Retour à l'accueil général
Retour au sommaire 98
films : Les voisins, de Norman McLaren, Lumières
sur un massacre, de Rithy Panh, L'île aux fleurs, de
Jorge Furtado, Seule, de Eric Zonca
conférence/débat avec :
Denis Berger (enseignant en sciences politiques à
Paris VIII)
Maurice Lemoine (journaliste au Monde Diplomatique)
Rony Brauman (ancien président de Médecins
sans frontières)
modérateur : Jean Breschand (journaliste)
Jean Breschand : Je vous présente
nos invités en quelques mots : Denis Berger (ancien professeur en
sciences politiques à Paris VIII). Maurice Lemoine est journaliste au
Monde diplomatique, où il vient d'écrire, dans le dernier
numéro, un article sur les zones franches en Amérique centrale.
Enfin, Rony Brauman, ancien président de Médecins sans Frontières,
prépare en ce moment un film sur le procès Eichman.
Je pense qu'on peut partir des premiers termes du débat :
banalisation de la misère.... Ces quatre films que nous avons vu peuvent
nous amener à problématiser un peu cette notion de banalisation,
peut-être à travers une notion qu'on pourrait creuser, celle du
voisinage, et des liaisons que cela suppose entre des individus qui vivent dans
un rapport de proximité et aussi dans une plus ou moins grande indifférence.
Comment peut se penser une conscience d'un tel voisinage ?
On peut partir du travail de Maurice Lemoine sur les zones
franches en Amérique centrale.
L'exemple est particulièrement intéressant
parce que cette question de " voisinage"est posée
en termes économiques, en terme d'organisation du travail et du capital :
comment ces zones franches deviennent des espaces de non-droit ou de non réglementation
à l'intérieur de tel ou tel pays ?
Maurice Lemoine : En ce qui concerne l'Amérique centrale, c'est du non-droit !
Jean Breschand : Vous pouvez peut-être expliquer comment cela fonctionne ?
Maurice Lemoine :Avant,
je voudrais revenir sur une phrase de l'intitulé, qui reprend la notion
de cultiver son jardin.
Je voudrais vous raconter une petite histoire qui aborde les
notions d'accroissement de la misère et cultiver son jardin.... Je vous
précise que je travaille beaucoup sur l'Amérique latine, donc je
vais beaucoup puiser dans mon vivier naturel. Et notamment, je voudrais vous
parler un peu de la Bolivie.
La Bolivie, c'est un pays qui a été confronté
depuis le début des années 80, à ce qu'on appelle les
ajustements structurels, c'est-à-dire une certaine forme de "modernisation ".
C'est un pays à forte minorité indienne, dont l'économie a
reposé pendant très longtemps sur les mines d'étain. En
1985, on a mis en place une modernisation de ces mines. C'était nécessaire,
parce qu'on y travaillait (les indigènes y travaillaient) dans des
conditions dignes du XIX siècle. Ce qui est en cause ce n'est pas, bien sûr,
la modernisation, mais un certain type de modernisation. Le but était
d'abord de rentabiliser ces mines qui étaient lourdement déficitaires,
donc qui vivaient en partie des subsides de l'Etat.
Le F.M.I. et la Banque Mondiale ont exercé une
pression très forte. Et du jour au lendemain, on a licencié 20 000
des 24 000 mineurs.
Et ces mineurs, ces indiens se sont retrouvés sur
leurs hauts plateaux, dans la poussière, "sur le carreau de la mine".
Inutile de vous dire, nous sommes en Bolivie, les plans sociaux, cela n'existe
pas.
Ils ont d'abord fait les multiples démarches que
peuvent faire des mineurs boliviens, analphabètes et isolés dans
leur montagne, pour qu'on prenne en compte leurs nécessités, mais
personne n'a répondu à ces nécessités. Et ces
mineurs, ou une grande partie de ces mineurs sont effectivement descendus
cultiver leur jardin. C'est là qu'il y a un lien direct avec nous, les
pays du Nord. Ils sont descendus dans une région qui s'appelle le
Chiapare, qui est à la jointure entre l'Amazonie et les Andes, et là,
ils se sont mis à cultiver. Il n'ont pas cultivé le coton, le café,
les ananas ou les bananes, qui, sur les marchés internationaux ne font
pas vivre les paysans latino-américains. Ils se sont mis à
cultiver la seule culture qui aujourd'hui s'est insérée de manière
remarquable dans le processus de mondialisation. Ils se sont mis à
cultiver la coca.
Et on voit aujourd'hui comment, à cause d'une
situation de misère, on arrive sur un problème qui nous concerne
tous, qui est dramatique pour les pays du sud, en l'occurrence la Bolivie, et
aussi pour les pays du nord, en terme de santé publique.
90 % de la production de la coca, aujourd'hui cultivée
par ces ex-mineurs et ces paysans boliviens alimente le narcotrafic. Alors, il y
a sans doute une petite leçon à tirer. Je ne suis pas économiste,
je ne vais donc pas développer beaucoup mais je remarque que la logique
de départ était de ne pas subventionner à perte des mineurs
parce que cela coûtait de l'argent à l'Etat. Aujourd'hui, ce qu'on
subventionne, c'est la répression. C'est-à-dire que d'une certaine
manière, on a refusé de subventionner des travailleurs mais
qu'aujourd'hui, un autre type de financement public intervient, suite à
la pression des Etats-Unis sur le gouvernement bolivien, pour mettre un terme à
cette culture de la coca.
Ceux qu'on appelle les léopards, qui sont les forces
anti-narco boliviennes, exercent une pression terrible sur ces paysans, en éradiquant
les cultures, mais également en les réprimant de manière
tout à fait classique, avec de sérieuses violations des droits de
l'homme. Et, fin mot de l'histoire, ces paysans acculés, disent : "Nous,
faute d'alternatives, on ne cessera pas de cultiver la coca."
Dans ce genre de problèmes, on parle toujours
d'agriculture alternative. Et c'est vrai que les spécialistes, ceux des
O.N.G., proposent un certain nombre de solutions. Mais la culture de la coca génère
en Bolivie, 200 millions de dollars par an. Les Etats-Unis, qui aident à
la lutte du narco-trafic, investissent chaque année 20 millions de
dollars pour développer les cultures alternatives. C'est-à-dire
que pour remplacer une culture qui rapporte 200 millions de dollars, on investit
20 millions de dollars... Moyennant quoi aujourd'hui, ces paysans acculés
par la répression sont en train de s'armer, et on parle du Chiapare comme
un futur et possible Chiapas. On retrouve donc ces termes de la misère,
de cultiver son jardin, et cette inter-relation, parce qu'avec la
mondialisation, Nord et Sud sont concernés par cette affaire.
Jean Breschand : De ce point de vue, L'île aux fleurs est le film qui essaie le plus de comprendre les rapports entre des zones économiques, entre des pays du tiers monde et des zones industrialisées. Est-ce que Denis Berger peut nous dire comment il envisage le problème ?
Denis Berger : Avant
tout, je voudrais dire deux mots simplement : d'abord pour me retirer l'étiquette
de politologue. Je préfère rappeler que j'ai été un
militant, en particulier un militant internationaliste au moment de la guerre
d'Algérie.
Les films qu'on a vu sont, a mon avis, malheureusement, très
réalistes dans leur noirceur. Et cela nous pose un problème. On
aurait tendance, face à une telle accumulation d'horreur, à se
tourner vers la violence, un peu comme Amélie, le personnage de Seule,
avec son revolver. Alors le problème - laissons de côté la
question de la violence qui appellerait d'autres débats - est-ce qu'on
peut lutter à l'heure actuelle contre cette domination absolue du profit,
avec toutes ses conséquences, les remises en question des droits de
l'homme etc. ?
J'y réponds en deux parties. Premièrement, il
est certain qu'à l'heure actuelle, on est arrivé à un
contexte mondial particulièrement difficile. Parce que les centres de décision
semblent maintenant hors de tout contrôle. Que ce soit au niveau européen
ou au niveau mondial, les grandes institutions ne semblent plus contrôlables
par les citoyens, qu'il s'agisse de la France, de l' Europe, ou dans ce qu'il était
convenu d'appeler approximativement le Tiers-monde. La mondialisation est une
vieille histoire, qui est liée au développement du capitalisme, et
qui a franchi une grande étape, laissant mal présager de l'avenir.
Mais la seconde partie de ma réponse, c'est au
contraire qu'il me semble tout à fait possible à l'heure actuelle
de créer de nouvelles formes d'action internationales. Je m'explique. En
prenant simplement deux séries d'arguments : premièrement on
a vécu - ma génération en particulier a été
la dernière à vivre cela - une certaine forme d'internationalisme
qui était liée à des Etats, que l'on parait de toutes les
qualités : l'Union Soviétique, la Chine pour d'autres,
Cuba... Et on concevait l'internationalisme comme un grand rassemblement de
forces unifiées et centralisées. Ceci est complètement
remis en cause depuis la crise des pays qui se réclamaient du socialisme.
Cela peut avoir des aspects négatifs en apparence. Je
pense au contraire que cette crise crée la possibilité de
nouvelles formes d'action à l'échelon local, comme à l'échelon
national, et aussi à l'échelon international. Et ceci pour une
raison qui est tout à fait essentielle. J'ai lu tout à l'heure le
texte de l'association De l'autre côté, et je reprends un certain
nombre de termes que je partage entièrement : c'est que depuis un
certain nombre d'années, et en particulier en France depuis les grèves
de 95, les mouvements de solidarité avec les sans-papiers, les mouvements
de chômeurs, on est arrivé à de nouvelles formes de
militantisme : on ne délègue plus, ou on délègue
moins. On ne veut plus uniquement déléguer, avoir des porte-parole
qui s'expriment au nom des opprimés, des exploités etc. Ceux-ci
veulent se mobiliser eux-mêmes, trouver des formes de démocratie
qui leur permettent de contrôler jusqu'au bout leur action, "aller
jusqu'au bout de leur action ", disait le psychanalyste Gérard
Mendel, et cela me semble une bonne formule. Et ceci crée des possibilités
entièrement nouvelles.
Je prends un seul exemple : les marches de chômeurs.
Il y a eu, en 1996, une marche européenne. Si elle a eu peu d'effets immédiats,
elle a permis le développement du mouvement des chômeurs en France.
Et le mouvement français a permis une solidarité avec le mouvement
allemand etc., ce qui montre que des possibilités ont été
ouvertes, que des ponts ont été édifiés.
Il faut bien se rendre compte qu'il faut adopter des formes
nouvelles d'actions, en réalisant l'idéal que les coordinations
représentaient, quand elles ont existé, c'est-à-dire des
formes démocratiques qui permettent à tous ceux qui participent de
contrôler jusqu'au bout leur mouvement. Et je pense que ceci est possible à
l'échelon européen, mais qu'une dimension internationale est également
possible. Dimension internationale qui s'est exprimée par exemple avec la
solidarité autour du mouvement des sans-papiers. On peut considérer
que c'est peu de choses, que c'est un mouvement qui débute, mais tout débute
à l'heure actuelle ! Ce que je veux souligner, ce sont les
perspectives et les possibilités. Le mouvement des sans-papiers a montré
que, très largement et pas simplement parmi les couches militantes, une
solidarité pouvait exister entre immigrés et résidents français,
ou résidents d'un autre pays européen.
Je dirais, en concluant, que ces possibilités ne sont
pas réduites à celles que nous connaissons à l'heure
actuelle. Il y a beaucoup de gens qui veulent d'autres formes de militantisme
que celles que nous avons connues dans le passé.
En se mobilisant sur certains mots d'ordre, sur certaines
actions (comme l'association ATTAC par exemple), il est possible d'arriver à
terme - à condition de savoir être patient, de savoir reconnaître
les étapes - à paralyser les grands mécanismes
internationaux qui multiplient les situations d'injustice.
Donc, malgré les difficultés actuelles, malgré
la crise, je suis optimiste, raisonnablement optimiste, pour l'avenir.
Jean Breschand : Je vous remercie. Rony Brauman, peut-être pourriez-vous, à partir de votre expérience de Médecins Sans Frontières, nous faire part de votre propre vision des choses ?
Rony Brauman : En préambule,
je dirais que tout en étant mêlé à l'action
humanitaire depuis une vingtaine d'années, j'ai toujours éprouvé
une méfiance radicale vis-à-vis de l'humanitaire. Je me retrouve
dans la position de Jean-Claude Guillebaud (dont un des livres est en vente à
l'entrée) par rapport au journalisme quand il dit qu'il ne pourrait pas
faire ce métier, qui le passionne, sans le détester un peu.
Cette coïncidence de vues n'est évidemment pas
le fait du hasard, parce qu'il s'agit de donner à voir, de donner à
consommer dans les deux cas. Pas exactement la même chose dans chaque cas,
mais quand même quelque chose qui est de l'ordre du voyeurisme. Même
si dans l'action humanitaire, on ne s'arrête pas là, et qu'on va un
peu plus loin en essayant d'aider directement des gens.
Mais cette sollicitude généralisée
qu'on essaie d'appliquer dans l'humanitaire a une conséquence immédiate,
qui ressortait bien dans le film de Rithy Panh : celle d'effacer les réalités
politiques.
On est devant des organismes souffrants, des physiologies déficientes,
des corps meurtris. Que ce corps meurtri soit le résultat d'un accident,
d'une torture, d'un processus économique, n'a finalement aucune
importance. C'est la force, évidemment, de l'humanitaire, qui ne choisit
pas entre les bonnes et les mauvaises victimes, qui ne dit pas " celle-ci
mérite ma compassion et celle-là au contraire n'a aucun intérêt ".
Mais cette force-là a ses limites, et ce sont ces limites que l'on a
perdues de vue, dans l'emphase, l'enthousiasme humanitaire, ou plutôt
humanitariste, de ces dix dernières années.
Cette vision des êtres humains comme des organismes
biologiques, est source d'une dépolitisation, et d'une perte de sens.
Aujourd'hui, par exemple, au Cambodge, on ne voit plus que des êtres qui
ont perdu une part de leur motricité. Evidemment c'est une réalité
dont il faut parler - je ne critique pas le film de Rithy Panh en soit, ni
l'action de Handicap international. Ce que je veux pointer, c'est l'extension
hors de ses limites de ce genre de représentations, de cette imagerie, le
fait que la compassion devienne un mode envahissant de rapport au monde. La
compassion suscite toujours une position particulière, comme l'exprime ce
dicton africain : " La main qui donne est toujours plus haute que
la main qui reçoit ". Et on l'a bien vu dans tous ces films.
Ce à quoi je veux en venir, donc, c'est à une
interrogation plus qu'à une conclusion. Je veux arriver à la
question de l'inutilité. L'objet des humanitaires, qu'ils soient en
France ou dans un pays lointain, ce sont des gens dont l'existence est inutile à
la société. Ce sont des gens dont l'existence n'a plus de sens,
plus de fonction sociale, plus de réalité authentique, parce que
se sont des ombres pour le monde tel qu'il va. Il sont perçus comme étrangers
au mouvement de l'histoire, et intériorisent ce sentiment d'inutilité.
C'est peut-être ce qui m'angoisse le plus, parce que d'une certaine manière,
la logique de l'inutilité, c'est la logique de l'anéantissement.
Je ne veux pas dire qu'il y aurait un espèce de génocide qui se prépare,
ce serait excessif et inutilement dramatique. Ce n'est pas cela. Mais en tout
cas, il y a un processus de mise à distance, de mise à l'écart.
Et là, je rejoins tout à fait ce que disait Denis Berger..
Je crois que ces marches de chômeurs, ces
manifestations de chômeurs, cette prise en main directe, cette mise à
l'écart des porte-parole pour une espèce de retrouvaille avec la
mobilisation, la recherche d'un véritable sens, c'est une lutte contre ce
sentiment d'inutilité.
Intervention dans la salle :Si on revient à la question de la " banalisation de la misère", il faut aussi parler de l'illettrisme. On n'en parle pas, ou très peu, et pourtant, ça me parait être un des éléments majeurs de l'exclusion des enfants de l'école, et de la violence.
Jean Breschand : Ce que vous
dites peut être prolongé sur un terrain qui est directement dépendant
de la capacité de lire et de comprendre, et je pense à quelque
chose qui perce dans les interventions, c'est la question du Droit et de la Loi.
Je pense que l'illettrisme est peut-être un symptôme d'une perte du
rapport à la loi, au profit d'une autre forme de réglementation,
d'une réglementation qui n'est pas pensée en fonction de l'intérêt
général mais d'un certain nombre d'intérêts
particuliers.
Ce n'est sans doute pas un hasard si dans le numéro
du Monde diplomatique où il y a l'article de Maurice Lemoine sur
les zones franches, sur les zones de non-droit, il est beaucoup question de
l'A.M.I., de l'O.C.D.E., qui prévoient la mise en place d'une réglementation
instaurant la circulation des capitaux en dehors du Droit des Etats, au-dessus
du Droit... Dans le type d'accord prévu, les choses se présentent
de telle manière qu'une juridiction nationale ne pourrait plus avoir
prise sur les modalités de cette circulation.
Denis Berger, est-ce que vous pourriez approfondir ce que
vous disiez sur les possibilités d'une action politique face à ce
déploiement d'outils en faveur des forces financières, qui vise à
outrepasser le droit, et d'abord réagir sur cette question de
l'illettrisme.
Denis Berger : Sur la
question de l'illettrisme, ce que je peux dire, c'est qu'effectivement, dans
notre université, nous avons beaucoup de jeunes qui arrivent avec des
difficultés à écrire, à parler, etc. Cela nous
interroge donc sur le comment ils en sont arrivés là d'une part,
sur les capacités de l'université de masse à les aider
d'autre part, et plus généralement sur les missions de l'université
quant à ce qu'elle est censée transmettre à ces 80 % de
bacheliers qui l'intègrent chaque année. Autant dire qu'il s'agit
d'un problème très large...
Sur la question du Droit, je n'interviendrai pas beaucoup
dans la mesure où je ne suis pas juriste. J'aborderai la question sous
l'angle qui est le mien, dans les travaux que j'ai pu faire et surtout par la
pratique que j'ai eue. Ce que je pense, c'est qu'à l'heure actuelle, il y
a effectivement un double processus. D'une part, sont exclus un certain nombre
de gens de l'exercice du Droit, l'illettrisme étant une forme parmi
d'autres de cette exclusion. Et d'autre part un autre type de "non-droit "
est en train de se créer. Un "non-droit " qui
est en fait le droit des grandes sociétés, de la logique libérale,
des plus forts. On se trouve donc coincé entre cette exclusion du droit
courant d'un grand nombre de gens, et l'apparition d'un "nouveau
droit " qui se situe hors de tous les codes traditionnels, et qui
concerne le fonctionnement et les intérêts des grandes sociétés
internationales. Le Droit se devant d'être relativisé dès
lors qu'il prend de façon de plus en plus courante la défense des
intérêts les plus puissants, il faut donc réaliser des
mobilisations qui permettent d'affirmer un véritable droit. Ce droit véritable
dépasse aussi les codes établis, dépasse même les
principes généraux comme les droits de l'homme et rejoint la nécessité
de faire jurisprudence, d'accoucher de droits nouveaux et protégeant les
citoyens les plus fragilisés.
On peut par exemple discuter sur les sans-papiers, et je
n'approuve pas forcément fondamentalement tout ce qui a été
fait, mais je pense que le sens profond de ce mouvement est porteur d'avenir. Je
pense qu'il est possible de réaliser des mobilisations, qui au début
ne seront pas nécessairement coordonnées entre elles, mais qui
permettent aux exclus, aux opprimés et aux exploités - vieux terme
qui je pense a encore toute sa place - de trouver leur propre forme, de
s'auto-organiser. Cela revient à réduire le rôle des
organisations politiques à un rôle de conseiller ; un rôle de
soutien et de conseil et non plus un rôle de dirigeant. C'est je pense, un
des enjeux importants.
C'est pour ça que tout à l'heure, je disais,
malgré les difficultés, que je suis fondamentalement optimiste.
Parce qu'après un siècle de grandes organisations ouvrières,
qui ont eu et qui conservent leur rôle, on est en train d'entrer dans une
phase où l'auto-organisation retrouve progressivement un droit de cité
et force l'attention. C'est à partir de là que, petit à
petit, peut se créer - pour employer le vocabulaire traditionnel - une
alternative à cette domination des forces capitalistes.
Jean Breschand :Maurice Lemoine, est-ce que vous pouvez nous parler des zones franches ?
Maurice Lemoine :Le hasard veut que j'ai fait cette enquête et écrit l'article sur les zones franches, au moment où s'est déclenché en France le débat sur l'accord multilatéral sur l'investissement, l'A.M.I. Or, avec le développement des zones franches, et de ce qu'on appelle les maquilas, qui sont des usines de sous-traitance en Amérique centrale, on est totalement dans la problématique de l'A.M.I.
Jean Breschand :Parce que c'en est une sorte de laboratoire ?
Maurice Lemoine :C'est
effectivement un laboratoire. Je vais vous en décrire rapidement le mécanisme.
L'Amérique centrale a été ravagée
par des guerres depuis en gros la fin des années 70 : jusqu'en
89 pour le Nicaragua, 92 pour le Salvador, 96 pour le Guatemala. La poussée
révolutionnaire a été contenue par les Etats-Unis. Ces
mouvements révolutionnaires ont été suspectés de
risquer de devenir des régimes totalitaires. On pourrait avoir un grand débat
là-dessus avec Rony Brauman, parce que nous savons que nous n'avons pas
les mêmes positions sur la question.
Toujours est-il qu'un certain nombre d'intellectuels européens,
parfois de bonne foi, ont mis en exergue les risques de totalitarisme, que ce
soit au Nicaragua ou au Salvador. Cette poussée révolutionnaire a été
contenue. Aujourd'hui, ces nicaraguayens, ces salvadoriens n'intéressent
plus personne. Et je ne comprends pas tout à fait pourquoi, parce qu'ils
sont aujourd'hui à la fin de cette période, qui a eu le mérite
d'amener la démocratie. Elle n'existait plus au Salvador depuis 1932, au
Nicaragua depuis 1934 avec Somoza, et au Guatemala depuis 1954. Et on est en
train d'assister aujourd'hui à un phénomène d'exploitation
tel, qu'ils sont en train de ramener l'Amérique centrale d'aujourd'hui, à
l'état de la France d'avant 1892, année au cours de laquelle on a
réduit la journée de travail à 12 heures.
Les maquilas et les zones franches qu'est ce que
c'est ? Il s'agit de zones extra-territoriales installées dans le
pays, dans lesquelles les investisseurs étrangers, américains mais
aussi asiatiques (c'est une nouveauté) importent les matières
premières ou les produits semi-élaborés, sans taxes, et y
opèrent les opérations les plus élémentaires. Il
s'agit à 80 % de confection, par exemple tee-shirts, blue-jeans,
chemises, tout ce qui peut être consommé aux Etats-Unis, puisque le
marché est essentiellement nord-américain. Donc, ils font procéder
à ces transformations par les travailleurs et surtout les travailleuses
centraméricaines, afin de réexporter aux Etats-Unis sans droits de
douane, et cette activité est exempte d'impôts sur le revenu, de
taxes municipales, de taxes foncières. Elle n'a aucune participation dans
ce qui est normalement la vie économique d'un pays. Le seul apport de ces
maquilas, c'est le salaire des travailleurs. Je peux parler du
Nicaragua, et du Honduras, c'est en moyenne 120 dollars par mois. Ça veut
dire l'équivalent de 720 FF. Evidemment le coût de la vie
n'est pas la même ici et là-bas, mais il faut préciser qu'en
réalité, le salaire de base est de 50 dollars : 300 F
par mois. Ces travailleurs n'arrivent à obtenir ces 120 dollars qu'en
travaillant de 6 h 30 du matin jusqu'à 7, 8, 9 ou 10 du soir !
Il y a 60 à 70 % de femmes, souvent des mères célibataires,
d'autant plus vulnérables qu'elles ont un besoin vital de ce salaire pour
leurs enfants.
Vous avez dans la zone franche Las Mercedes à
Managua, des travailleurs qui viennent travailler à 6 h 30 du
matin alors que le travail officiel débute à 7 h. Ces travailleurs
qui viennent à 6 h 30 ont une prime royale de 3 dollars par mois :
18 F pour venir travailler à 6 30 !
Je suis entré dans une maquila pour y voir
les conditions de travail. Il faut d'abord dire que si on m'a laissé
rentrer dans une maquila, c'est que c'était une de celles qui étaient
présentables... Il ne faut pas être naïf, et on touche ici les
limites du journalisme. J'ai vu travailler ces femmes, et j'étais effaré,
parce que j'avais l'impression qu'elles me faisaient une démonstration
sur 5 minutes de la capacité qu'elles avaient de travailler vite. Or cela
dure comme ça 11 heures par jour ! Dans les périodes de
pointe, qui correspondent aux périodes des emplettes aux Etats-Unis,
c'est-à-dire à la rentrée scolaire, à Noël, les
travailleurs sont quasiment réduits au travail forcé, puisque
quand ils arrivent le matin, on leur dit : " ce soir, vous ne
quittez pas l'entreprise tant que le quota de fabrication n'est pas atteint. Il
faut que demain, tout soit à l'embarquement ! " Et donc ces
travailleurs sont gardés jusqu'à 10 h, 11 h du soir, parfois 2 h
du matin, parfois toute la nuit. Il y a des cas au Guatemala et au Salvador où
on donne des amphétamines aux travailleurs pour qu'ils puissent tenir 24
heures !
Ça, c'est un premier aspect de cette surexploitation
féroce. Le deuxième aspect, c'est que dans ces pays, et je pense
au Nicaragua, où l'on est même pas 20 ans après la révolution
sandiniste, les syndicats sont clandestins. On ose à peine y croire !
Au Nicaragua, il y a 18 entreprises étrangères installées,
qui comptent 13.000 travailleurs. C'est la plus petite concentration de
maquilas, parce que les nicaraguayens ont encore quand même une tradition
de lutte qui inquiète les investisseurs. Mais en République
Dominicaine, il y a 200 000 travailleurs dans les maquilas, au Mexique
qui est le roi de la maquila il y en a entre 800 000 et 900 000, au
Honduras il y en a 90.000. C'est donc bien le modèle de développement
en ce moment. Au Nicaragua, trois syndicats ont réussi à se créer.
Depuis qu'ils se sont créés, tous les dirigeants syndicaux ont évidemment
été licenciés. Et on assiste à un phénomène
particulièrement "intéressant ", qu'expliquent les
syndicalistes aussi bien au Nicaragua qu'au Honduras, c'est que lorsqu'ils créent
un syndicat, il faut qu'ils aillent en faire la déclaration au ministère
du travail, dont le premier soin est de décrocher le téléphone,
d'appeler le patron de la maquila pour dire : "vous
savez, dans votre entreprise, il y a untel, untel et untel qui sont en train de
monter un syndicat". Moyennant quoi, au Nicaragua les syndicats
sont clandestins, au Honduras il y a eu trente syndicats créés
dans les entreprises et tous ont été décapités.
Les conditions de travail sont hallucinantes. Si je vous
raconte, vous allez avoir l'impression que je vous fait du Zola. Il faut aussi
un peu relativiser, dans la mesure où il y a quelques maquilas
qui travaillent dans des conditions à peu près normales. Cela dit,
globalement, et dans la mesure où on a affaire à des femmes, on a
des dénonciations partout de harcèlements sexuels, de viols, de
brutalités. Vous avez une entreprise au Honduras où le travailleur
ou la travailleuse qui fait une faute sur un pantalon doit rester face à
un mur pendant une demi-heure avec une chaise au dessus de la tête.
Bref, les conditions d'exploitation sont absolument féroces,
et soumises au chantage des entrepreneurs et des investisseurs.
Il y a d'ailleurs une nouveauté, pour ceux qui
connaissent l'Amérique centrale, l'Amérique latine, et les
rapports difficiles entre les latino-américains et les gringos américains :
les centraméricains vous disent aujourd'hui : "on
vient de découvrir pire que les gringos". Ce sont les
asiatiques, qui sont absolument féroces. Les asiatiques, dans leurs pays,
ont remplis leur quota d'exportation vers les Etats-Unis en matière de
textiles. Donc ils viennent en Amérique centrale pour continuer à
exporter.
Les entrepreneurs américains viennent eux pour faire
du bénéfice. C'est purement et simplement de la délocalisation.
Pour avoir un ordre de grandeur, un jean qui est vendu au minimum 20 dollars,
aux Etats-Unis, revient en main-d'oeuvre à 20 cents (0,20 dollars), en Amérique
centrale.
J'arrête ma démonstration vous avez en gros
compris la logique, c'est pas la peine que j'aille plus loin. D'ailleurs, je
vous parle de l'Amérique latine, mais il y a des choses similaires chez
nous, y compris dans le "sentier ", avec des filières
clandestines d'immigration d'asiatiques qui sont quasiment réduits en
esclavage.
Il y a par ailleurs un petit point de lumière dans
tout ceci, c'est là aussi que cela nous concerne. Les syndicats latino-américains
sont évidemment affaiblis, et il ne sont pas en position de lutter. Des
syndicalistes se font encore tuer au Guatemala. Au Salvador aussi, on assassine
encore aujourd'hui. Or, par l'intermédiaire des organisations de défense
des droits de l'homme, ont été établis des contacts avec
les syndicats nord-américains, et avec les associations de consommateurs
nord-américaines. Et on commence à en voir les premiers effets,
sous la pression des consommateurs nord-américains. Il y a entre autre
une entreprise du Honduras : KIMI (ça a fait beaucoup de bruit là-bas)
à qui le donneur d'ordre américain a suspendu les commandes,
disant "il y a trop de problèmes, nous on ne veut pas
salir notre nom", c'était The Gap, je crois. Et on a
imposé à cette entreprise un monitorat indépendant, dans
lequel on trouve la commission de défense des droits de l'homme du
Honduras, un mouvement de femmes, les jésuites du Honduras, etc. Ils vont
venir assister les travailleurs pour surveiller que leurs droits sont respectés.
Et on voit ainsi petit à petit, pour le moment à une échelle
très réduite, des liens qui me paraissent souhaitables et qui
doivent être développés entre le Nord et le Sud. Un certain
nombre d'entreprises - parce qu'il y a évidement dénonciation de
tous ces phénomènes d'exploitation, y compris le travail des
mineurs - adoptent des codes de conduite pour faire baisser la pression des
consommateurs.
Evidemment, on s'aperçoit sur place que les codes de
conduite ne sont pas respectés. Lewis, par exemple a avoué que
quand ses inspecteurs descendaient dans les usines au Honduras ou au Nicaragua,
ils ne faisaient pas d'enquête sérieuse pour ne pas vexer les
propriétaires des usines.
Mais cela dit, il y a là, pour nous citoyens, une
voie à explorer dans le secteur qui nous concerne qui n'est pas celui de
l'Amérique latine, mais l'équivalent existe je pense avec un
certain nombre de pays d'Afrique du nord.
Vincent Glenn : Je
voulais réagir par rapport à ce que vous venez de dire, et aux
quatre films que l'on vient de voir. Quand on a décidé d'organiser
ces quatre jours de rencontres, c'était pour mettre l'accent sur cette
position d'impuissance, qu'on retrouve dans le titre Citoyen Spectateur, pour
mettre l'accent sur cette impression commune à de plus en plus de gens
que la difficulté de mener les actions est trop grande. L'action paraît
tellement colossale, impensable, irréalisable si on remonte à la
source du problème, qu'on se met à cultiver son jardin, c'est ce
qu'on a de mieux à faire finalement. Ça au moins c'est positif, ça
n'exploite personne...
Mais hier, il y avait aussi cette question de la délégation,
de la représentativité, du fait que la politique était
peut-être en train de changer de nature, puisque on ne conçoit plus
seulement la politique comme le fait de donner le pouvoir à quelqu'un
pour nous représenter, mais que chacun en tant qu'individu à son rôle,
sa partition à jouer pour que les choses se passent un peu moins mal. Et
hier, on a donc encore discuté de cette question de la délégation,
de la représentation. Moi j'étais un peu gêné dans le
dernier débat, parce que finalement, on en venait toujours à ce
problème de ce que nous, en tant que citoyens, on a des complicités
objectives, parce qu'on participe globalement à un système qui
opprime, mais que en même temps, ce n'est pas de notre faute,
individuellement, "on n'y peut rien ". D'abord parce que
la plupart du temps, on est très mal conscient de ce qui se passe réellement
à l'autre bout du monde et aussi parce que cela demanderait énormément
de temps et d'énergie si on souhaitait vraiment déterminer ce
qu'on est indirectement en train de commettre là-bas, en achetant ici tel
ou tel produit de telle ou telle multinationale qui fait appliquer les
conditions sociales scandaleuses que vous venez de décrire...
Et on peut donc revenir encore buter sur ce constat
d'impuissance. Pourtant, quand on se retrouve au supermarché, et qu'on
vient d'apprendre que Nike (c'est un des exemples les plus connus) fait
travailler des enfants dans des conditions scandaleuses, on peut se poser des
questions, et arbitrer à notre petit niveau. Dans certains cas, être
citoyen, ça commence avec le fait qu'on est aussi consommateur ?
Parce que en étant un consommateur lucide, donc un citoyen, tout d'un
coup, on peut dire : "ça, je ne l'accepte pas, je
ne l'achète pas, je refuse de cautionner ce qui se cache derrière
ce produit donc je ne l'achète pas". Le fait est que cet
acte est complètement insignifiant, c'est une goutte d'eau, donc, ça
n'a apparemment aucun intérêt. Mais au moins une question est posée
à chacun quant à la pertinence de travailler sur des petits
niveaux, individuels, mais qui, finalement, en chaîne, produisent, peut-être,
des effets qui peuvent être non seulement intéressants, mais qui
peuvent faire force.
L'intitulé du débat, c'est : "la
banalisation de la misère", et c'est avec ce sentiment
qu'on est tellement saturé d'informations qu'elles se banalisent, et
finalement, cela peut pousser à faire le choix du renoncement, de
l'indifférence, à consacrer notre individualisme et notre
impuissance.
Par rapport à ces constats qui ont été
fait hier, et bien avant par d'autres, ne faut-il pas remettre un peu à
l'honneur des interventions citoyennes qui peuvent avoir l'air dérisoire,
telles nos pratiques quotidiennes de consommateur ?
Rony Brauman : Ce que
vous venez de décrire, c'est l'opposition entre, d'un côté
le sentiment de connaître (presque) tout ce qui se passe dans le monde, et
de l'autre l'impression d'impuissance que nous ressentons tous.
La dispersion des centres de décision, leur caractère
quasiment immatériel, parfois même l'automatisation des décisions
(on l'a vu récemment lors d'une crise boursière), nous donnent un
sentiment d'impuissance absolue. Ce sentiment d'impuissance surgit d'un cadre idéologique
qui survalorise les pouvoirs et la liberté de l'individu, dépositaire
de la vérité et de l'initiative. Mais dans notre expérience
quotidienne, nous sommes contredits en permanence.
L'autre point, plus ambigu, c'est le fantasme de toute
puissance de l'Occident. En bref, c'est le constat que, aussi bien dans
l'exploitation que dans la dénonciation de l'exploitation, l'Occident
veut continuer de dominer. Lorsque nous nous voyons comme responsables de
l'ensemble des malheurs du monde, nous récupérons une fois de plus
cette position centrale et dominante. Car si nous portons la responsabilité
de l'ensemble de ce qui se passe dans le monde, cela veut dire explicitement
que, pour le meilleur et pour le pire, nous régissons le monde. Or je
crois que c'est faux, même si je souscris à ce qu'a dit Maurice
Lemoine sur la façon dont l'industrialisation, la modernisation,
l'exploitation capitaliste la plus violente et la plus éhontée se
manifeste en Amérique centrale. Cela ne m'empêche pas de penser
qu'il faut nous méfier de notre inclination à devenir une opinion
publique mondiale de substitution, le porte voix des "sans-voix ".
Il y a dans cette région, une véritable tradition de lutte,
d'insurrection. Ce ne sont sûrement pas nos gestes quotidiens de
consommateurs, nos gestes protestataires éventuels, qu'ils attendent.
Au Mexique, on voit monter la syndicalisation, le
rassemblement d'organisations ouvrières contre l'exploitation
industrielle la plus sauvage. C'est de là que viennent les espoirs,
l'enclenchement d'un véritable progrès social. Nous, nous pouvons
appuyer cela, de la même façon que ces organismes de consommateurs
ou ces syndicats nord-américains, qui, pour des raisons mélangées
d'intérêt partagé et d'insurrection morale, sont venus
appuyer ces nouvelles formations syndicales indépendantes.
Auparavant, il y avait des syndicats maisons, dans la plus
pure tradition des syndicats de délateurs et d'auxiliaires patronaux.
Maintenant, il y a des syndicats indépendants qui commencent à se
créer. C'est balbutiant, mais c'est absolument fondamental. L'aide qu'ont
apportée les syndicats américains et les organisations de
consommateurs américaines est effectivement importante. Mais elle n'est
qu'une aide à une dynamique déjà existante : elle ne
pouvait pas la susciter.
De fait, nos possibilités sont limitées et
c'est là-dessus que je voudrais terminer : nous n'avons plus, avec
l'expérience des totalitarismes du siècle, d'espoir de changement
radical. Nous n'avons plus d'espoir messianique, d'Histoire avec un grand H qui
nous mènerait vers le progrès, dont il nous faudrait hâter
l'avènement, mais qui serait inscrit dans notre horizon.
On est plutôt dans l'amélioration infinie de ce
qui existe. La fin est peu à peu écartée de notre champ
mental, et c'est l'amélioration infinie des moyens qui constitue
aujourd'hui l'essence même du politique. Il me semble que c'est une révolution
mentale et intellectuelle qu'il est très difficile d'intégrer,
mais à quoi il va bien falloir se rendre.
Denis Berger : Le
boycott des grandes entreprises, c'est un vieux problème. Je pense que
c'est une lutte utile à mener. Il faut savoir qu'elle n'aboutira pas immédiatement
à des résultats, mais elle est très importante car elle
permet une prise de conscience et une action collective. Le boycott n'atteindra
peut-être pas son but, mais la campagne pour le boycott aura été
un facteur de mobilisation et ne serait-ce que pour cela, c'est très
important.
Par ailleurs, j'adhère totalement à ce qu'a
dit Rony Brauman sur la modestie nécessaire de l'homme blanc.
Effectivement, nous n'avons pas à être les guides, ni pratiques, ni
idéologiques, de mouvements qui n'ont pas besoin de nous pour naître
et transformer la société dans les pays du Sud.
Il y a en revanche quantité d'exemples où l'émergence
d'un mouvement d'émancipation au Sud, est utilement relayé par les
réseaux militants du Nord. L'exemple récent le plus connu, c'est
l'exemple du Chiapas. Il y a peut être eu un peu beaucoup de publicité
autour, et sans doute que le sous-commandant Marcos n'est pas le saint que
certain ont voulu faire de lui, mais fondamentalement, c'est un mouvement de
paysans, aidés par des intellectuels, ayant suscité une solidarité
internationale, et qui a réussi à soulever un certain nombre de
problèmes fondamentaux - qui sont d'ailleurs ceux dont nous parlons dans
ce débat.
En ce qui concerne le troisième point, il faudrait
effectivement avoir toute une réflexion sur les rapports entre la fin et
les moyens. A l'heure actuelle, l'essentiel, c'est justement ce que j'appelle
auto-organisation, vieux terme dont on voit bien ce qu'il peut signifier
pratiquement. Je dirais que l'objectif d'une autre société, d'une
société plus juste, vise à cette auto-organisation.
Vincent Glenn : Je
voudrais juste rajouter une chose concernant le thème de la modestie de
l'homme blanc. J'en parle en tant qu'arrière petit-fils d'africain noir.
J'en ai pas l'air, mais c'est vrai ! Il se trouve que j'ai travaillé
pendant près d'un an sur un film qui malheureusement est resté
dans un tiroir (ça serait trop long à raconter ce soir) et c'était
un film pour une soirée thématique sur l'Afrique qui s'appelait
le rêve blanc du continent noir.
Le film traitait de la colonisation française de
l'Afrique noire, des premières conquêtes jusqu'aux indépendances
du début des années 60 et se construisait avec tout un corpus
d'images fabriquées par les blancs sur les noirs. Dans ce cadre, j'ai
fait des entretiens avec une série d'intellectuels africains,
martiniquais, français, qui intervenaient en contrepoint des " clichés
blancs " pour donner leur grille de lecture de la colonisation, et
parler notamment, des psychopathologies vécues par quantité
d'Africains à qui l'on avait expliqué pendant des années
que le seul but louable qu'ils pouvaient imaginer, c'était ressembler le
plus possible à l'homme blanc, et que là était leur seul
salut. Autrement dit, tout ce que décrivait le fameux ouvrage de Frantz
Fanon, Peau noire, masque blanc, traitant des diverses formes de
complexe d'infériorité de l'homme noir et de son pendant, le
complexe de supériorité de l'homme blanc. Or ce que disait Rony
Brauman me rappelle une anecdote qui m'avait frappée pendant que je réalisais
ce film. Un de ces intervenants, Pascal Blanchard - il est blanc, je précise
pour l'anecdote - travaille depuis des années sur l'image des africains
et sur la période coloniale et il a recueilli quantité de
documents absolument hallucinants sur cette période. Historien et conférencier,
il organise également des expositions et passe une bonne partie de l'année
en différents pays d'Afrique. L'anecdote en question, c'est qu'il est
souvent confronté à des africains qui reprochent des choses aux
blancs en général, en disant "vous les
blancs...". Alors d'une façon un peu provocatrice il répond
parfois : "je ne suis pas plus le descendant du maréchal
Lyautey que vous n'êtes le descendant de Toussaint Louverture ! "...
Je crois en effet que quand on parle du " complexe
de supériorité " des Occidentaux, il faut savoir à
la fois nuancer et prendre garde de ne pas le perpétuer sur une position
qui pour ne " pas être arrogant " deviendrait une
sorte d'indifférence, une attitude distante qui serait au fond, une autre
forme de ce complexe de supériorité. C'est pour ça que tout
en respectant profondément l'idée que le développement économique
ou les mouvements d'émancipation dépendent pour l'essentiel des
acteurs concernés localement, dans leur quotidien, j'ai un peu
l'impression, lorsque Rony Brauman parle de prendre garde à l'arrogance
occidentale qu'il y a encore une forme de complexe dans ses paroles.
Il faut aussi décomplexifier jusqu'au bout le fait
que de parler en tant que " blanc ", " que
français ", ne suppose pas qu'on ait de connivence particulière
ni avec Napoléon, ni avec le maréchal Pétain ou je ne sais
quel colonisateur de ce qu'on fait ici. A mon sens, on n'a pas plus de raison de
veiller à être modeste que de tirer de l'orgueil du seul fait d'être
des Occidentaux.
Rony Brauman : C'est une modestie par rapport à une formidable arrogance à la fois économique et morale. Moi aussi je plaide pour une position décomplexifiée. Je ne représente pas l'Europe mais j'en fais partie.
Maurice Lemoine :Peut-être
une toute petite nuance : Je partage tout à fait ce que dit Rony
Brauman sur l'arrogance des Occidentaux pour donner des leçons, présenter
des modèles etc. Pourtant, en tant que journaliste, je ne me sens pas du
tout gêné de donner de l'information sur ce qui se passe là-bas.
Et cela me paraît non seulement nécessaire, mais indispensable.
Et autre petit point de détail, dans cette liaison
entre les syndicats sud-américains et les consommateurs nord-américains :
ce sont les syndicats centraméricains qui sont demandeurs. Ce sont eux
qui sont en train de pousser pour établir des liens.
François Guillement :1 Je voulais juste revenir sur ce que Denis Berger disait tout à
l'heure, sur le fait que les nouvelles formes de luttes aujourd'hui poussaient
les gens à prendre en main eux-mêmes leur expression et à
s'auto-organiser. Vous avez notamment dit cela à propos du mouvement des
chômeurs. Je ne voudrais pas être pessimiste, mais dans les faits,
c'est assez compliqué !
Quand on regarde le mouvement des chômeurs, la manière
dont il s'est formé, on voit qu'il y a eu un gros problème de représentation
du mouvement par rapport aux médias. A l'intérieur même du
mouvement, les chômeurs ont beaucoup critiqué le fait qu'on ait vu
certaines têtes plus que d'autres dans les médias.
C'était sans doute du fait d'une difficulté
fondamentale qui est dans l'idée même de démocratiser la
parole. Autre difficulté, l'organisation du mouvement. On ne peut pas
s'improviser totalement organisateur de luttes, parce que c'est assez compliqué,
et que cela suppose une certaine pratique, et évidemment, pour le
mouvement des chômeurs, ce sont plutôt des syndicalistes qui en ont été
à l'origine.
Il y a une autre question que je me pose, c'est le problème
financier. On voit bien dès qu'il faut faire le moindre tract, la moindre
photocopie, que la question de l'argent arrive tout de suite pour pouvoir
s'organiser. Et quand on est chômeur, on est pas forcément bien armé
pour avoir les moyens de s'exprimer et de s'organiser.
Pour finir je repense au film de Romain Goupil sur mai 68 :
Mourir à trente ans. On y voit qu'à l'époque, il
n'y n'avait pas de problèmes financiers, alors que je peux vous dire
qu'aujourd'hui, si vous allez voir AC!, il en ont de gros. Je me demande
comment, en 68, des intellectuels et des bourgeois riches avaient pu épouser
la cause des étudiants et des ouvriers, et pourquoi ils avaient pu
financer ces causes-là. D'après ce que j'ai compris, notamment
dans le cinéma militant et certaines structures d'extrême-gauche,
il y avait un véritable mécénat de la part de certains qui
avaient beaucoup d'argent, alors qu'aujourd'hui, c'est inexistant.
Denis Berger : J'ai
peut-être donné l'impression de faire l'apologie de façon
excessive des mouvements récents. En fait, j'ai simplement voulu indiquer
une tendance présente : cette tendance à l'auto-organisation,
à la responsabilité, à la remise en question de la délégation
de pouvoir. Cette tendance me semble exister. Qu'il y ait des problèmes,
c'est évident. C'est vrai que les noyaux initiateurs sont des
syndicalistes ayant déjà une longue expérience dans différents
syndicats. C'est vrai qu'il peut y avoir des tensions internes, et d'autres
difficultés.
Je pense néanmoins que si on prend les quinze dernières
années, non seulement en France mais en Europe, si on prend toutes les
luttes, elles vont dans le même sens. Avec plus ou moins de réussite
et de durée, elles vont dans le sens de cette auto-organisation.
Je n'ai pas voulu dire plus que cela. Il y a des difficultés,
je suis pleinement d'accord, et je ne crois pas qu'un mouvement qui
s'auto-organise devienne subitement à l'abri des problèmes de ceux
qui veulent le contrôle, de ceux qui veulent parler en son nom, les problèmes,
disons pour aller vite, de bureaucratisation.
En ce qui concerne l'argent, mai 68 a été un ébranlement
profond. Je ne crois pas du tout, comme certains l'ont présenté,
que c'était une crise annonçant la révolution selon un schéma
classique, mais c'était une crise fondamentale des rapports sociaux. Les
réactions ont été différentes, mais rappelez-vous
quand même la panique de De Gaulle, et l'empressement de Mitterrand à
trouver une solution politique, etc. Dans ce cadre-là, que des libéraux,
des bourgeois, des intellectuels ayant du "pognon ", pour parler
scientifiquement, aient soutenu, cela s'explique à mon avis par l'ampleur
du mouvement, l'ampleur de la remise en cause des rapports sociaux qu'il a
provoqué. Aujourd'hui, on est loin du compte. Les films l'ont montré,
ce qui pèse encore sur nous, c'est cette impression d'une situation
actuelle apparemment inextricable. A mon avis, on est à un tournant qui
peut - je souligne le terme de possibilité - qui peut aboutir à de
nouvelles formes d'auto-organisation, donc à de nouvelles formes de
mobilisation, donc à de nouvelles manières de faire de la
politique et c'est cela, je me répète qui me paraît être
le plus intéressant. C'est une possibilité, mais j'ai cessé
de croire depuis longtemps que j'étais capable de dire comment les choses
étaient déterminées.
Rony Brauman : Moi, je
pense aussi qu'une des raisons pour lesquelles les organisations révolutionnaires
- avec ou sans guillemets - disposaient d'un certain nombre de fonds et de
bienfaiteurs, c'est parce que l'époque était encore à une
certaine forme de romantisme révolutionnaire.
Il y avait une véritable gratification lorsqu'un
Godard, un Truffaut donnaient de l'argent. Je pense à ceux-là
parce qu'ils ont pas mal financé, en particulier Godard. Le mouvement
dans lequel j'étais était financé largement par des gens
comme lui. Ils se retrouvaient dans cette forme d'ouvriérisme, de
populisme révolutionnaire, donc de romantisme. Est-ce qu'ils croyaientt à
la révolution ou est-ce qu'ils n'y croyaient pas ? C'est secondaire. Ils
trouvaient du plaisir à s'inscrire dans cette perspective-là. Ça
ne peut plus exister aujourd'hui. Cela rejoint ce que je disais tout à
l'heure sur la fin et les moyens. On avait l'oeil braqué sur la fin à
l'époque. Cette fin qui était justement la source du romantisme révolutionnaire.
Elle n'existe plus aujourd'hui, donc ce plaisir là ne peut plus exister.
On pourra peut-être retrouver un jour d'autres formes
de lutte et de romantisme social. Mais pour l'instant, il n'y a plus de mécènes
politiques qui se retrouvent dans le financement d'organisations comme SUD, AC!
ou DAL...
Vincent Glenn : Par rapport à ce que disait François Guillement sur le problème du financement, est-ce que vous pouvez parler de ce qui vous gêne dans celui de certaines O.N.G. Par exemple au sujet de Handicap International et de sa façon de "sensibiliser le public ", à l'aide notamment de films comme celui de Rithy Panh que nous venons de voir.
Rony Brauman : Handicap
international est une association que je connais bien, qui mène une
action tout à fait constructive et positive. J'ai cependant ressenti, en
voyant ce film, un certain malaise, celui que je ressens de manière générale
devant toute campagne qui s'impose par son évidence consensuelle. Alors,
on se dit "Eh bien oui, les mines, c'est pas bien !"
C'est le syndrome de Lady Dy, celui que j'épinglais
tout à l'heure, c'est la dépolitisation : tout le
monde est frère, tout le monde se donne la main, et cette notion de
fraternité universelle est à mon avis extrêmement trompeuse.
Je pense que les conflits, les affrontements, y compris jusqu'à un
certain niveau de violence, nous apprennent plus sur nous-mêmes, sur la vérité,
sur vers où il faut aller, que ces grandes embrassades universelles qui
soulèvent un peu le coeur. Voilà, c'est ce registre de
l'embrassade qui me gêne là-dedans.
Intervenant dans la salle : Je suis lycéen, et j'aurais une petite question à vous
poser en revenant sur le Cambodge, qui est un pays que je connais un peu. Je
comprends ce que vous avez dit, mais comment mettre en valeur les problèmes
réels, tous les problèmes réels d'un pays ?
Le Cambodge est un bon exemple, car avec ce qui s'est passé
cet été, fin juin début juillet avec ce coup de force (ou
coup d'Etat, tout dépend de l'appellation qu'on lui donne) d'Hun Sen,
toute la presse international s'est ruée sur l'affaire. Avant on ne
parlait pas du tout du Cambodge qui avait pourtant déjà un problème
politique, social et médical.
Comment et jusqu'où peut aller cette information
lorsque les journalistes arrivent sur place au dernier moment, voire n'y vont
pas du tout car il y en a qui écrivent leurs papiers de Bangkok sans
savoir exactement ce qui se passait dans le pays ? Comment nous,
Occidentaux, en Europe ou aux Etats-Unis, savoir ce qui se passe vraiment pour
pouvoir se mobiliser, et intervenir dans les endroits qui ont besoin d'aide.
Jusqu'où peut aller l'information et comment voyez-vous la transmission
de cette information entre les professionnels qui sont sur le terrain jusqu'à
ceux qui peuvent aider ?
Rony Brauman : Les professionnels qui sont sur le terrain... vous voulez dire professionnels de quoi ?
Le lycéen :Professionnels de l'humanitaire...
Rony Brauman : Le
Cambodge est actuellement le pays phare de l'humanitaire, qui détient le
record absolu du nombre d'O.N.G. sur place.
Mon premier élément de réponse, c'est
qu'il faut diminuer la présence de ces professionnels de l'humanitaire
comme vous dites. Je pense que cette présence massive n'est pas un élément
de solution mais plutôt un élément du problème.
Le Cambodge est d'abord un marché pour l'humanitaire.
Il y a de l'argent pour le Cambodge ! Il y a eu cette gigantesque opération
des Nations Unies, avec plusieurs milliards de dollars, qui a probablement
beaucoup plus écrasé le pays qu'il ne l'a aidé à se
relever. Et derrière cela - maintenant ils sont partis - il y a quelque
chose comme 200 ou 250 O.N.G. dont les trois-quarts font un travail qui les
concerne elles-mêmes au premier chef, et pas la population cambodgienne.
Elles sont là-bas pour être là-bas. Aussi pour lutter contre
la misère, le sida, lutter contre je ne sais quoi, mais elles ne font pas
du tout un travail de professionnels de l'humanitaire, mais de professionnels de
la boutique humanitaire. Elles entretiennent leurs institutions.
Pardonnez moi d'être désespérant, mais
c'est ce que je pense sincèrement.
Intervenante dans la salle : Vous ne devriez pas tenir un discours aussi négatif. Il y a très peu de jeunes qui s'engagent. A partir du moment où il le font, qu'ils ont envie de faire quelque chose, qu'est-ce que vous pouvez leur conseiller de positif ?
Rony Brauman : Comme
cela me semble être une illusion, j'essaie de la dissiper. Je sais bien
que ce sont des réalités qui sont très déplaisantes,
et très démobilisatrices dans une première phase.
Je crois que le poids de cette ingérence est l'un des
problèmes du Cambodge. Il en a bien d'autres, et ce n'est sans doute pas
le plus important, mais sur le plan économique et sur le plan des représentations
que se font les Cambodgiens de leur société et de leurs
aspirations, il est vraiment réel. Quand je dis ingérence, c'est
au sens le plus large et le moins polémique du terme, dans leur vie
quotidienne : tous ces gens qui viennent leur expliquer comment vivre,
comment se laver, comment "chier ", comment "bouffer ",
comment acheter, comment préparer son avenir...
Il y a dans l'humanitaire une formidable illusion, et il y a
aussi de véritables moyens d'accès à la réalité
et au politique. Pour l'instant, c'est largement l'illusion qui masque les voies
d'accès à la réalité et au politique.
Le premier travail à faire dans l'humanitaire, aux
antipodes de la vision romantique, c'est de le " désenchanter ".
Entrer dans l'humanitaire, c'est finalement vouloir accéder
à une partie du monde qui est faite de la violence, des rapports de
force, bref, du monde tel qu'il est.
Ce n'est pas en étant bardé d'illusions sur un
morceau du monde qui échapperait aux conflits et aux rapports d'intérêts
que l'on va pouvoir accéder à la réalité. C'est au
contraire en désacralisant l'humanitaire a priori. Il ne faut pas considérer
qu'a priori une action humanitaire est porteuse de bienfaits pour les gens.
C'est vrai dans certains cas, c'est faux dans d'autres. Je ne dis pas : "tous
pourris" etc. Absolument pas ! J'ai pris soin de préciser
tout à l'heure que c'est une critique interne. Je suis toujours un "militant "
de l'action humanitaire et je me situe à l'intérieur.
Donc, oui, entrez dans l'humanitaire, mais pas avec des
oeillères !
1) réalisateur de Dans la rue - novembre décembre 1995.