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citoyen spectateur 1998
VENDREDI 6 MARS - INDIVIDU ET ENGAGEMENT



Caractéristiques et conséquences sociales de ce qu'on appelle "mondialisation"


Roger et moi, de Michaël Moore, 1989
conférence/débat avec :
    Richard Farnetti (économiste, co-auteur de le modèle anglo-saxon en question)
    Susan George (présidente de l'Observatoire de la mondialisation)
    Jean-Baptiste Eyraud (président de Droit Au Logement)
modérateur : Carlos Pardo (journaliste)



La séance a commencé avec la projection d'un entretien filmé avec Ignacio Ramonet (directeur du Monde diplomatique) dans lequel celui-ci précise, dans un premier temps, le sens de ce qu'on appelle la " mondialisation " avant de décrire l'origine et les objectifs de l'association ATTAC (Association pour une Taxe sur les Transactions financière d'Aide aux Citoyens) qui se trouvait alors en cours de constitution.

Susan George : Pour commencer, et puisqu'il va être question de mondialisation dans ce débat, je peux dire que je suis née aux Etats-Unis, que je suis naturalisée française et que je travaille au Transnational Institute de Amsterdam.
Je vais d'abord réagir sur l'entretien avec Ignacio Ramonet.
Je pense que toute association qui réagit et qui essaie d'instaurer la démocratie au niveau international est bienvenue. ATTAC fait certainement partie de cet effort. Nous sommes dans la situation de ces gens qui avant la Révolution Française ou avant la Révolution Américaine, ne voyaient pas comment passer d'un système à un autre. Notre tâche, me semble-t-il, est d'inventer la démocratie au niveau international, comme nos ancêtres ont du l'inventer au niveau national, au XVIIIe siècle, en se donnant progressivement les moyens d'être citoyen, d'être protégé par l'Etat, et que celui-ci ne soit pas simplement répressif ou puissance d'ordonnancement de la société en faveur de quelques-uns. Tout cela a été très difficile, comme il est difficile de voir ce que devrait être la démocratie au niveau international. Mais c'est de cela qu'il s'agit.
Parce qu'avec la mondialisation ó on ne va pas la chasser, elle existe ó ce qu'il faut inventer, c'est la citoyenneté à l'échelle internationale. Je crois que cela passe par l'unité des gens de Villevorde avec les gens de Flint - (la ville où se déroule le film de Michaël Moore) , l'unité avec les gens de Malaisie qui ont été mis à la porte par Thomson etc.
Ce n'est pas en abaissant les niveaux de vie dans le monde entier, comme on l'a vu de façon atroce dans ce film, avec ces évictions la veille de Noël etc... Mais c'est en ramenant les normes vers le haut pour tout le monde. Inventer cette solidarité, cette démocratie, cela passe aussi par l'argent, par des moyens matériels, et ATTAC est une manière de voir, d'essayer de taxer le capital international pour en faire un fonds international qui servirait justement à la citoyenneté internationale. Donc j'accueille bien sûr très favorablement cette proposition. Il y a peut-être de meilleures inventions, mais cela va dans le bon sens, et il vaudra la peine d'adhérer à cette association.
Je devrais peut-être ajouter qu'en France, je suis présidente d'une organisation qui s'appelle "L'Observa-toire de la mondialisation " à travers laquelle nous essayons justement de révéler un certain nombre de choses aux citoyens, dont ce Traité qui s'appelle l'AMI (l'accord multilatéral sur l'investissement) et sur lequel il y a depuis quelques temps, Dieu merci !, beaucoup de bruit.

Richard Farnetti : Je travaille dans un laboratoire du CNRS et m'occupe précisément de suivre les stratégies des firmes multinationales britanniques - un peu moins des firmes américaines. Récemment, j'ai écrit, en collaboration avec un universitaire américain qui s'appelle Ibrahim Wardé, un petit ouvrage qui s'appelle Le modèle anglo-saxon en question, qui essaie d'examiner sur le plan théorique, les causes de ce qui ensuite donne le type d'aberrations que vous venez de voir dans le film. C'est-à-dire, quelles sont les raisons pour lesquelles les Roger Smith du monde entier (PDG de General Motors) ó parce que ce n'est pas seulement aux Etats-Unis ó, ouvrent et ferment des entreprises, et les conséquences sociales de cela ?
En ce qui concerne le projet de ATTAC et la définition de la mondialisation de Ignacio Ramonet, j'ai une attitude qui est double. Dans un premier temps, je me félicite de la constitution de cette association, parce qu'elle a un mérite, celui de poser le problème des mouvements spéculatifs. Je ne vais vous abreuver de chiffres ce soir, mais il faut savoir qu'en 1970, les mouvements journaliers sur les devises étaient d'environs 18 milliards par jour. Aujourd'hui , ils sont de 1.600 milliards. Ils ont été multipliés par 100. La question qu'il faut se poser, est : "Est-ce que les flux commerciaux ont augmenté dans la même proportion ?". Absolument pas. Il y a donc un écart énorme entre le volume d'argent transféré et les richesses réellement échangées. Et cet écart, c'est celui de la spéculation, d'opérations parasites greffées sur l'activité économique, qui détournent une partie considérable de ces flux à leur profit.
Dans un second temps, je ne pense pas, je le dis très clairement, que ce projet de Taxe, cet impôt proposé en 1978 par l'économiste américain James Tobin, soit viable. Parce qu'il suppose un accord international entre tous les pays. A partir du moment où un seul pays refuserait de s'y joindre, cela créerait une faille, faille qui existe déjà, avec les paradis fiscaux où la législation est extrêmement accueillante et complaisante. Pour que ce projet de Taxe Tobin ait une efficacité, il faut un accord véritablement international sur le plan économique et politique, et personnellement, je n'en connais pas d'exemple. Par conséquent, je ne m'opposerai pas, bien sûr, à cette initiative, mais j'ai des doutes quant à son efficacité.
Et là je rebondis sur la définition de la mondialisation par Ramonet. Dans le film, l'un des conseillers de Roger Smith - qui sera viré après avoir rendu les meilleurs services aux grands actionnaires de General Motors - nous dit : "Le but des entreprises, c'est de faire du profit. Et si l'impératif de faire du profit exige d'ouvrir ici et de fermer là, nous le faisons sans états d'âme, quels que soient les liens qu'on peut avoir avec telle ou telle ville". Pour moi, c'est cela qui est au coeur de la mondialisation. Ce n'est pas simplement la liberté des échanges qui est une conséquence. Parce que si on retient la définition de Ramonet sur la mondialisation, à savoir, la liberté pour les transactions économiques et financières de s'effectuer à l'échelle mondiale sans rencontrer de frontières, à ce moment là, on peut dire que la mondialisation existait dès la fin du XVIIIe siècle. Or pour moi, la mondialisation ne date approximativement que du début des années 1970. Elle se caractérise par le retour d'un capitalisme sauvage, pur et dur, comme on l'avait au XIX siècle, mais avec un cadre différent, un cadre où le capital possède un avantage sur le monde du travail beaucoup plus grand que celui qu'il avait au XIX siècle. A mon sens, c'est surtout cela la mondialisation, et pas simplement la libéralisation des échanges.
Cet avantage dont je parle, il vient en partie du fait que les circuits du capital financier se sont affranchis de toute réglementation nationale, avec notamment la constitution au début des années 60, d'un marché transnational de l'argent échappant à toute réglementation nationale, le marché des Eurodollars à Londres. En substance, cela veut dire que toutes les grandes firmes, les grandes multinationales, la General Motors comme les autres, américaines, françaises, britanniques, et autres, ont pu trouver à la City londonienne un lieu où réaliser leurs affaires, sans qu'une réglementation nationale ne vienne freiner la mobilité des capitaux. Pour pouvoir fermer une entreprise ici et en ouvrir une autre là-bas, il faut une mobilité du capital, sans intervention étatique. Donc ce marché s'est constitué.
Or les Etats ont non seulement laissé faire, mais ils ont même contribué à l'organiser, puisque lorsqu'il s'était implanté en 1957, ce marché a reçu la bénédiction des autorités gouvernementales britanniques de l'époque, les conservateurs, leur responsabilité étant très importante dans ce domaine. Il est vrai qu'à l'époque, rares étaient les analystes, les observateurs, les gens qui ont su ou voulu porter à la connaissance d'un très large public ce qui était en train de se tramer. Et les organisations syndicales ont eu un retard très important dans la compréhension de ce qui se passait.
Ensuite, au début des années 80, ce mouvement de libre circulation des capitaux a acquis une telle force qu'il a été capable de s'affranchir de ce qu'il restait de la souveraineté des Etats Nations, de prendre ce rythme absolument torrentiel, et de dicter sa loi : spéculation sur les marchés des changes, délocalisation, spéculation sur les matières premières etc.
On parle beaucoup avec la Taxe Tobin, de la spéculation sur les changes ó loin de moi l'idée de dire qu'elle est négligeable ó, mais il ne faut pas que cela vienne masquer l'importance de la spéculation sur les matières premières et toutes les questions que cela pose quant au devenir d'un grand nombre d'Etats, notamment du Tiers Monde, qui n'ont précisément pour vivre que leurs exportations de matières premières...
Voilà quelques éléments de genèse de ce phénomène que l'on appelle aujourd'hui la mondialisation et j'insiste sur le fait qu'il faut bien se garder d'en donner une définition uniquement basée sur la libéralisation des échanges. Ce n'est pas non plus la diffusion mondiale d'un produit, le jean, le Coca Cola, le Hamburger... Dans la mondialisation, il y a essentiellement la question du rapport de force entre capital financier et le monde du travail. Et dans ce rapport de force est inclus l'exclusion sociale.

Carlos Pardo : Jean-Baptiste Eyraud, Président de l'association Droit Au Logement, est ce que vous pouvez brièvement présenter l'association et nous dire pourquoi, à quel moment en tout cas, il y a eu la nécessité de créer une telle association ?

Jean Baptiste Eyraud : Les conséquences de la mondialisation se sont aussi fait sentir en France dans le domaine du logement. Et donc, vers la fin des années Quatre-Vingt, suite à un certain nombre de mouvements revendicatifs dans le XX arrondissement, suite à une lutte qui avait commencée à être répercutée sur l'ensemble du pays, on a créé Droit Au Logement. L'idée était de former un syndicat de mal logés et de sans logis, et de se placer sur le terrain des problèmes des gens, au niveau des luttes et des actions très concrètes pour reloger des familles. A la fois le relogement légal, le relogement HLM ó c'est la demande des 10 000 familles qui ont adhéré à l'association ó et puis, de temps en temps, des actions un peu plus symboliques pour dénoncer l'existence des logements vides, qui, en intéressant les médias font connaître notre action et la popularise.
Nous menons également un certain nombre d'actions sur la question des expulsions, comme elles sont abordées dans le film. Les méthodes sont un petit peu moins expéditives ici qu'aux Etats-Unis, mais au bout du compte, plusieurs dizaines de milliers de ménages sont mis à la porte ou s'y mettent tous seuls parce qu'ils ont peur d'y être mis par la force. En France, 95% des 100 000 ménages qui ont un jugement d'expulsion chaque année s'en vont avant l'arrivée des flics. En fait, ce sont les moyens de pression intermédiaires comme l'huissier, les lettres recommandées, la peur de la justice, qui font partir les gens et les laissent souvent dans des situations dramatiques.

Carlos Pardo : Quand vous avancez le chiffre de 100 000 ménages, c'est 100 000 ménages par an à peu près ?

Jean-Baptiste Eyraud : Oui. Ce sont les statistiques du Ministère de la Justice. Il y a eu 105 000 jugements d'expulsions définitifs rendus en 1995, soit environ 300 000 personnes. Sur 10 ans, cela commence à faire du monde. C'est évidemment lié au système. Nous avons eu une poussée brutale du nombre des expulsions qui ont été la conséquence de la spéculation immobilière, de la flambée des prix, de la dérégulation du marché du logement et puis des hausses de loyers, y compris dans le parc social tout cela étant lié avec une précarisation, une paupérisation, une désolvabilisation générale des ménages. Cela se traduit notamment par une augmentation du nombre de sans-abri, une résurgence des taudis, et une situation de crise du logement.
Notre forme d'action est collective. On sait que les dispositifs intermédiaires mis en place par les pouvoirs publics sont peu efficaces. La loi contre l'exclusion ne va d'ailleurs pas énormément changer les choses puisqu'elle n'aura pas pour objectif de répondre au principal problème : l'offre de logement pour les ménages qui ont peu de revenus. Donc, on risque de voir cette crise se développer. Par rapport à ces situations, l'idée est de réunir les gens mal logés et de mener une action collective sous toutes formes : des manifestations, des occupations d'administration, de bailleurs sociaux... En gros il s'agit de faire jouer des liens de solidarité entre les gens.
C'est une association constituée de bénévoles. Une trentaine de comités se sont créés en France ces derniers temps et malheureusement, on a le sentiment que c'est une affaire qui va durer, ayant progressivement découvert les raisons de cette situation. On les a analysées et on est arrivé un petit peu aux mêmes conclusions que mon interlocuteur précédent.
On ne fait pas un parti politique, mais on crée cependant des liens avec d'autres associations, d'autres mouvements qui mènent des luttes dans les pays du versant Sud de la planète ou dans d'autres pays occidentaux.
Si on peut s'entraider, faire pression sur les ambassades, etc... on le fait. Nous avons notamment fait un certain nombre de choses autour des sans-terre et des sans-logis du Brésil, qui ont un mouvement extrêmement dynamique et offensif et qui posent aussi de façon très concrète et très cruciale la question du partage des richesses.
Dès demain d'ailleurs nous manifestons sur ce thème avec les associations de chômeurs "contre le chômage et les exclusions ", et "pour la redistribution des richesses ". Et puis nous mettons en place un numéro SOS-expulsion pour tous les gens qui ont des problèmes. Ils appellent et auront au bout du fil des bénévoles qui sont prêts à consacrer une demi-journée de leur semaine pour les aider à entreprendre les démarches nécessaires, après avoir reçu une petite formation.
Mais nous savons aussi que l'essentiel de ce boulot passe par la prévention, c'est-à-dire expliquer aux gens leurs droits. Ils peuvent par exemple se maintenir dans leur logement jusqu'à l'arrivée de la force publique, et avant qu'elle arrive, un certain temps peut s'écouler... Tout au moins pour l'instant. Peut-être que dans dix ou quinze ans les rapports sociaux seront encore plus brutaux. Je ne l'espère pas, et j'espère que d'ici là on aura procédé à des modifications profondes. Mais c'est aussi une éventualité qu'ils se durcissent et que les pauvres, ceux qui sont mis en dehors du marché du travail ou qui sont précarisés de façon permanente, chômeurs etc. soient soumis à une répression encore plus forte.

Carlos Pardo : Alors si le projet de la création d'une O.N.G. telle que ATTAC reste très hypothétique, comment est-ce que l'on peut combattre le fait que depuis 1974, depuis que l'on parle de crise en France, la production des richesses a été augmentée de 70%, quand le nombre de chômeurs a dans le même temps, été multiplié par sept ? Comment, pour reprendre à peu près les termes d'Ignacio Ramonet, faire la jonction entre ce déséquilibre, ces flux financiers qui ne cessent de croître, et cette paupérisation de plus en plus grande des populations ?

Susan George : Je ne crois pas avoir de réponse globale, mais je voudrais citer deux autres choses de Michael Moore, l'homme qui a réalisé le film qu'on vient de voir. Il a fait un livre depuis, publié en 1996. Au début du livre, il y a deux photos : la première, c'est l'usine que vous avez vu à la fin du film, qui a été démolie. La deuxième photo, c'est l'immeuble fédéral de Oklahoma City, qui a été attaqué par des terroristes américains et qui s'est écroulé. Les deux immeubles sont pratiquement... on ne peut pas distinguer quoi est quoi. En dessous, simplement trois mots : What is terrorism ? Qu'est-ce que le terrorisme ? Autre chose que Michael Moore a dit : Pourquoi la General Motors ne vend pas de la cocaïne, du crack ? C'est profitable, c'est certainement plus profitable qu'une Cadillac ou une Chevrolet. Si le but de l'entreprise est de faire des profits ó et tout le monde sait que c'est le but ó, alors pourquoi la General Motors ne fait-elle pas de la cocaïne au lieu de faire des voitures ? " C'est une très bonne question... La réponse que donne Moore c'est parce que c'est illégal, tout simplement.
Si on veut faire en sorte qu'il y ait moins de chômeurs, moins de détresse sociale et donc moins besoin d'associations du type DAL, il faut changer la loi. Une compagnie très rentable comme General Motors n'est pas hors-la-loi quand elle quitte une ville comme Flint en mettant 30 000 personnes sur le pavé. Elle n'a aucune responsabilité... si ce n'est vis-à-vis de ses actionnaires. Si vous allez dans une business school aujourd'hui, si vous allez à l'INSEAD de Fontainebleau ou dans toute formation supérieure de gestion, on vous dira : "Votre premier devoir, c'est de faire de la valeur pour vos actionnaires, c'est-à-dire augmenter la valeur de chaque action. Vous n'avez aucun autre devoir." Voilà ce qui est enseigné. C'est la base. "Faites des profits, naturellement, mais surtout, augmentez la valeur pour les actionnaires. " L'entreprise n'a aucune responsabilité à l'égard des travailleurs, des villes, des municipalités, des localités, aucune responsabilité à l'égard des fournisseurs... Et la seule chose à mon avis qui puisse changer cette situation c'est que l'on change la loi. Je ne dis pas cela, bien sûr, pour les firmes en difficultés, mais General Motors est l'une des firmes les plus rentables du Monde !
Je voudrais vous donner quelques indications sur les compagnies transnationales, qui manquaient peut-être dans la définition d'Ignacio Ramonet. Il parle de la spéculation financière. C'est très important. Mais il y a aussi le capital industriel. Sur les 100 premières économies du monde, 49 sont des Etats, 51 sont des transnationales. Les 100 premières transnationales, dont la General Motors, font 16% du produit mondial brut. 16%, à 100 firmes.
Alors quelles sont les conséquences pour l'emploi ? Avec 16% du PMB (Produit Mondial Brut), ces 100 premières firmes n'emploient dans le monde entier que 12 millions de personnes. Et il est absolument normal, de leur point de vue, de licencier. Aux Etats-Unis, et je suppose aussi en France, dans les pays développés, le coût du travail est le coût le plus important qu'elles doivent supporter. Le coût du capital, je pense que Richard pourra étayer cette remarque, est voisin de zéro. Si vous empruntez beaucoup, votre banquier vous fait un taux très favorable et si vous pouvez aller emprunter au Japon, où le taux d'intérêt est de 0,5%, et bien vous allez le faire. Celui qui a une affaire locale, à Montreuil, n'a pas accès à des fonds à 0,5%. Mais les transnationales n'ont pratiquement pas de coût de capital. En revanche, le coût du travail représente 70% environ de leurs frais. Donc il est "normal " pour elles de licencier. Et c'est ce qu'elles ont fait depuis une quinzaine d'années. Les stocks d'investissement dans le monde de toutes les firmes transnationales, pas seulement les 100 premières, ont été multipliés par 11 depuis 1975, mais le nombre de leurs employés n'a été multiplié que par 1,8 pendant la même période. Et si vous calculez comme je l'ai fait pour les 100 premières firmes ó malheureusement j'ai été obligée de faire toutes les additions moi-même parce qu'aucune source ne les donne ó chaque employé sur ces 12 millions de personnes, chacun de ces employés produisait en termes de valeur 342 000 dollars. Cela fait à peu près deux millions de francs par employé. Voilà la productivité, peu de gens font un chiffre d'affaires de deux millions de francs. Et c'est ce chiffre-là que ces firmes cherchent à améliorer.
Ces 100 premières firmes, dont la General Motors, ont, entre 1993 et 1995, licencié encore 4% de leur personnel. Et cela va continuer. Vilvoorde, c'est quoi ? C'est Renault qui voit son coût du travail en Belgique trop important, qui ferme l'usine et qui va produire la même voiture ou à peu près, à Moscou, avec des gens qui sont aussi bien éduqués, aussi productifs, et qui coûtent dix fois moins. C'est cela la réalité. Et ils vont probablement introduire des robots pour toujours diminuer la part des salaires.
Alors, d'une certaine façon, il ne faut pas s'étonner que ces firmes licencient, et qu'elles n'offrent aucune véritable perspective de création d'emplois.
Les Nations Unies nous disent qu'il y a à peu près 40 000 firmes transnationales, et que l'ensemble de ces firmes, selon les derniers chiffres, emploient 73 millions de personnes dans le monde. On nous dit que chaque emploi créé directement par une transnationale entraîne ailleurs 1 ou 2 autres emplois. Alors soyons généreux, multiplions par 2. Donnons 2 jobs pour chaque emploi créé directement. Cela fait 219 millions d'emplois dans un monde où le Bureau International du Travail dit que plus d'un milliard de personnes sont totalement sans emploi ! Un chiffre, qui soit dit en passant ne comptabilise pas les emplois précaires, ni les gens qui travaillent à mi-temps, ou qui ont 2 emplois comme aux Etats-Unis où il faut désormais souvent en avoir 2 pour joindre les bouts !
Donc il ne faut pas compter sur ces grosses firmes pour créer de l'emploi. Et quand je vois la France faire des pieds et des mains pour attirer une firme japonaise à Valenciennes, moi, ça me fait pleurer. C'est peut-être très bien pour les chômeurs de Valenciennes. Mais ces avantages-là, il vaudrait beaucoup mieux les donner aux PME-PMI... Ce ne sont pas ces grosses firmes qui vont créer vraiment des emplois, ni en France, ni ailleurs. Et cela ne vaut pas seulement dans les pays du Nord.
On nous dit : "Vous êtes très égoïste vous les Occidentaux, pensez aux pauvres gens du Sud, aux coréens, aux malaisiens..." Mais eux aussi sont soumis au même régime. L'entreprise Nike, en 15 ans, est d'abord passée des Etats Unis en Corée. Puis le coût du travail est devenu trop cher en Corée... avec des grèves etc... Alors elle est partie en Indonésie, avec des salaires de 1 dollar par jour. Or même en Indonésie, où le coût de la vie est beaucoup plus bas qu'ici, on n'arrive pas à vivre avec ça. Il faut savoir que 80% de la population qui gagne un dollar par jour est malnutrie. Donc il y a eu des mouvements sociaux et puis le gouvernement a été aussi obligé de bouger, et les salaires ont atteint 2,20 dollars par jour. Alors Nike est parti au Vietnam!
Donc vous voyez, personne ne peut gagner en permanence à ce jeu là. Et pour cela, quand je dis construire la démocratie au niveau international, cela veut dire, comme Droit Au Logement, être en contact avec les "sans terre" du Brésil, mais à la puissance mille. Multiplier tous ces accords. Ne pas essayer de tabler sur le malheur des uns pour faire le bonheur très momentané des autres en attirant quelques transnationales.
Voilà pour l'essentiel ce que je voulais dire sur ces firmes. Du point de vue de leurs intérêt, il est normal qu'elles licencient, et elles vont continuer à le faire. Aux Etats-Unis, une revue d'affaires comme Business week, a mis sur sa couverture les têtes de quelques grands patrons avec en sous-titre : "corporated killers ", des "chefs d'entreprises tueurs ". Parce qu'ils mettent des milliers de gens à la porte. Mais le résultat est que l'action monte chaque fois que des gens sont licenciés.
Et nous revenons à ce que le business school vous enseigne : "Vous devez augmenter la valeur de vos actions, point final. Punto et basta ! ".

Richard Farnetti : Je voudrais développer un peu une des formules que j'ai utilisée tout à l'heure et qui n'est peut-être pas forcément très claire pour tout le monde : j'ai parlé de ce que j'appelle la dictature du capital financier. Susan George vient de le dire, dans une business school, on apprend que la seule chose dont ils doivent se soucier, c'est le cours de l'action. C'est leur seule responsabilité. Essayons deux minutes de nous placer dans leur tête : comment ça marche ? A l'heure actuelle, un investisseur qui cherche à rentabiliser son capital, regarde la scène industrielle, regarde les entreprises. Elles peuvent produire des voitures, des chaussures, n'importe quoi. Il se pose la question de maximiser son investissement pour qu'évidemment, le dividende soit le plus gros possible. Cela dure depuis longtemps, mais cela a pris une accélération telle, que c'est vraiment maintenant, depuis une dizaine d'années, que l'on voit tous les résultats remonter à la surface.
Aujourd'hui, la logique qui préside au démantèlement des entreprises, c'est bien évidemment ce que Susan George a dit, c'est l'abaissement du coût salarial. Lorsque l'on voit qu'on peut employer 30 ou 50 chinois en lieu et place d'un travailleur aux Etats-Unis, bien entendu c'est important. Mais en ce qui me concerne, je reviendrai sur l'importance de la mobilité du capital. Si le capital veut être mobile, c'est justement qu'il veut pouvoir ne pas être enchâssé dans une région. Pensez à ce qu'on appelait en France, Boulogne-Billancourt, la forteresse ouvrière. Il y avait là une véritable ville, avec l'usine productive et les habitations. Or tout cela est dangereux, parce que ces ouvriers se syndiquent, réclament des salaires plus élevés, s'organisent politiquement... Aujourd'hui il faut donc démanteler toutes ces usines, les segmenter, pour atomiser et diviser les travailleurs. C'est une des raisons pour lesquelles, dans le processus productif d'un bien tel qu'une automobile, on va faire de plus en plus appel à une sous-traitance décentralisée.
Aujourd'hui, la mondialisation et la crise ont atteint un degré tel, que la classe dirigeante elle-même commence a être effrayée des conséquences de ces dynamiques qui lui échappent, et qu'elle a approuvées. Quand on regarde la production automobile aux Etats-Unis, du début du siècle à nos jours, on est saisi de voir que la courbe monte jusque dans les années soixante, qu'elle atteint un maximum de 10 millions de véhicules par an dans les années 1967-1968. Puis, on est redescendu à 6 millions. Donc si aujourd'hui on disait au PDG de General Motor : "OK on est à 6 millions, dans 3 ans on descend à 4 millions", il pourrait vous répondre "Je m'en fiche si le cours de l'action monte. "en réalité, il n'y pas tout à fait que ça qui compte. Ne serait-ce parce qu'il arriverait un moment où tous les pauvres, tous les exclus, tous les gens qui ne peuvent plus consommer, qui ne peuvent plus acheter les patins à roulettes et les pop corn... pourraient bloquer complètement la machine. Et voilà pourquoi une fraction de la grande bourgeoisie est inquiète. Il suffit d'entendre par exemple Seguin ou même Chirac, qui sont allés puiser dans la boite à outils de certains sociologues et en sont revenus avec la fameuse expression "la fracture sociale". Leur inquiétude vient de là.
Je crois qu'il faut bien comprendre que parmi tous ceux qui se rallient à la Taxe Tobin ó pas seulement la gauche plurielle, puisque Seguin s'est déclaré pour ó beaucoup sont inquiets de voir une explosion sociale venant d'une dislocation de l'économie.

Susan George : Laissez-moi à la fois abonder dans ce sens, mais aussi mettre un bémol sur une autre chose. On a beaucoup d'études qui montrent empiriquement que dès que le libéralisme s'installe dans un pays, que ce soit en Angleterre ou ailleurs, partout où on a eu un régime néolibéral à tout crin, toujours, les 20% en haut de la société gagnent, et plus vous êtes haut dans la pyramide, plus vous gagnez. De ce fait, les familles américaines qui comptaient parmi les 1% les plus riches, ont doublé leurs revenus en l'espace de 10 ans sous Reagan. Mais les 80% qui sont à la base de cette pyramide perdent. Et plus vous êtes en bas de la pyramide, plus vous perdez. Aux Etats-Unis, les plus pauvres ont perdu 10% du peu qu'ils avaient, si bien que les situations de misère et d'exclusion telles qu'on les voit dans le film de Michaël Moore sont devenues absolument monnaie courante. Quant aux 20% qui ont déjà à peu près ce qu'il leur faut ó ils ont déjà la machine à laver, les deux voitures, la maison est payée, les gosses ont leurs Nike... ils ont déjà consommé. Donc, où mettent-ils ces revenus en plus qui leur viennent du néolibéralisme ? Ils les investissent en bourse, ils achètent des actions, des obligations, des produits dérivés... etc. Ils ne consomment pas.
La vieille recette de Keynes, tout le monde connaît cela, consiste au contraire à miser sur une certaine redistribution vers le bas, pour relancer la consommation. C'est précisément ce que nous ne faisons pas puisqu'on prend à ceux qui ont le moins, à ceux qui seraient les premiers à consommer les produits de base si ils le pouvaient et on le donne à des gens qui vont spéculer financièrement. On nourrit la machine de cette spéculation. Quand on dit qu'une partie de la population " perd ", il faut prendre des éléments comparatifs avec les générations précédentes : en 1975, par exemple, une famille américaine moyenne devait travailler 18 semaines pour acheter la voiture de General Motors moyenne. Une famille moyenne doit travailler 28 semaines pour acheter l'équivalent d'aujourd'hui.
Tout cela dans un contexte où la production mondiale de voitures est de 78 millions d'unités, alors qu'on n'en vend que 55 millions... D'où la "jupette", la "balladurette"... De même qu'on produit beaucoup trop de produits pharmaceutiques, de produits chimiques... Alors, à la longue, si vous congédiez votre clientèle et nourrissez la spéculation financière, si vous rendez l'achat de vos produits beaucoup plus difficile pour la famille moyenne, vous créez la déflation. Cela veut dire trop de biens sur le marché, et des salaires qui baissent pour une grosse partie de la population, comme au Mexique et en Thaïlande en ce moment.

Intervenant dans la salle: Il y a, par rapport à la question du capital, un certain paradoxe, surtout aux États-Unis. En voyant le film, on peut se poser la question de savoir si des travailleurs américains ou anglais, aujourd'hui, dans leur fonctionnement au niveau salarial, ne participent pas à une sorte d'autodestruction à travers les fonds de pension qu'ils alimentent. Vous connaissez le principe : chaque mois, ils versent une certaine somme pour s'assurer des retraites maximales quand ils arriveront à l'âge de la retraite. Nous savons aujourd'hui qu'aux États-Unis, il y a 900 000 fonds de pension sur le marché financier. Ceux-ci jouent sur la spéculation et, à la limite, pourraient très bien spéculer à la baisse sur une entreprise auxquelles les travailleurs qui financent ces fonds de pension appartiennent. Dans l'absolu certains pourraient plus ou moins directement s'autolicencier...

Richard Farnetti : Ce n'est pas dans l'absolu, c'est le cas ! Et ce débat va devenir très chaud. Vous savez que Jospin a créé un Conseil économique, en juillet 1997. Ce Conseil rassemble trente économistes qui réfléchissent notamment sur cette question, parce qu'en France, la loi a été mise en place, mais les fonds de pension sont encore très peu nombreux. C'est une question très importante qui viendra au centre du débat dans les mois qui viennent. Vous avez dit que les salariés américains ou anglais versent aux fonds de pension. Plus précisément, c'est l'entreprise qui prend autoritairement sur leur salaire. Ils n'ont pas le choix.
Sur cette question des fonds de pension, Madame Thatcher avait un conseiller, Sir Keit Joseph, qui avait l'habitude de dire : ì Mais de quoi se plaignent les gens en Grande Bretagne ? Nous sommes dans le socialisme". Il disait cela dans les années 80, alors que le gouvernement prenait mesure sur mesure contre les syndicats, que le taux de chômage atteignait des records... Et lui disait : "Mais si, on est dans le socialisme, puisque grâce aux fonds de pension, les salariés britanniques possèdent une part historiquement inconnue de leurs propres entreprises". Alors évidemment, on a envie de demander : de qui se moque-t-on ? Un fonds de pension, même s'il détient des centaines de millions de dollars dans ses comptes, n'est rien, s'il n'est pas conseillé par une banque d'affaires. Imaginez deux secondes que vous touchiez un héritage inattendu en sortant de ce cinéma. Vous êtes content, mais au bout d'un moment, vous allez vous dire : Mais qu'est ce que je vais faire de cet argent ? Si vous ne possédez pas l'information, d'abord vous pouvez vous faire plumer, ou faire de mauvais investissements, etc... Donc les responsables de la gestion de ces sommes sont ceux qui les conseillent : ce sont les investisseurs et non pas les salariés.
Une hôtesse de l'air de chez British Airways, qui aujourd'hui est employée à l'heure ou au voyage, est ponctionnée par les fonds de pension chaque fois qu'elle travaille. Croyez-vous franchement qu'elle est responsable de l'investissement que le fonds de pension de British Airways réalise en Malaisie ou ailleurs? Si demain dans votre entreprise, on vous ponctionne pour alimenter un fonds de pension, est-ce que pour autant, je vais vous accuser d'être personnellement responsable. Il faut faire très attention. Qu'il y ait des gens qui suivent de manière très précise, quasiment au jour le jour, les destins de leurs dollars ou de leurs livres sterling, c'est un fait. Mais la responsabilité centrale se situe au niveau des banques d'affaires, et pas ailleurs.

Intervenant dans la salle: L'OCDE affirme depuis très longtemps, que les riches vont s'enrichir et les pauvres s'appauvrir. C'est ce que vous dites aussi Mme Susan George, dans vos livres, en précisant qu'il y a 45 000 transnationales dans le monde. Mais comment se fait-il que 45 000 transnationales gèrent, digèrent, six milliards de gens et quelle est la complicité des gouvernements - français, anglais, allemands... pour s'en tenir à quelques exemples - dans l'augmentation de la puissance de ces transnationales?

Susan George : La complicité des Etats est immense. Mais il faut aussi montrer à quel point ces firmes ont été capables d'investir les Etats, se sont organisées pour le faire, pour créer l'idéologie que nous avons rencontrée dans le film. Tout ceci a été orchestré.
Beaucoup de fondations américaines et maintenant anglaises, financent des entreprises purement idéologiques, des publications, des revues, des livres, des colloques, parfois des films de propagande et, il y a un tel climat créé que l'idéologie néolibérale devient "normale". Or cette idéologie est fabriquée tous les jours que Dieu fait. Et c'est très bien payé. Les grandes entreprises de relations publiques telles que Burson Marskllar ou Hill and Knowlton, ont des filiales en France, des clients, et sont capables de vous montrer que le noir est blanc et que le blanc est noir. Elles peuvent prendre en mains les affaires d'Exxon, quand elle fait des dégâts pétroliers sur la côte de l'Alaska, ou celles de Union Carbide quand elle estropie et tue des milliers de gens en Inde... Les transnationales forment leurs propres groupements ó surtout pour lutter contre ceux qui défendent l'environnement ó et leur donnent des noms les plus écologiques possibles comme "Coalition mondiale pour le climat"...
Ce n'est pas par accident, et la droite est souvent beaucoup plus gramscienne que la gauche. Gramsci disait que la culture est essentielle, que les idées ont des répercussions, que l'idéologie est importante. Et si vous avez le coeur et la tête des gens, vous aurez leur adhésion quoi que vous fassiez. La droite a compris cette leçon : il faut subventionner les intellectuels, les idées. Après vous n'avez presque plus besoin de répression...
Actuellement on s'achemine timidement vers d'autres luttes, mais le climat qui a été créé est extrêmement efficace. Pour exemple, je cite juste un journaliste qui parle d'un confrère les plus conservateur, néolibéral... aux Etats-Unis. Il dit : "Si cet homme, Bill Buckley, se présentait aujourd'hui pour un emploi dans un journal aux Etats-Unis, il ne trouverait pas de place. Parce qu'il y en a tellement comme lui, qu'il ne serait absolument pas exceptionnel". Ce qui est exceptionnel aujourd'hui, ce sont des gens qui parlent comme nous, à cette tribune. Et je suis personnellement reconnaissante à Jack Lang d'être venu ouvrir le colloque de l'Observatoire de la Mondialisation à l'Assemblée Nationale le 4 décembre. Avant, il était pratiquement impossible de faire parler de l'accord AMI en France. Les journalistes sympathisants faisaient des papiers, mais personne ne les publiait. Il a suffit que Jack Lang écrive dans Le Monde qu'il ne fallait pas seulement lutter pour l'exception culturelle, mais contre ce traité, parfaitement anti-démocratique, pour que s'ensuive un déluge d'articles sur le sujet. Combien d'entre vous ont entendu parler de l'AMI ? Beaucoup. J'aurais posé cette question il y a deux mois, il y aurait une main, deux mains peut-être.

Intervenant dans la salle: Je viens comme vous tous de voir ce film et j'en ai encore froid dans le dos. Quand vous parliez de la crainte de ces dirigeants de grosses entreprises de soulèvements massifs et de l'idée de fractionner les entreprises pour éviter cette éventualité... Je dois dire que j'en doute. En fait, j'ai le sentiment qu'un tel soulèvement n'est guère probable. Parce que les gens ne me semblent pas conscients de qui tire profit de tout cela, et ont encore moins idée de comment certaines logiques pourraient être renversées. Vous avez parlé du travail idéologique, qui s'exerce jour après jour dans un sens ultra-libéral... S'en dégager ne sera pas chose facile...

Susan George : Curieusement, je suis peut-être plus optimiste que je ne l'ai été depuis des décennies. Pour moi, les années 80 on été épouvantables...
Je vois aujourd'hui que les mouvements de contestation commencent à faire des coalitions et c'est la première fois depuis la guerre du Viet-Nam, que l'on voit une aussi large unité autour, en particulier, des problèmes de la mondialisation. Et toute l'agitation qui a eu lieu en France et ailleurs, sur l'Accord Multilatéral sur l'Investissement, montre qu'il peut y avoir des évolutions positives. Je voyage beaucoup, je vois des camarades de différents pays, et je vois des signes partout de prises de conscience. Je crois qu'un des grands problèmes sera d'unifier les différentes luttes. En ce qui me concerne, je veux bien lutter ponctuellement avec Philippe Seguin, ça ne me gêne pas du tout. Ça gêne Richard Farnetti. Je peux lutter avec lui sur d'autres choses... bien sûr. Mais si Philippe Seguin est contre l'AMI, je lui dis bienvenue et battons-nous ensemble. Et puis demain, nous ne serons sans doute pas d'accord sur la prochaine lutte, c'est probable. Mais il faut faire des alliances maintenant, qui sont un peu inhabituelles.

Intervenant dans la salle: Vous ne pensez pas que ATTAC est tout simplement un leurre ?

Susan George : Je crois qu'il ne faut pas porter de jugement à l'emporte pièce. Vu les personnes qui s'en occupe, je pense qu'on va avoir affaire à un travail sérieux...

Richard Farnetti : Je suis bien d'accord avec Susan George quand elle dit que la droite est plus gramscienne que la gauche. Comme je me situe à gauche, j'essaie de combler le retard. J'essaie d'expliquer et de montrer comment ça marche, et après, chacun doit se faire sa propre opinion. Je ne m'opposerai pas dans le cadre de ATTAC à la présence de Philippe Seguin, bien au contraire, si il le veut. Mais par mon propos, par mes commentaires, je fais appel à une certaine lucidité quant aux motivations de quelqu'un comme Philippe Seguin, qui a dans ses antécédents et, par l'ensemble de ses actions, une énorme responsabilité dans l'affaire. Pas seulement lui, mais l'ensemble des mouvements de droite, RPR et UDF. Tout à l'heure, quand je mentionnais le gouvernement conservateur anglais et soulignais l'immense responsabilité qui est la sienne, lorsqu'il a permis la création de ce marché transnational de l'argent qui échappe à toutes les réglementations, c'est dans la même perspective, pour que les gens connaissent les responsables. Lorsqu'ensuite on voit ces mêmes gens qui ont ouvert la boite de pandore se plaindre quand la bête leur échappe des mains... c'est un peu comme ceux qui se promènent avec un doberman dans la rue, et qui vous disent, après que le doberman vous ai mordu : "Oh, vous savez, il est tellement gentil. D'habitude il ne fait jamais ça..." Leur responsabilité est quand même de le tenir en laisse. Je considère que mon rôle est d'éclairer, de donner un coup de projecteur sur les mécanismes, sur les raisons pour lesquelles, telle ou telle personne, à tel moment, s'engage dans tel ou tel sens.
Georges Soros, par exemple, qui en connaît un rayon sur la spéculation, ne serait aujourd'hui pas du tout contre la mise en oeuvre d'une taxe à l'échelle mondiale, qui permettrait d'assainir et de réglementer ce qui, effectivement, est une espèce de jungle. L'anarchie, sur le marché des changes notamment, a atteint un tel degré, qu'elle devient nuisible à la continuité des activités de ce propre marché. La concurrence sauvage nuit au système et certains patrons deviennent donc partisans de la limiter, non pas pour l'étouffer, la réduire, l'éliminer, la détruire, mais au contraire pour la pérenniser, sous une forme plus stable.

Intervenant dans la salle: Depuis 2 jours, j'ai essayé de suivre le maximum de projections et de débats. Il a aussi été question de mondialisation de la démocratie, de mondialisation des luttes sociales. Or la question que je me pose est : de quel monde parlons-nous ? Quand on observe le gouffre qui sépare le Nord et le Sud, je me demande : est-ce que les nations pauvres peuvent partager avec nous ces rêves de partage des richesses, de taxe sur les transactions financières, de démocratie mondiale ?

Susan George : Personellement, je ne parle plus de "Nord " et de "Sud ", de nations riches et de nations pauvres, parce que les élites brésiliennes ont beaucoup plus en commun avec les élites de Paris, de Londres, de New York qu'avec leur propre peuple. Mais ce que je peux vous dire, à partir de ma propre expérience, c'est qu'il y a des mouvements d'émancipation partout dans le monde. Il y a bien sûr plus ou moins de répression, et plus ou moins de possibilités de s'organiser ouvertement, mais partout, il y a des mouvements. Les gens recherchent les moyens d'agir, et les unités se font. Vous avez un bel exemple ici avec Droit au Logement et les Sans Terre au Brésil.

Intervenant dans la salle: Monsieur Farnetti, pourquoi avez-vous parlé de la responsabilité des gouvernements conservateurs ? On parle beaucoup de Thatcher pour les licenciements en Angleterre, de ses lois contre les syndicats, de Reagan aux Etats-Unis, mais je voudrais savoir en quoi la démarche des gouvernements socialistes a pu être différente sous Mitterrand ? Si je ne m'abuse, en France, les licenciements de masse sont intervenus à la même époque. Quand il y avait les grands licenciements sous Reagan et sous Thatcher, il y avait aussi des grands licenciements dans le nord de la France, sous un gouvernement qui a priori n'était pas conservateur.

Richard Farnetti : Ignacio Ramonet l'a très bien dit quand il a décrit la pensée unique. La pensée unique et les sollicitations des gros portefeuilles financiers ont agi sur tous les gouvernements, qu'ils soient socialistes ou non. En France, il suffit de voir le fameux tournant de 1983 où les socialistes ont plié face à la vague, pour reconnaître leur responsabilité. A partir du moment où ils acceptaient le sens de cette dynamique libérale, il ne restait plus qu'à mettre en musique, avec des variations ici ou là. Effectivement, cela n'exclut pas les contradictions. De fait, Dominique Strauss Kahn, sur la question de l'AMI, a été obligé, sous la pression - notamment du mouvement des cinéastes en France - de dire : "On ne signera pas l'accord sous cette forme". Ils ne peuvent pas rester dans une tour d'ivoire. En tant qu'hommes politiques, ils savent qu'en démocratie, il y a la sanction électorale. Comme quoi, il faut qu'on gagne les têtes, comme disait Gramsci, pour gagner la bataille.

Vincent Glenn : Une dernière question à Monsieur Farnetti qui disait, en parlant de Soros et en faisant un parallèle avec Martine Aubry: "Finalement ils ont intérêt à ce qu'il y ait un minimum de régulation sur le plan international"; mais sous-entendu "parce que ces élites-là ont intérêt à ce que le désordre soit relativement limité pour pouvoir continuer leur domination", si je résume... Mais est-ce que ce n'est pas l'intérêt de chacun, nous y compris, qu'il y ait une certaine régulation plutôt que ce que l'on voit aujourd'hui, sorte d'anarchie de droite qui n'a pas l'air de promettre autre chose à venir que de nouvelles guerres entre les peuples ?

Richard Farnetti : Je vous répète que si certains se rallient à ce projet, c'est pour des intérêts personnels, et au mépris d'engagements antérieurs qui ont amené la situation là où elle est. En ce qui me concerne, je suis en faveur d'une régulation beaucoup plus stricte que celle qui est prévue. Je ne suis pas pour le 0,1%... Je pense que les mouvements de spéculation sur les changes relèvent du parasitisme de l'activité économique. Donc je le dis clairement, pour moi, c'est à 100% qu'il faudrait taxer la spéculation !
Je voudrais juste ajouter quelque chose sur ces consultants, auxquels Susan George faisait allusion tout à l'heure, et qui de Exxon à Union Carbide, se sont spécialisés dans l'art de produire et de rendre publiques des versions bien particulières des catastrophes ou des crises économiques. En ce qui concerne la crise asiatique, ils ont par exemple trouvé le bon bouc émissaire : c'est l'incapacité des dirigeants thaïlandais. N'étaient-ce pourtant pas ces mêmes dirigeants qui étaient portés aux nues il y a quelques années ? On vantait dans les mêmes revues de la Finance leurs capacités merveilleuses à tirer les meilleurs profits. Ils savaient recevoir l'investissement international, l'organiser : les tigres asiatiques, le modèle asiatique, etc... Il y a un proverbe français qui dit : Quand on veut tuer son chien, on dit qu'il a la rage. Et bien là, il fallait bien que quelqu'un porte le chapeau de cette crise sans que cela remette aucunement en question l'ensemble des pratiques qui ont conduit à cette crise. Je ne lis pas le Herald Tribune mais le Financial Times : au moment de la crise asiatique, il y avait un dossier complet étalé sur cinq jours de publication. Et chaque jour ce journal nous distillait des explications, avec cet art inimitable qu'ont parfois les anglais de distiller un véritable poison intellectuel, et qui accusait les dirigeants thaïlandais de tous les maux de la terre... Le lisant depuis assez longtemps j'ai pu constater que l'exact contraire avait été défendu auparavavant. Alors ne soyons pas dupe. Il faut savoir identifier ces multinationales; et au sein de ces multinationales, ces fameux consultants. Ce sont toutes ces sociétés, de très grosses sociétés de services, qui sont chargées de nous faire un beau paquet cadeau de la mondialisation et qui fournissent les experts qu'il faut aux multinationales.
Des gens qui sont communément payés 20 000, 30 000 francs par jour... L'année dernière, j'avais demandé à Harvey Jones, l'ancien PDG du groupe chimique anglais ICI de venir dans notre labo. Il était tout disposé à le faire. Mais pour un prix de 10 000 livres...98 000 francs pour la journée !

Susan George : Deux choses en guise de conclusion.
La première est que Monsieur Delors a été l'un des premiers responsables de la néolibéralisation de l'Europe. Il a agi main dans la main avec le groupe European Round Table of industrialists qui est le groupe des 45 PDG des transnationales les plus importantes d'Europe, dont 6 ou 7 des plus grandes firmes françaises. Cette table ronde des industriels européens a un bureau à Bruxelles depuis 1982. Elle travaille de façon très silencieuse, mais de façon très efficace, et a produit un très grand nombre de textes sur les politiques qu'il convient d'avoir en matière de transport, en matière financière, en toutes sortes de domaines... Ils se sont préoccupés de tout. Et c'est grâce à des jeunes, à Amsterdam, que nous avons pris connaissance de cela. Je ne connaissais pas l'existence de cette table ronde. Et pourtant, le livre blanc qu'elle a rédigé, la dernière année où Jacques Delors était Président de la Commission, ressemblait étrangement au livre blanc qu'a sorti Jacques Delors. Il était présent au lancement de leur papier. Ils étaient au lancement du sien, à s'embrasser et s'autocongratuler...
L'autre chose, est cette histoire de Soros, qui est pour une régulation. Il faut tout simplement dire qu'il y a toujours des capitalistes intelligents ! Roosevelt, qui venait d'une des plus grandes familles des Etats-Unis, de la vraie aristocratie américaine, a sauvé le capitalisme américain parce qu'il a fait un programme keynesien à un moment où les luttes sociales devenaient vraiment fortes. On aurait pu avoir je ne sais quoi aux Etats-Unis, un populisme radical, le national-socialisme même... d'une manière ou d'une autre, le capital américain aurait été détruit. Roosevelt l'a sauvé. Et je crois que Soros, au niveau international, toutes proportions gardées parce qu'il n'a pas le même pouvoir, est un capitaliste intelligent qui voit bien que le système va dans le mur à plus ou moins longue échéance. On ne peut pas prévoir, mais l'accident de l'Asie est un signe prémonitoire, et vous avez vu dans les journaux qu'à Davos, cette grande réunion des maîtres de l'univers qui a lieu tous les mois de février, on ne parlait que de cela. Donc, des capitalistes intelligents qui veulent des règles, il y en a. Ces gens-là sont des alliés, au moins des tremplins, qu'il faut utiliser pour aller plus loin dans le sens des règlements que vous voulez. Si on taxe le capital international, c'est bien pour pouvoir faire une sorte de Keynesienisme universel, du moins ce serait mon programme si vous me donniez le pouvoir. On veut taxer au niveau international justement pour qu'il n'y ait plus cette pression sur les salariés en France, en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, etc. Il manque des militants, mais il manque aussi des capitalistes intelligents.

Carlos Pardo : Pour conclure, je voudrais savoir si, concernant l'action de Droit au Logement, il est possible d'établir une sorte de bilan, ou de parler des perspectives ?

Jean Baptiste Eyraud : Les combats qui sont menés sur les terrains de la pensée, du débat, des propositions peuvent converger avec les actions que nous menons. Par exemple, au sein de Droit au Logement aujourd'hui, nous nous préoccupons des inégalités et disons qu'il faut redistribuer les richesses. Des actions dans ce sens ont été organisées et d'autres le seront dans les semaines et les mois à venir. Ce sont des actions de propagande pour faire comprendre à une partie de la population qu'il y a des inégalités sociales, qu'il y a par exemple cette année 52 milliardaires de plus dans notre pays...
Evidemment, nous ne lâchons pas notre terrain. Droit au Logement a joué un rôle dans l'imaginaire des luttes à travers ses actions très symboliques d'occupation d'immeubles vides. Des actions coup de poing, un peu médiatisées, qui rejoignent aussi la question du partage des richesses : puisqu'il y a des logements vides et des gens qui sont dehors, alors on va les investir... Maintenant, sur l'avenir, j'espère que le mouvement des chômeurs de cette année n'a pas fini de s'amplifier, de se développer, car les associations de chômeurs ont gagné beaucoup d'adhérents. Néanmoins, on a tous le sentiment d'être en situation de faiblesse, en termes d'hommes et d'organisation. Nous n'avons plus la puissance que pouvaient avoir les organisations de gauche d'il y a 40, 50 ou 60 ans. Donc il faut reconstruire, et sur un terrain un peu dévasté. Il faut réapprendre beaucoup de choses. D'abord s'organiser, rassembler des gens qui vont continuer à lutter ensemble, ou qui vont aller sur d'autres terrains de lutte. Plus on est nombreux sur des logiques de luttes partielles, sectorisées, plus cela rassemble. On construit, on va de l'avant tout doucement. Il faut organiser des universités, former des militants, pour qu'ils sachent faire un tract, une affiche, parler en public, tenir une réunion, comprendre les mécanismes de société... C'est le travail de l'avenir et j'espère qu'on pourra le faire ensemble. Je vous ai écouté très attentivement et je sens qu'il y a encore beaucoup de choses à apprendre. J'aimerais que ceux qui militent à nos côtés apprennent aussi tout cela. Nous avons besoin de vues d'ensemble, et en même temps, d'outils de lutte ancrés dans le quotidien pour convaincre les gens et développer le combat.




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