évidement dénonciation de tous ces phénomènes d'exploitation, y compris le travail des mineurs - adoptent des codes de conduite pour faire baisser la pression des consommateurs.
Evidemment, on s'aperçoit sur place que les codes de conduite ne sont pas respectés. Lewis, par exemple a avoué que quand ses inspecteurs descendaient dans les usines au Honduras ou au Nicaragua, ils ne faisaient pas d'enquête sérieuse pour ne pas vexer les propriétaires des usines.
Mais cela dit, il y a là, pour nous citoyens, une voie à explorer dans le secteur qui nous concerne qui n'est pas celui de l'Amérique latine, mais l'équivalent existe je pense avec un certain nombre de pays d'Afrique du nord.

Vincent Glenn : Je voulais réagir par rapport à ce que vous venez de dire, et aux quatre films que l'on vient de voir. Quand on a décidé d'organiser ces quatre jours de rencontres, c'était pour mettre l'accent sur cette position d'impuissance, qu'on retrouve dans le titre Citoyen Spectateur, pour mettre l'accent sur cette impression commune à de plus en plus de gens que la difficulté de mener les actions est trop grande. L'action paraît tellement colossale, impensable, irréalisable si on remonte à la source du problème, qu'on se met à cultiver son jardin, c'est ce qu'on a de mieux à faire finalement. Ça au moins c'est positif, ça n'exploite personne...
Mais hier, il y avait aussi cette question de la délégation, de la représentativité, du fait que la politique était peut-être en train de changer de nature, puisque on ne conçoit plus seulement la politique comme le fait de donner le pouvoir à quelqu'un pour nous représenter, mais que chacun en tant qu'individu à son rôle, sa partition à jouer pour que les choses se passent un peu moins mal. Et hier, on a donc encore discuté de cette question de la délégation, de la représentation. Moi j'étais un peu gêné dans le dernier débat, parce que finalement, on en venait toujours à ce problème de ce que nous, en tant que citoyens, on a des complicités objectives, parce qu'on participe globalement à un système qui opprime, mais que en même temps, ce n'est pas de notre faute, individuellement, "on n'y peut rien ". D'abord parce que la plupart du temps, on est très mal conscient de ce qui se passe réellement à l'autre bout du monde et aussi parce que cela demanderait énormément de temps et d'énergie si on souhaitait vraiment déterminer ce qu'on est indirectement en train de commettre là-bas, en achetant ici tel ou tel produit de telle ou telle multinationale qui fait appliquer les conditions sociales scandaleuses que vous venez de décrire...
Et on peut donc revenir encore buter sur ce constat d'impuissance. Pourtant, quand on se retrouve au supermarché, et qu'on vient d'apprendre que Nike (c'est un des exemples les plus connus) fait travailler des enfants dans des conditions scandaleuses, on peut se poser des questions, et arbitrer à notre petit niveau. Dans certains cas, être citoyen, ça commence avec le fait qu'on est aussi consommateur ? Parce que en étant un consommateur lucide, donc un citoyen, tout d'un coup, on peut dire : "ça, je ne l'accepte pas, je ne l'achète pas, je refuse de cautionner ce qui se cache derrière ce produit donc je ne l'achète pas". Le fait est que cet acte est complètement insignifiant, c'est une goutte d'eau, donc, ça n'a apparemment aucun intérêt. Mais au moins une question est posée à chacun quant à la pertinence de travailler sur des petits niveaux, individuels, mais qui, finalement, en chaîne, produisent, peut-être, des effets qui peuvent être non seulement intéressants, mais qui peuvent faire force.
L'intitulé du débat, c'est : "la banalisation de la misère", et c'est avec ce sentiment qu'on est tellement saturé d'informations qu'elles se banalisent, et finalement, cela peut pousser à faire le choix du renoncement, de l'indifférence, à consacrer notre individualisme et notre impuissance.
Par rapport à ces constats qui ont été fait hier, et bien avant par d'autres, ne faut-il pas remettre un peu à l'honneur des interventions citoyennes qui peuvent avoir l'air dérisoire, telles nos pratiques quotidiennes de consommateur ?

Rony Brauman : Ce que vous venez de décrire, c'est l'opposition entre, d'un côté le sentiment de connaître (presque) tout ce qui se passe dans le monde, et de l'autre l'impression d'impuissance que nous ressentons tous.
La dispersion des centres de décision, leur caractère quasiment immatériel, parfois même l'automatisation des décisions (on l'a vu récemment lors d'une crise boursière), nous donnent un sentiment d'impuissance absolue. Ce sentiment d'impuissance surgit d'un cadre idéologique qui survalorise les pouvoirs et la liberté de l'individu, dépositaire de la vérité et de l'initiative. Mais dans notre expérience quotidienne, nous sommes contredits en permanence.
L'autre point, plus ambigu, c'est le fantasme de toute puissance de l'Occident. En bref, c'est le constat que, aussi bien dans l'exploitation que dans la dénonciation de l'exploitation, l'Occident veut continuer de dominer. Lorsque nous nous voyons comme responsables de l'ensemble des malheurs du monde, nous récupérons une fois de plus cette position centrale et dominante. Car si nous portons la responsabilité de l'ensemble de ce qui se passe dans le monde, cela veut dire explicitement que, pour le meilleur et pour le pire, nous régissons le monde. Or je crois que c'est faux, même si je souscris à ce qu'a dit Maurice Lemoine sur la façon dont l'industrialisation, la modernisation, l'exploitation capitaliste la plus violente et la plus éhontée se manifeste en Amérique centrale. Cela ne m'empêche pas de penser qu'il faut nous méfier de notre inclination à devenir une opinion publique mondiale de substitution, le porte voix des "sans-voix ". Il y a dans cette région, une véritable tradition de lutte, d'insurrection. Ce ne sont sûrement pas nos gestes quotidiens de consommateurs, nos gestes protestataires éventuels, qu'ils attendent.
Au Mexique, on voit monter la syndicalisation, le rassemblement d'organisations ouvrières contre l'exploitation industrielle la plus sauvage. C'est de là que viennent les espoirs, l'enclenchement d'un véritable progrès social. Nous, nous pouvons appuyer cela, de la même façon que ces organismes de consommateurs ou ces syndicats nord-américains, qui, pour des raisons mélangées d'intérêt partagé et d'insurrection morale, sont venus appuyer ces nouvelles formations syndicales indépendantes.
Auparavant, il y avait des syndicats maisons, dans la plus pure tradition des syndicats de délateurs et d'auxiliaires patronaux. Maintenant, il y a des syndicats indépendants qui commencent à se créer. C'est balbutiant, mais c'est absolument fondamental. L'aide qu'ont apportée les syndicats américains et les organisations de consommateurs américaines est effectivement importante. Mais elle n'est qu'une aide à une dynamique déjà existante : elle ne pouvait pas la susciter.
De fait, nos possibilités sont limitées et c'est là-dessus que je voudrais terminer : nous n'avons plus, avec l'expérience des totalitarismes du siècle, d'espoir de changement radical. Nous n'avons plus d'espoir messianique, d'Histoire avec un grand H qui nous mènerait vers le progrès, dont il nous faudrait hâter l'avènement, mais qui serait inscrit dans notre horizon.
On est plutôt dans l'amélioration infinie de ce qui existe. La fin est peu à peu écartée de notre champ mental, et c'est l'amélioration infinie des moyens qui constitue aujourd'hui l'essence même du politique. Il me semble que c'est une révolution mentale et intellectuelle qu'il est très difficile d'intégrer, mais à quoi il va bien falloir se rendre.

Denis Berger : Le boycott des grandes entreprises, c'est un vieux problème. Je pense que c'est une lutte utile à mener. Il faut savoir qu'elle n'aboutira pas immédiatement à des résultats, mais elle est très importante car elle permet une prise de conscience et une action collective. Le boycott n'atteindra peut-être pas son but, mais la campagne pour le boycott aura été un facteur de mobilisation et ne serait-ce que pour cela, c'est très important.
Par ailleurs, j'adhère totalement à ce qu'a dit Rony Brauman sur la modestie nécessaire de l'homme blanc. Effectivement, nous n'avons pas à être les guides, ni pratiques, ni idéologiques, de mouvements qui n'ont pas besoin de nous pour naître et transformer la société dans les pays du Sud.
Il y a en revanche quantité d'exemples où l'émergence d'un mouvement d'émancipation au Sud, est utilement relayé par les réseaux militants du Nord. L'exemple récent le plus connu, c'est l'exemple du Chiapas. Il y a peut être eu un peu beaucoup de publicité autour, et sans doute que le sous-commandant Marcos n'est pas le saint que certain ont voulu faire de lui, mais fondamentalement, c'est un mouvement de paysans, aidés par des intellectuels, ayant suscité une solidarité internationale, et qui a réussi à soulever un certain nombre de problèmes fondamentaux - qui sont d'ailleurs ceux dont nous parlons dans ce débat.
En ce qui concerne le troisième point, il faudrait effectivement avoir toute une réflexion sur les rapports entre la fin et les moyens. A l'heure actuelle, l'essentiel, c'est justement ce que j'appelle auto-organisation, vieux terme dont on voit bien ce qu'il peut signifier pratiquement. Je dirais que l'objectif d'une autre société, d'une société plus juste, vise à cette auto-organisation.

Vincent Glenn : Je voudrais juste rajouter une chose concernant le thème de la modestie de l'homme blanc. J'en parle en tant qu'arrière petit-fils d'africain noir. J'en ai pas l'air, mais c'est vrai ! Il se trouve que j'ai travaillé pendant près d'un an sur un film qui malheureusement est resté dans un tiroir (ça serait trop long à raconter ce soir) et c'était un film pour une soirée thématique sur l'Afrique qui s'appelait le rêve blanc du continent noir.
Le film traitait de la colonisation française de l'Afrique noire, des premières conquêtes jusqu'aux indépendances du début des années 60 et se construisait avec tout un corpus d'images fabriquées par les blancs sur les noirs. Dans ce cadre, j'ai fait des entretiens avec une série d'intellectuels africains, martiniquais, français, qui intervenaient en contrepoint des " clichés blancs " pour donner leur grille de lecture de la colonisation, et parler notamment, des psychopathologies vécues par quantité d'Africains à qui l'on avait expliqué pendant des années que le seul but louable qu'ils pouvaient imaginer, c'était ressembler le plus possible à l'homme blanc, et que là était leur seul salut. Autrement dit, tout ce que décrivait le fameux ouvrage de Frantz Fanon, Peau noire, masque blanc, traitant des diverses formes de complexe d'infériorité de l'homme noir et de son pendant, le complexe de supériorité de l'homme blanc. Or ce que disait Rony Brauman me rappelle une anecdote qui m'avait frappée pendant que je réalisais ce film. Un de ces intervenants, Pascal Blanchard - il est blanc, je précise pour l'anecdote - travaille depuis des années sur l'image des africains et sur la période coloniale et il a recueilli quantité de documents absolument hallucinants sur cette période. Historien et conférencier, il organise également des expositions et passe une bonne partie de l'année en différents pays d'Afrique. L'anecdote en question, c'est qu'il est souvent confronté à des africains qui reprochent des choses aux blancs en général, en disant "vous les blancs...". Alors d'une façon un peu provocatrice il répond parfois : "je ne suis pas plus le descendant du maréchal Lyautey que vous n'êtes le descendant de Toussaint Louverture ! "...
Je crois en effet que quand on parle du " complexe de supériorité " des Occidentaux, il faut savoir à la fois nuancer et prendre garde de ne pas le perpétuer sur une position qui pour ne " pas être arrogant " deviendrait une sorte d'indifférence, une attitude distante qui serait au fond, une autre forme de ce complexe de supériorité. C'est pour ça que tout en respectant profondément l'idée que le développement économique ou les mouvements d'émancipation dépendent pour l'essentiel des acteurs concernés localement, dans leur quotidien, j'ai un peu l'impression, lorsque Rony Brauman parle de prendre garde à l'arrogance occidentale qu'il y a encore une forme de complexe dans ses paroles.
Il faut aussi décomplexifier jusqu'au bout le fait que de parler en tant que " blanc ", " que français ", ne suppose pas qu'on ait de connivence particulière ni avec Napoléon, ni avec le maréchal Pétain ou je ne sais quel colonisateur de ce qu'on fait ici. A mon sens, on n'a pas plus de raison de veiller à être modeste que de tirer de l'orgueil du seul fait d'être des Occidentaux.

Rony Brauman : C'est une modestie par rapport à une formidable arrogance à la fois économique et morale. Moi aussi je plaide pour une position décomplexifiée. Je ne représente pas l'Europe mais j'en fais partie.

Maurice Lemoine :Peut-être une toute petite nuance : Je partage tout à fait ce que dit Rony Brauman sur l'arrogance des Occidentaux pour donner des leçons, présenter des modèles etc. Pourtant, en tant que journaliste, je ne me sens pas du tout gêné de donner de l'information sur ce qui se passe là-bas. Et cela me paraît non seulement nécessaire, mais indispensable.
Et autre petit point de détail, dans cette liaison entre les syndicats sud-américains et les consommateurs nord-américains : ce sont les syndicats centraméricains qui sont demandeurs. Ce sont eux qui sont en train de pousser pour établir des liens.

François Guillement :1 Je voulais juste revenir sur ce que Denis Berger disait tout à l'heure, sur le fait que les nouvelles formes de luttes aujourd'hui poussaient les gens à prendre en main eux-mêmes leur expression et à s'auto-organiser. Vous avez notamment dit cela à propos du mouvement des chômeurs. Je ne voudrais pas être pessimiste, mais dans les faits, c'est assez compliqué !
Quand on regarde le mouvement des chômeurs, la manière dont il s'est formé, on voit qu'il y a eu un gros problème de représentation du mouvement par rapport aux médias. A l'intérieur même du mouvement, les chômeurs ont beaucoup critiqué le fait qu'on ait vu certaines têtes plus que d'autres dans les médias.
C'était sans doute du fait d'une difficulté fondamentale qui est dans l'idée même de démocratiser la parole. Autre difficulté, l'organisation du mouvement. On ne peut pas s'improviser totalement organisateur de luttes, parce que c'est assez compliqué, et que cela suppose une certaine pratique, et évidemment, pour le mouvement des chômeurs, ce sont plutôt des syndicalistes qui en ont été à l'origine.
Il y a une autre question que je me pose, c'est le problème financier. On voit bien dès qu'il faut faire le moindre tract, la moindre photocopie, que la question de l'argent arrive tout de suite pour pouvoir s'organiser. Et quand on est chômeur, on est pas forcément bien armé pour avoir les moyens de s'exprimer et de s'organiser.
Pour finir je repense au film de Romain Goupil sur mai 68 : Mourir à trente ans. On y voit qu'à l'époque, il n'y n'avait pas de problèmes financiers, alors que je peux vous dire qu'aujourd'hui, si vous allez voir AC!, il en ont de gros. Je me demande comment, en 68, des intellectuels et des bourgeois riches avaient pu épouser la cause des étudiants et des ouvriers, et pourquoi ils avaient pu financer ces causes-là. D'après ce que j'ai compris, notamment dans le cinéma militant et certaines structures d'extrême-gauche, il y avait un véritable mécénat de la part de certains qui avaient beaucoup d'argent, alors qu'aujourd'hui, c'est inexistant.

Denis Berger : J'ai peut-être donné l'impression de faire l'apologie de façon excessive des mouvements récents. En fait, j'ai simplement voulu indiquer une tendance présente : cette tendance à l'auto-organisation, à la responsabilité, à la remise en question de la délégation de pouvoir. Cette tendance me semble exister. Qu'il y ait des problèmes, c'est évident. C'est vrai que les noyaux initiateurs sont des syndicalistes ayant déjà une longue expérience dans différents syndicats. C'est vrai qu'il peut y avoir des tensions internes, et d'autres difficultés.
Je pense néanmoins que si on prend les quinze dernières années, non seulement en France mais en Europe, si on prend toutes les luttes, elles vont dans le même sens. Avec plus ou moins de réussite et de durée, elles vont dans le sens de cette auto-organisation.
Je n'ai pas voulu dire plus que cela. Il y a des difficultés, je suis pleinement d'accord, et je ne crois pas qu'un mouvement qui s'auto-organise devienne subitement à l'abri des problèmes de ceux qui veulent le contrôle, de ceux qui veulent parler en son nom, les problèmes, disons pour aller vite, de bureaucratisation.
En ce qui concerne l'argent, mai 68 a été un ébranlement profond. Je ne crois pas du tout, comme certains l'ont présenté, que c'était une crise annonçant la révolution selon un schéma classique, mais c'était une crise fondamentale des rapports sociaux. Les réactions ont été différentes, mais rappelez-vous quand même la panique de De Gaulle, et l'empressement de Mitterrand à trouver une solution politique, etc. Dans ce cadre-là, que des libéraux, des bourgeois, des intellectuels ayant du "pognon ", pour parler scientifiquement, aient soutenu, cela s'explique à mon avis par l'ampleur du mouvement, l'ampleur de la remise en cause des rapports sociaux qu'il a provoqué. Aujourd'hui, on est loin du compte. Les films l'ont montré, ce qui pèse encore sur nous, c'est cette impression d'une situation actuelle apparemment inextricable. A mon avis, on est à un tournant qui peut - je souligne le terme de possibilité - qui peut aboutir à de nouvelles formes d'auto-organisation, donc à de nouvelles formes de mobilisation, donc à de nouvelles manières de faire de la politique et c'est cela, je me répète qui me paraît être le plus intéressant. C'est une possibilité, mais j'ai cessé de croire depuis longtemps que j'étais capable de dire comment les choses étaient déterminées.

Rony Brauman : Moi, je pense aussi qu'une des raisons pour lesquelles les organisations révolutionnaires - avec ou sans guillemets - disposaient d'un certain nombre de fonds et de bienfaiteurs, c'est parce que l'époque était encore à une certaine forme de romantisme révolutionnaire.
Il y avait une véritable gratification lorsqu'un Godard, un Truffaut donnaient de l'argent. Je pense à ceux-là parce qu'ils ont pas mal financé, en particulier Godard. Le mouvement dans lequel j'étais était financé largement par des gens comme lui. Ils se retrouvaient dans cette forme d'ouvriérisme, de populisme révolutionnaire, donc de romantisme. Est-ce qu'ils croyaientt à la révolution ou est-ce qu'ils n'y croyaient pas ? C'est secondaire. Ils trouvaient du plaisir à s'inscrire dans cette perspective-là. Ça ne peut plus exister aujourd'hui. Cela rejoint ce que je disais tout à l'heure sur la fin et les moyens. On avait l'oeil braqué sur la fin à l'époque. Cette fin qui était justement la source du romantisme révolutionnaire. Elle n'existe plus aujourd'hui, donc ce plaisir là ne peut plus exister.
On pourra peut-être retrouver un jour d'autres formes de lutte et de romantisme social. Mais pour l'instant, il n'y a plus de mécènes politiques qui se retrouvent dans le financement d'organisations comme SUD, AC! ou DAL...

Vincent Glenn : Par rapport à ce que disait François Guillement sur le problème du financement, est-ce que vous pouvez parler de ce qui vous gêne dans celui de certaines O.N.G. Par exemple au sujet de Handicap International et de sa façon de "sensibiliser le public ", à l'aide notamment de films comme celui de Rithy Panh que nous venons de voir.

Rony Brauman : Handicap international est une association que je connais bien, qui mène une action tout à fait constructive et positive. J'ai cependant ressenti, en voyant ce film, un certain malaise, celui que je ressens de manière générale devant toute campagne qui s'impose par son évidence consensuelle. Alors, on se dit "Eh bien oui, les mines, c'est pas bien !"
C'est le syndrome de Lady Dy, celui que j'épinglais tout à l'heure, c'est la dépolitisation : tout le monde est frère, tout le monde se donne la main, et cette notion de fraternité universelle est à mon avis extrêmement trompeuse. Je pense que les conflits, les affrontements, y compris jusqu'à un certain niveau de violence, nous apprennent plus sur nous-mêmes, sur la vérité, sur vers où il faut aller, que ces grandes embrassades universelles qui soulèvent un peu le coeur. Voilà, c'est ce registre de l'embrassade qui me gêne là-dedans.

Intervenant dans la salle : Je suis lycéen, et j'aurais une petite question à vous poser en revenant sur le Cambodge, qui est un pays que je connais un peu. Je comprends ce que vous avez dit, mais comment mettre en valeur les problèmes réels, tous les problèmes réels d'un pays ?
Le Cambodge est un bon exemple, car avec ce qui s'est passé cet été, fin juin début juillet avec ce coup de force (ou coup d'Etat, tout dépend de l'appellation qu'on lui donne) d'Hun Sen, toute la presse international s'est ruée sur l'affaire. Avant on ne parlait pas du tout du Cambodge qui avait pourtant déjà un problème politique, social et médical.
Comment et jusqu'où peut aller cette information lorsque les journalistes arrivent sur place au dernier moment, voire n'y vont pas du tout car il y en a qui écrivent leurs papiers de Bangkok sans savoir exactement ce qui se passait dans le pays ? Comment nous, Occidentaux, en Europe ou aux Etats-Unis, savoir ce qui se passe vraiment pour pouvoir se mobiliser, et intervenir dans les endroits qui ont besoin d'aide. Jusqu'où peut aller l'information et comment voyez-vous la transmission de cette information entre les professionnels qui sont sur le terrain jusqu'à ceux qui peuvent aider ?

Rony Brauman : Les professionnels qui sont sur le terrain... vous voulez dire professionnels de quoi ?

Le lycéen :Professionnels de l'humanitaire...

Rony Brauman : Le Cambodge est actuellement le pays phare de l'humanitaire, qui détient le record absolu du nombre d'O.N.G. sur place.
Mon premier élément de réponse, c'est qu'il faut diminuer la présence de ces professionnels de l'humanitaire comme vous dites. Je pense que cette présence massive n'est pas un élément de solution mais plutôt un élément du problème.
Le Cambodge est d'abord un marché pour l'humanitaire. Il y a de l'argent pour le Cambodge ! Il y a eu cette gigantesque opération des Nations Unies, avec plusieurs milliards de dollars, qui a probablement beaucoup plus écrasé le pays qu'il ne l'a aidé à se relever. Et derrière cela - maintenant ils sont partis - il y a quelque chose comme 200 ou 250 O.N.G. dont les trois-quarts font un travail qui les concerne elles-mêmes au premier chef, et pas la population cambodgienne. Elles sont là-bas pour être là-bas. Aussi pour lutter contre la misère, le sida, lutter contre je ne sais quoi, mais elles ne font pas du tout un travail de professionnels de l'humanitaire, mais de professionnels de la boutique humanitaire. Elles entretiennent leurs institutions.
Pardonnez moi d'être désespérant, mais c'est ce que je pense sincèrement.

Intervenante dans la salle : Vous ne devriez pas tenir un discours aussi négatif. Il y a très peu de jeunes qui s'engagent. A partir du moment où il le font, qu'ils ont envie de faire quelque chose, qu'est-ce que vous pouvez leur conseiller de positif ?

Rony Brauman : Comme cela me semble être une illusion, j'essaie de la dissiper. Je sais bien que ce sont des réalités qui sont très déplaisantes, et très démobilisatrices dans une première phase.
Je crois que le poids de cette ingérence est l'un des problèmes du Cambodge. Il en a bien d'autres, et ce n'est sans doute pas le plus important, mais sur le plan économique et sur le plan des représentations que se font les Cambodgiens de leur société et de leurs aspirations, il est vraiment réel. Quand je dis ingérence, c'est au sens le plus large et le moins polémique du terme, dans leur vie quotidienne : tous ces gens qui viennent leur expliquer comment vivre, comment se laver, comment "chier ", comment "bouffer ", comment acheter, comment préparer son avenir...
Il y a dans l'humanitaire une formidable illusion, et il y a aussi de véritables moyens d'accès à la réalité et au politique. Pour l'instant, c'est largement l'illusion qui masque les voies d'accès à la réalité et au politique.
Le premier travail à faire dans l'humanitaire, aux antipodes de la vision romantique, c'est de le " désenchanter ".
Entrer dans l'humanitaire, c'est finalement vouloir accéder à une partie du monde qui est faite de la violence, des rapports de force, bref, du monde tel qu'il est.
Ce n'est pas en étant bardé d'illusions sur un morceau du monde qui échapperait aux conflits et aux rapports d'intérêts que l'on va pouvoir accéder à la réalité. C'est au contraire en désacralisant l'humanitaire a priori. Il ne faut pas considérer qu'a priori une action humanitaire est porteuse de bienfaits pour les gens. C'est vrai dans certains cas, c'est faux dans d'autres. Je ne dis pas : "tous pourris" etc. Absolument pas ! J'ai pris soin de préciser tout à l'heure que c'est une critique interne. Je suis toujours un "militant " de l'action humanitaire et je me situe à l'intérieur.
Donc, oui, entrez dans l'humanitaire, mais pas avec des oeillères !




1) réalisateur de Dans la rue - novembre décembre 1995.


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