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citoyen spectateur 1998
JEUDI 5 MARS 1998 - INDIVIDU ET DERACINEMENT



Repli sur soi, tentation sécuritaire, xénophobie, incivisme, brouillage des références communes... Réflexions sur les formes et les causes de la dégradation du lien social, en France et au niveau international.


film : Walk The Walk, de Robert Kramer
conférence/débat avec :
    Robert Kramer (cinéaste),
    Christophe Dejours (psychologue du travail, auteur de Souffrance en France),
    Jean-Pierre Garnier (sociologue, auteur de Des barbares dans la cité)
modérateur : Denis Gravouil (syndicaliste)



Denis Gravouil : La journée d'aujourd'hui s'inscrivait dans le thème " Individu et déracinement ". Nous venons de voir le film de Robert Kramer, ici présent. Sont aussi présents pour ce débat, Christophe Dejours - psychiatre et psychanalyste, spécialiste des relations dans le travail, auteur notamment du livre Souffrance en France, la banalisation de l'injustice sociale -, et Jean-Pierre Garnier - sociologue et auteur de Des barbares dans la cité, de la tyrannie des marchés à la violence urbaine, qui est une analyse critique des différentes politiques de la ville et des modes de relations dans nos cités modernes.
Bien sûr, ce débat ne doit pas rester uniquement cinéphilique, mais je voudrais tout de même poser une question à Robert Kramer. Ce film a été tourné en 1995, est-ce qu'il y avait un scénario très précis, ou bien les thèmes se sont-ils dégagés au fur et à mesure ? Comment l'avez-vous écrit et filmé ?

Robert Kramer: Je travaille généralement sans vraiment faire de différence entre documentaire et fiction. Je dirais que pour ce qui concerne la première demi-heure du film, la trame était très claire dès le début. On y trouvait les trois personnages principaux face à l'Europe d'aujourd'hui. Je savais dès le départ qu'ils seraient amenés à se séparer, par la logique de leurs propres besoins respectifs.
Ça, c'était les premières bases. Ce n'était pas une idée fixe sur l'importance de la famille, ni même sur le besoin de dépasser une sorte de peur ambiante ou une réalité menaçante. Je voulais inverser certaines valeurs. Il y avait notamment cette idée de séparation - les trois personnages se séparent dans le film - mais une séparation qui n'est pas nécessairement une perte, qui peut dans certains cas être une grande avancée. Le début du film, donc, lorsque la famille est encore réunie, aura été facile à écrire dans le détail. De même, le développement du parcours de la femme, en fait qui reste au même endroit, qui fait une sorte de dépression, et recommence sa vie autrement, ne m'a pas posé de problème et toute cette partie du film a été tournée d'une seule traite, en Camargue.
Après ça, j'ai entamé une sorte de lutte intérieure pour refuser d'écrire le reste du film. Je connaissais la logique de chaque voyage, mais je voulais garder au voyage son véritable statut. Un voyage ne s'écrit pas à l'avance, il se découvre pas à pas. Je pouvais dire où les séquences allaient se tourner, mais ensuite, je ne savais pas exactement ce qui allait se passer. Chaque personnage suit sa propre logique, et je la découvrais en suivant leur itinéraire dans le monde.
C'est particulièrement vrai pour la jeune fille, à travers sa peur d'avoir attrapé le sida : est-ce qu'elle est atteinte ou pas, comment elle gère ça ? En ce qui la concerne, je savais que son voyage se terminerait à Berlin, la nouvelle capitale de l'Europe unifiée , et l'évocation de cette force qui est là-bas en train d'exploser à l'oeil nu : le plus grand projet de construction, le plus gros ouvrage de la planète, sur le plan architectural et urbanistique. Je savais assez clairement vouloir parler de l'éducation de cette fille, et de son passé. Il m'a donc paru intéressant qu'elle passe par des lieux qui portent la mémoire de révolution industrielle, c'est-à-dire, les bassins miniers. Mais après ce passage, je ne savais pas ce qu'elle devrait faire. Verdun arriverait à un moment, par analogie. Les constructions de Verdun et des bassins miniers sont issues de la même mentalité : ce sont les mêmes mineurs qui ont creusé les tunnels des bassins et les tranchées de Douaumont.
Mais ces intentions, au stade du scénario, restaient assez vagues. Tout devait dépendre de la façon dont la fille porterait son projet. Car je pense que chaque personne a un projet, et c'est une idée centrale dans le film. Dans la situation actuelle, où toutes les références communes sont brouillées, brûlées, perdues, cassées, notre projet individuel prend de plus en plus d'importance. Il devient un fil conducteur primordial.
Le personnage du père est plus complexe. Il est porteur d'une autre démarche, plus précisément d'une errance : il veut s'échapper. Son seul projet, c'est son corps. Je n'avais pas non plus d'idée précise quant à la trajectoire du personnage, tout juste quelques intuitions. Par exemple, je voulais qu'il passe par Odessa. Une partie de ma famille vit à Odessa, et j'ai d'abord voulu développer un aspect du personnage qui n'apparaît finalement pas dans le film. Souvent, dans ces projets, les origines d'un film sont mélangées entre une histoire personnelle - qui n'apparaît pas forcément une fois le film terminé - et des réalités plus extérieures. Là, j'étais fasciné par d'un côté toute cette culture des marches d'Odessa - qui à travers Eisenstein représentent la naissance du cinéma et la révolution russe dans le monde entier - et le fait que ces marches ne représentent absolument rien pour cet homme, sinon un lieu d'exercice physique. Ce n'est pas sa culture. Il ne sait pas où il s'entraîne en courant. Je tenais beaucoup à cette image là, suffisamment pour argumenter sans cesse auprès du producteur sur l'importance d'aller à Odessa !
Mais c'est seulement en cours de tournage que s'est clarifiée une idée bien plus forte. Lorsqu'on se déplace de cette façon, au fil d'une sorte d'errance, sans parler la langue du pays, sans livres et journaux locaux sous le bras, on peut très facilement passer les frontières sans bien s'en rendre compte. Des frontières politiques, mais également des frontières plus floues, qu'on ne reconnaît pas. Et parfois, d'un certain côté de la frontière on est en sécurité, et de l'autre côté, on se retrouve pris dans un contexte dangereux, encore une fois sans s'en rendre compte. Ça peut se produire très facilement dans une ville comme New-York, par exemple. C'est devenu possible aujourd'hui dans une région comme celle de Paris, bien plus que ça ne l'était dans les années 80 lorsque j'y suis arrivé. On entre soudain dans un quartier où les règles qu'on connaît ne s'appliquent plus. Et je crois qu'on retrouve aujourd'hui ce niveau de désordre partout en Europe de l'Est. Il suffit de prendre une bifurcation à droite au lieu de prendre à gauche, et on tombe au milieu d'une situation qu'on ne maîtrise absolument pas, parce qu'on est passé dans un autre monde. J'ai donc voulu que l'homme se perde de cette manière... Sans toutefois qu'il ne se considère lui même perdu.
Au fond, tout le film est une suggestion, et ce que le fonctionnement de ces personnages essaie de suggérer c'est une autre éthique, par rapport au monde de la fin du XXesiècle. Et c'est là que je rejoins le thème du débat de ce soir, que je trouve par ailleurs assez pertinent. Je me souviens que lorsque les organisateurs de ces rencontres m'ont contacté, je n'ai rien compris du tout. C'est seulement ensuite, sur le papier, que j'en ai compris l'intérêt, même si je pense que l'ordre d'enchaînement des films et des débats n'est pas forcément le bon.
Aujourd'hui, le débat était très orienté sur le militantisme, autrement dit, comment réagir face à la situation actuelle. Très bien ! Mais mon film est beaucoup plus proche de Au loin s'en vont les nuages, qui a été projeté cet après-midi : on y retrouve les thématiques de la peur, du désarroi, de la confusion, et de la perte que cela engendre... Dans les deux cas, les personnages ne sont pas particulièrement " éclairés ". Il ne s'agit pas d'hommes politiques, par exemple. C'est une génération qui est totalement en dehors du contexte politique. Ils sont dans l'incivisme total et ne croient pas, pour le moment, qu'il y ait un mécanisme politique qui puisse résoudre les problèmes du monde qui les entoure et dont ils sont en quelque sorte les victimes.
C'est pour cette raison que l'idée de repli sur soi doit absolument être discutée, parce que la formulation même de repli a une connotation négative. Or je soutiens que le fait de se retirer sur soi, en travaillant intérieurement, en dialogue avec le monde, est un travail essentiel. C'est à travers cette démarche qu'on doit pouvoir sauvegarder certaines valeurs.
Donc pour revenir à la question sur mon film, je crois qu'il était relativement bien en place dès le départ, mais que comme d'habitude, j'ai laissé un maximum de portes ouvertes pour les choses qui pouvaient survenir.

Denis Gravouil : Christophe Dejours, ou Jean-Pierre Garnier, vous avez une réaction par rapport au film ?... Question piège.
Pour vous lancer un peu plus, un des éléments que vient de donner Robert à l'instant était que ces personnages ne se posent absolument pas la question de l'engagement politique dans une Europe qui se construit. Est-ce que cela vous semble être un profil de personnage courant ?

Jean-Pierre Garnier : Comme le dit Robert Kramer, son film suggère. C'est-à-dire qu'il a bien sûr une interprétation personnelle, mais il laisse la porte ouverte à d'autres interprétations qui peuvent être complémentaires, et parfois contradictoires. Moi, ce que j'ai retenu de ce film - c'est la deuxième fois que je le vois -, c'est la phrase de la jeune fille quand elle regarde la fenêtre. Elle dit (je traduis) : c'est assez difficile de survivre, et ça peut même parfois être dégradant. Je crois, en fait, qu'on a affaire à des... j'allais dire à des survivants. En fait, il s'agit d'un paysage après la bataille, un paysage où l'histoire telle qu'on a pu la connaître - je parle de notre génération - semble ne plus avoir de sens, c'est-à-dire à la fois une signification et une direction. Donc je pense qu'un des point communs à trouver entre les personnages qui ont des formes de déplacements différentes - pour l'homme c'est plutôt une fuite, pour la jeune fille c'est plutôt une découverte -, c'est dans leur rapport au temps. Or, c'est précisément le type de rapport au temps qu'entretient une majorité d'entre nous, à savoir qu'il n'y a plus de futur tracé ; pas de lendemains qui chantent ; pas d'avenir radieux. Finalement, on a l'impression que les gens tournent en rond. Dans le film, les personnages pratiquent la fuite, mais c'est aussi une manière de tourner en rond. L'homme passe son temps à faire ses exercices corporels ; il fait la même chose sur le célèbre escalier de Potemkine que sur un stade aux alentours de Marseille. La fille, elle, passe de ville en ville.
Robert Kramer montre l'Europe qui se construit à Berlin. Je crois qu'il faut prendre ça au pied de la lettre. Or, ce qu'on construit en Europe (c'est une vision tout à fait personnelle), c'est un grand marché, avec des centres d'affaires, des centres commerciaux, des centres directionnels. Effectivement, Berlin est peut-être le plus grand projet urbanistique : on va y construire un quartier comme celui de La Défense, mais deux ou trois fois plus important.
A titre de précision, le plus grand projet urbanistique actuellement - qui est exactement dans la même optique d'ailleurs - n'est pas à Berlin. Il est à Shanghai, où on voit actuellement se construire un super-centre-d'affaires-pour-ville-globale de 580 km2, avec 122 gratte-ciels prévus, dont les plus hauts du monde. Le plus grand fera 600 m : il s'appelle Mao-King. Ça n'a rien à voir avec Mao Tsé-Toung, cela veut dire : une affaire en or. [rires dans la salle]. Je ne plaisante pas, ce sera le capitalisme rouge dans toute sa splendeur, même s'il ne lui restera pas grand chose de rouge.
Tout ça pour dire que l'Europe qui se construit, telle qu'on la voit à Berlin ou ailleurs, est purement une Europe des affaires, un marché commun, un grand marché comme on dit. On ne voit pas où sont les valeurs dans ces projets, qui font appel à l'affect, à l'éthique, au désir ou à l'imaginaire.
Je n'ai pas l'impression que Berlin puisse représenter grand chose pour la jeune fille du film. Elle le dit : j'ai le sida ou je ne l'ai pas. Ce que je vais faire en attendant, c'est continuer. De même, la mère, sur les marches de la gare Saint-Charles, raconte que finalement, le sandwich n'est pas si mal que ça. On vit toujours. Mais c'est toujours de la survie, comme disaient les situationnistes. Ce n'est pas une vie animée par une projection dans le futur.
C'est un film qui me plaît beaucoup. Mais je l'interprète sans doute en fonction de mes propres opinions. Voilà ce que je voulais dire pour l'instant. Je ne veux pas monopoliser la parole, je vais la laisser à monsieur Dejours, qui n'est peut-être pas en désaccord total avec moi, d'ailleurs.

Christophe Dejours :C'est peut-être à monsieur Kramer de répondre...

Robert Kramer : Non, ce que vous venez de dire ne me pose pas de problème. Par contre, je crois que si on ne s'exprime pas avec les mêmes mots, ces mots ne recouvrent pas non plus forcément les mêmes perspectives. Survivant veut peut-être dire autre chose. On pourrait discuter le fait que les personnages aient ou non un projet de futur, d'avenir. En revanche, la vision de l'Europe que tu as reçue du film, est bien celle que j'ai voulue...

Jean-Pierre Garnier :Oui, c'est la capitale du capital dans toute sa splendeur... Les Galeries Lafayettes, etc.

Denis Gravouil :Christophe Dejours ?...

Christophe Dejours :Je suis un peu gêné, un peu perplexe. Ce n'est pas si simple, pour moi, d'entrer dans la discussion sur ce film. C'est vrai que les propos de Robert Kramer donnent un certain nombre de pistes de discussions possibles, mais j'ai peur de gauchir les choses. Je vais peut-être dire un mot sur l'impression que m'a laissée le film. Une double impression, en fait. D'abord une impression assez pénible... Votre film est très angoissant. Mais c'est peut-être parce que je suis psychiatre ! Je suis un peu déformé...

Robert Kramer : Mais, c'est très bien, ça. C'est excellent !

Christophe Dejours :...Mais en même temps je me demandais : finalement qu'est ce qu'ils cherchent ces trois personnages ? Je cherchais une clé. Qu'est-ce qui les anime, qu'est-ce qui les meut, ces gens ? Evidemment, je n'avais pas les éléments que vous avez donnés après coup.
Finalement, ce qui m'apparaît dans la première vision (maintenant, je le décoderais différemment), c'est que ce film reste profondément énigmatique. La caractéristique principale semble être que les personnages ont des conduites qui restent obscures pour le spectateur, pour le tiers. Je ne sais pas si c'est intentionnel de votre part, mais en même temps, j'ai l'impression que c'est un peu exemplaire. Nous ne nous comprenons plus très bien actuellement, dans cette société. C'est en tout cas la façon dont je ressens les choses. Vous parlez de perte de référence, ce qui est peut-être un langage plus simple que le mien. Il est difficile d'avoir une intelligibilité commune des situations, des conduites des uns et des autres. Les comportements des uns et des autres sont comme des milliers de mondes dans lesquels il est très difficile de pénétrer. Moi, j'ai le triste privilège - enfin triste ou heureux, ça dépend des fois - de circuler, de par mon métier, dans toutes les parties de la société. Et je reste complètement stupéfait par l'étanchéité des mondes qui composent la société dans laquelle nous vivons ; une société qui se fragmente et où les mondes sont cloisonnés.
Pour moi, psychanalyste, il est extrêmement difficile de comprendre comment fonctionnent les gens. Vos trois personnages sont difficiles à comprendre, parce qu'il n'y a pas de référence à leur histoire personnelle : on ne sait pas d'où ils viennent, on ne sait pas avec quoi ils sont en rupture. Quel est leur projet ? On n'a pas les éléments pour le deviner. Mais je salue ce qui m'angoisse dans votre film, et qui correspond bien à une angoisse du temps.
À présent, il y a un autre point que vous avez introduit et que j'aimerais aborder. Dans le contexte de ces quinze dernières années, où les références communes ont éclaté, vous accordez une fonction majeure (je ne sais pas si c'est le bon terme), au projet personnel. Là, je pense que cela me pose un problème !... Un très-très-gros problème !
Bien qu'étant analyste, je fais des investigations sur le terrain, dans le monde du travail, là où la société se défait, mais aussi se refait, d'une manière extrêmement dure et rigoureuse. C'est le Berlin auquel vous faites référence : le monde du management, de l'entreprise. Or les nouvelles formes de la domination me paraissent extrêmement structurées, extrêmement claires et extrêmement violentes. On ne peut pas se contenter de parler d'absence de références : c'est un bouleversement des références ! Je veux bien croire qu'à un moment on soit étourdi, mais la situation actuelle ne s'explique pas simplement par un effondrement d'après-guerre. Il y a autre chose qui se construit en ce moment, à toute vitesse. Et dans ce contexte, il est tragique que nous soyons renvoyés à notre projet personnel, parce qu'il est très important de pouvoir mettre en commun son désarroi personnel avec d'autres personnes qui sont dans le même désarroi. C'est, en tout cas, une voie d'ouverture souhaitable. On peut également chercher une réponse personnelle (c'est incontournable, et je partage complètement ce que dit Robert Kramer), mais il serait dangereux d'être simplement renvoyé à sa trajectoire personnelle, sa propre expérimentation du monde. Peut-être que je me trompe...

Robert Kramer : Non, je ne crois pas.

Christophe Dejours :J'ai l'impression qu'aujourd'hui, les gens sont très seuls face à la difficulté. Que ce soit vis-à-vis du système auquel ils sont confrontés (par lequel ils sont parfois écrasés), ou encore parce qu'ils sont marginalisés, les gens sont seuls, dans la parole, comme vos personnages. Quelque chose ne se dit pas. On ne se voit pas, on ne se comprend pas. On reste dans l'allusif, le suggestif (vous avez employé les termes). Donc voilà je réagis de façon très triviale, très tripale.

Denis Gravouil :La question du travail n'est pas vraiment abordée, dans le film. Ce n'est pas une question qui semble intéresser les personnages. Robert Kramer, vous avez choisi d'écarter le monde du travail de votre film pour une raison particulière ?

Robert Kramer : En fait je crois que le travail, c'est terminé. C'est-à-dire que ça va durer un certain temps, mais on se dirige vers une situation où... Bon, c'est pas bien de dire comme ça que le travail c'est terminé, mais son absence du film signifie qu'il n'a plus la même importance que celle qu'on a pu lui donner pendant deux siècles.
Et je crois qu'aujourd'hui, il n'y a plus de but, plus de référence de réussite sociale. C'est un peu comme si on faisait table rase autour de nous : c'est ce que le film essaye de suggérer, par l'absence de certaines choses. Ainsi, les personnages vivent de petits boulots. Apparemment, la jeune fille voyage grâce à de l'argent qu'on lui a offert. Que va-t-il se passer quand cet argent sera épuisé : elle va être en face d'une situation que chacun de nous connaît déjà. Il n'est pas vraiment nécessaire que le film le raconte.
L'absence de travail dans le film fait écho au fait que notre représentation traditionnelle du travail est en train d'être remplacée par un autre forme de manipulation. L'intitulé du débat parle de brouillage des références. Les modes de pensée de notre civilisation sont en train de changer. Le corps, par exemple, et l'attention qu'on y porte, prend de plus en plus d'importance. L'évolution est lente, et je ne sais pas si on pourra la constater à l'échelle d'une vie. Mais j'ai l'impression que les fondements de la psychanalyse sont remis en cause par ces changements dont nous n'avons pas encore pris conscience. C'est pour cela qu'on a tellement de mal à parler des problèmes. Et on rejoint là toutes les discussions sur les nouvelles technologies. Le développement des nouvelles technologies de l'image, qui sont en fait le remplacement du monde par l'image, représente quelque chose en soit. Mais tout cela introduit surtout un constat important : on s'éloigne des choses concrètes.
Donc l'obsession du concret, dans le film a une véritable valeur éthique. Là, les personnages ne regardent pas la télévision ; ils se touchent ; ils ne parlent pas forcément, mais lorsque la jeune fille, par exemple, se laisse toucher par la vieille dame, celle-ci communique une information par l'intermédiaire du toucher : ce moment a plus d'importance qu'une dizaine de conversations. Il est important également qu'un échange puisse avoir lieu entre la femme russe et le père, alors qu'il ne parlent pas la même langue (l'absence de sous-titre n'est pas dû à un manque d'argent : il signifie que le langage est devenu geste). On ne peut plus s'en remettre aux mots de la même manière qu'auparavant. Il faut apprendre à communiquer autrement. Le film est fait dans cet esprit-là, pour poser ça. Non pas pour le raconter, mais pour le poser.
[à Christophe Dejours] Toi, tu es angoissé, avec raison, en réagissant à la question de la violence. Oui, la violence existe ! Elle est sur le visage d'Aline Pailler qui parle de son impuissance - plan rarissime : quel politicien a déjà parlé comme cela devant vous ? Personne. Nixon a essayé, avec son chien, et il a gagné les élections parce que les gens l'on cru pendant un moment. C'est rare que les gens s'expriment de cette façon. C'est un exemple de bonne conduite d'un élu, c'est-à-dire lorsqu'il accepte de parler de son impuissance...

Intervention dans la salle :Justement, dans le film il y a une chose frappante. Quand on voit l'Assemblée européenne, il n'y a personne : la salle est déserte. On voit Berlin en construction, mais cela donne l'impression que sur le plan politique, c'est vide. En revanche, côté business...

Jean-Pierre Garnier :Ça montre où est le vrai pouvoir.

Intervention dans la salle : Je voudrais réagir à ce que dit monsieur Garnier quand il parle de trois survivants. Je trouve que le rôle de la fille est exemplaire ! Elle a vingt ans, elle part : elle va découvrir le monde. Elle fait ce qu'elle aime, et en plus, elle a la chance de rencontrer des gens avec qui elle peut discuter. Ensuite, elle rencontre - à Zurich, certes une ville horrible - quelqu'un qui va lui parler intelligemment de sa maladie et, à Berlin, elle aura alors le pouvoir de repartir en disant : de toute façon je vis, et je vis... C'est pour ça que je n'ai pas compris l'idée qu'ils soient des survivants.

Jean-Pierre Garnier :Comme le film est un point de départ, je vais rebondir sur cette déclaration (surtout que la question risque de revenir sur le tapis dans les débats des jours à venir). Il s'agit du point de vue de Robert Kramer, avec lequel je suis en désaccord total, sur la fin du travail. Car c'est une idée à la mode : le travail serait en voie de disparition. C'est écrit dans tous les journaux. Vivane Forrester a vendu 300 000 exemplaires de son bouquin avec ça. Dominique Meda et beaucoup d'autres ont également publié des choses sur le sujet.
Si on regarde les statistiques très sérieusement, à l'échelle planétaire, il y a de plus en plus de gens qui sont mis au régime du travail salarial. Simplement, il faut sortir de l'hexagone et aller voir ce qui se passe en Malaisie, en Chine populaire, en Extrême-Orient ou encore en Argentine. De plus en plus de gens sont mis au travail, sous de nouvelles conditions de domination. Ce qui change, c'est le rapport salarial.
Effectivement, ces conditions ne vont plus tellement ressembler à ce qu'on a connu jusqu'à présent. Elles seront de plus en plus individualisées ; on va faire appel à l'implication des individus, avec une épée de Damoclès permanente : le chômage, la déqualification, l'incertitude du lendemain.
Mais en ce qui concerne le thème de la fin du travail, il faut tout de même préciser certaines choses. Le capital, pour fonctionner dans la durée - on peut d'ailleurs remarquer que personne ne parle jamais de la fin du capital -, n'a pas uniquement besoin des machines. Il va de plus en plus faire appel à des gens qui devrons fonctionner comme des machines, non pas à la manière du Charlot des Temps modernes, mais à travers des formes de travail où l'investissement psychologique passe par des formes d'aliénation (on parle aussi d'implication) qui font que l'individu doit lui-même inventer des manières d'être plus performant.
On a dit qu'il n'y avait plus de références communes. Pourtant, il y a tout de même une idée qui revient tout le temps, qu'on l'appelle pensée unique ou autrement, peu importe le terme : on parle de performance, d'excellence, d'efficacité, de productivité, de rentabilité, de compétitivité. Tous les jours, on nous serine les oreilles avec ça ! Mais bien-sûr, il ne s'agit pas d'un projet, parce qu'en définitive, le capital n'a pas d'autre but que de se reproduire, si du moins on peut le personnifier. L'idéologie globalitaire consiste effectivement à globaliser le non-sens. Il faut donc ensuite aller chercher ailleurs. Et, dans un deuxième temps, on va chercher en soi-même puisque, pour l'instant, le collectif se résume à cela (je dis bien pour l'instant !). Mais, s'il est sans doute profitable de prendre du temps pour se recentrer, ne serait-ce que pour se libérer des fausses conceptions de l'émancipation et de la libération, il faut tout de même rester prudent. On tombe facilement dans l'égologie, le culte du moi. Certains n'en sont pas sortis, et ils s'y complaisent.
Face à cela, on trouve des forces dominantes, dont Berlin est un des symboles. Aujourd'hui, on ne peut vraiment pas parler de fin du travail. Le processus qui est en place va mettre au travail des millions d'individus, dans des conditions déplorables : on évoquait tout à l'heure les petits boulots, on peut aussi parler des emplois-jeunes. La précarité se développe, à travers les stages, en passant un jour chez Mac Donald, un autre jour à ramasser des mégots dans le métro, ou comme adjoint de sécurité.
Or, justement, le développement du secteur de la sécurité renvoie directement à une autre réalité : la violence, qui est amenée à se développer. Mais celle-ci n'aura rien à voir avec la violence historique (celle de l'époque où l'Histoire avait un sens). Elle va prendre la forme de la rage et de la haine, pour utiliser des termes clairs. Elle n'accouchera de rien : c'est une violence stérile. Comme il y a des grossesses nerveuses, il y a des violences nerveuses.
Alors, pour l'instant, on va la contrer. C'est-à-dire qu'on va recruter des centaines de gens, pour des travaux de contrôle social, dans tous les domaines. Il suffit de voir ce qui se passe aujourd'hui dans les banlieues où, même parmi les caïds en puissance, on recrute actuellement des gens comme adjoints de sécurité ou agents locaux de médiation. Tout cela c'est du travail. Une partie de ce travail va consister à contrôler les gens qui ne travaillent pas, ou qui travaillent peu, ou encore des gens qui ne sont pas très contents du travail qu'on leur offre.
On pourrait également parler du développement des économies parallèles qui, elles aussi représentent du travail. Ces économies parallèles ont en fait le même objectif que les économies normales : créer du profit. La différence est qu'elles procèdent de méthodes artisanales et un peu grossières. Mais les gens qui y participent sont eux aussi performants, ils sont dynamiques, ils créent leur entreprise. Ce sont exactement les mêmes valeurs que celles qu'on enseigne à H.E.C. ou ailleurs, adaptées à l'école de la rue, comme on dit. Le système de valeurs est exactement le même que celui que l'on trouve à l'Institut d'administration des affaires.
Je ne suis pas du tout d'accord avec cette idée de fin du travail. C'est, je crois, une sorte de légende qui vise à ce que les gens s'adaptent au "changement", et aux nouvelles contraintes. Mais je pense que Monsieur Dejours a peut-être des choses plus précises à dire sur ce sujet, sans forcément être d'accord avec moi.

Denis Gravouil :J'allais justement lui poser une question. Est-ce que vous pensez, comme Jean-Pierre Garnier, que la thèse de la "fin du travail", masque de nouveaux liens de domination et de pouvoir ?

Christophe Dejours :Globalement, je suis assez d'accord avec ce que dit Jean-Pierre Garnier. Et je vais un peu plus loin dans cette direction, au sens où je pense que le travail n'est non seulement pas promis à la disparition, mais qu'il reste un organisateur extrêmement puissant de la société, y compris en Europe, où il n'y a soi-disant pas de travail.
En fait, personne n'échappe à ces questions : l'emploi, le travail, les modalités d'organisation du travail. Les gens qui travaillent, aussi bien que ceux qui en sont exclus, sont totalement obsédés par cela : on ne pense qu'à ça. Et, évidemment, on est piégé dans une histoire où le travail semble pouvoir générer le pire, même si on sait qu'il peut aussi, paradoxalement, être un moyen d'accomplissement.
Alors, je ne sais pas. Ce n'est peut-être pas sous la catégorie "travail" qu'il faudrait rediscuter les éléments du film. En même temps, une des choses très frappantes du film est que les personnages ne sont pas du tout monolithiques. Ils ont une sorte d'épaisseur vivante, à certains moments, qui est très impressionnante. Cette jeune fille qui chante de la musique baroque, à certains moments, qu'est-ce qu'elle représente ? Elle travaille, quand même ! Alors est-ce que c'est un travail ou est-ce que ce n'est pas un travail ? Est-ce qu'être cinéaste, être producteur de films, c'est un travail ou pas ? Toutes ces questions sont en remaniements dans leurs définitions, et dans la compréhension qu'on en a aujourd'hui.
Oui, je crois que le travail reste un organisateur très puissant des rapports sociaux, des rapports de domination. Dans notre jargon, on parle de centralité du travail. Il y a ceux qui défendent cette thèse de la centralité du travail, et ceux qui disent au contraire que le travail n'est qu'un élément parmi d'autres. Je pense pour ma part que le rôle du travail est central dans la construction de l'identité de chacun d'entre nous, ou dans sa destruction.
Par ailleurs, le lieu de travail est un des lieux où on apprend à faire des choses horribles contre autrui. C'est ce que j'essaie d'expliquer dans mon livre1, pièces à l'appui : je ne vais pas reprendre tous les exemples ici, mais ce que j'observe dans ce livre, c'est que grâce au travail, on arrive à banaliser des attitudes d'oppression. Au nom du travail, au nom de l'économie, on se permet de faire aux gens des choses atroces ! De plus, on ne se contente pas de subir la situation. Il ne faudrait pas croire que dans cette salle, nous ne sommes que des gens qui subissons l'injustice sociale et la souffrance, le mensonge et les fausses promesses... Non, nous sommes conviés à exercer aussi cette injustice sur nos collaborateurs, sur nos collègues, sur nos subordonnés. C'est-à-dire que nous sommes tous pris dans une machinerie... On n'est pas complètement pris, mais tout de même fortement invités, à donner notre accord et notre collaboration à des actes que pourtant nous réprouvons.
Où pensez-vous qu'on apprenne cela ? Dans le travail, plus encore qu'à l'école, que dans la famille ou auprès d'autres structures. C'est dans le travail que tout se purifie au nom de la raison économique. Et là, je pense qu'il y a des raisons d'être inquiet. Car ce n'est pas seulement une caractéristique de la société contemporaine : c'est comme ça depuis un moment ! Et faute de repérer ce chaînon capital de l'organisation de la société, de l'évolution des rapports sociaux et des rapports de domination, on se dirige vers une situation très inquiétante. Les centres économiques, du type de Berlin, ne se montent pas comme ça, par l'opération du Saint Esprit...

Jean-Pierre Garnier :Ils se montent avec des travailleurs turcs, ou kurdes, qui sont surexploités. Il faudrait voir les conditions de travail des gens qui construisent les gratte-ciels de Berlin.

Christophe Dejours :Ils ne se montent pas par le miracle de la raison monétaire. Il y a des gens derrière, tout un processus sous-jacent dans lequel nous sommes plus ou moins directement impliqués. Or, un des drames de la situation, c'est que nous avons beaucoup de mal à parler de tout ça. Car ce n'est pas seulement l'affaire des autres, c'est la nôtre aussi. Les cadres supérieurs d'entreprise ne sont pas les seuls impliqués. On pourrait aussi parler des chercheurs (après tout, je peux aussi travailler sur mon propre groupe social). Les chercheurs sont loin d'être propres, aujourd'hui, face à l'évolution du système, ni les médecins, ni les chefs de services. Jusque dans les échelons relativement subalternes, nous sommes impliqués dans des pratiques que pourtant nous réprouvons. Mais nous participons quand même à l'ensemble. Ça marche, le système !
De plus, et c'est peut-être le point le plus important, le système ne marche pas sans que nous lui apportions un concours très zélé. On le sait depuis longtemps aujourd'hui : aucun système, aucune organisation, aucune entreprise, aucune armée, aucun service hospitalier, rien ne fonctionne si les gens ne font qu'exécuter les ordres. Quand les accusés du procès de Nuremberg répondaient " Je n'étais qu'un exécutant ", ils mentaient tous ! Car ce n'est pas vrai. Quand les gens ne font qu'exécuter les ordres - on peut alors parler de grève du zèle - et le système tombe en panne. Ou il explose, comme à Tchernobyl (la machine peut s'arrêter, mais parfois elle s'arrête mal). Donc, pour que le système fonctionne, y compris le marché, il doit bénéficier de la mobilisation de l'intelligence individuelle, et de la coopération collective, du zèle de nous tous (en tout cas de beaucoup de monde), sinon ça ne marche pas !
Finalement, c'est dans un rapport individuel et collectif au travail que se purifient moralement des actes qui pourtant contribuent globalement à notre malheur. Plus nous travaillons, plus nous créons de chômeurs. C'est quand-même nous qui acceptons de travailler 8 ou 10 heures, 12 heures, parfois 14 heures par jour, qui renonçons à nos vacances, qui acceptons des conventions absolument sordides, qui faisons que les autres, nos enfants, les petits copains, eux, ne trouvent pas de boulots et en trouveront de moins en moins. On donne beaucoup de nous-mêmes pour que le système fonctionne et continue d'être un processus d'exclusions massives.

Intervention dans la salle :J'ai eu la chance de connaître votre livre par un copain du boulot, monsieur Dejours, et je trouve qu'il correspond bien à la réalité. Moi, je travaille à La Poste, dans un centre de tri : une espèce d'usine quoi ! Et effectivement, je trouve qu'il y avait une sale mentalité, c'est-à-dire aucune entraide. Les petits chefs jouent sur les rivalités - ce qui n'empêche pas la direction de faire semblant d'avoir des préoccupations sociales. Ils soutiennent les pires salauds qu'il y a parmi les prolos.
D'ailleurs, quand Mr Dejours parle de virilité, je l'ai constaté en travaillant récemment de nuit : les mecs jouent les caïds, ils disent " pédé " tous les trois mots. C'est ahurissant, je vous dit ! Ça m'a soufflé.
Et le problème, c'est de trouver des espaces pour dire les choses, si on veut essayer de casser un peu ça... ce qui n'est pas évident. D'autant plus que les gens qui réagissent sont des gens qui pensent un peu comme nous, et on n'est pas forcément les plus forts. Par exemple, il y a un problème autour de ce qu'on appelle les H.M.I. (c'est des heures syndicales). Là, je me suis retrouvé face à des gens comme ce délégué syndical C.G.T., plutôt sympathique et plus cultivé que les autres : quand on lui parle en tant qu'homme, on est assez d'accord, mais dès qu'il fait son discours syndical, il ramène tout à l'économie. Et quand la gauche dit "on fait une critique de l'économie", ça reste de l'économie. Et on entend encore les même trucs. Et ce type nous a sorti les mêmes trucs : Il va y avoir de la croissance. Moi, quand j'entends le mot croissance, j'ai envie de vomir.
Pour en revenir au sujet du débat, il y a une ambiguïté. L'individualisme, c'est à la fois le produit de la manipulation pour que les gens se bouffent entre eux, et c'est en même temps la seule contre-réaction qui peut sortir : " Je suis un être humain, je ne suis pas forcément une merde. Je ne vais pas répondre à toutes les saloperies par des saloperies", même si on est parfois obligé de se défendre un peu. Mais on n'est pas obligé de rentrer dans le jeu du je suis un petit capo moi aussi.
J'ai l'impression que quand les pays de l'Est sont tombés, le totalitarisme est passé de notre côté. C'est Alfred Jarry, je crois, qui parlait de l'identité des contraires. Sauf que notre totalitarisme est basé sur l'argent.

Intervention dans la salle :Je voudrais juste revenir sur ce qui a été dit tout à l'heure : quand on travaille 14 heures, on prend le travail des autres. Moi, je regrette, mais quelqu'un qui est écrivain, qui écrit, qui crée, je ne vois pas comment il peut prendre le travail de quelqu'un d'autre. Et il y a d'autres professions, où effectivement on peut faire des choses parce que c'est un investissement personnel. C'est le moi qui travaille, pas le collectif. Il faudrait d'ailleurs préciser un peu tout cela, parce qu'on peut aussi culpabiliser quelqu'un qui fait son boulot. Et ce n'est pas simplement un travail, c'est aussi un moyen de s'accomplir : il y beaucoup d'enjeux. Je pense à Monsieur Kramer, mais il n'est pas dans un cas isolé. On va lui dire : " monsieur, vous arrêtez de filmer au bout de 8 heures ". Peut-être que ses machinistes arrêteront par ordre syndical, mais lui, il va continuer à gamberger. C'est pas un autre metteur en scène qui va venir terminer à sa place (à moins qu'il appartienne à la MGM).

Denis Gravouil :Moi qui suis technicien de tournage. Je peux vous dire que les horaires de tournages (je ne sais pas ce qu'il en est pour les films de Robert Kramer) mais les horaires de tournage en ce moment, ça a plutôt tendance à augmenter. Il me paraît relativement pertinent de dire qu'effectivement, le chômage, y compris dans nos professions, c'est un manque de partage de la durée légale du travail. Avant de parler de partager encore plus, on pourrait déjà partager ce qu'il y a.

Robert Kramer : Je sors d'une phase où j'ai eu énormément de mal à parler des problèmes dont on discute ce soir. Je reviens du Vietnam, où j'ai beaucoup travaillé depuis 1969. Concernant la surexploitation qui vient aux portes de notre forteresse, de notre petite cité de privilégiés blancs, je crois que la question ne date pas d'hier. Il y a un problème avec l'approche qu'on a de la question. Effectivement, dès qu'on définit le système qui existe (la pensée unique, ou l'idéologie des marchés, peu importe), on doit reconnaître que c'est bien un projet fasciste. Mais si on en vient à l'utilisation du mot travail qui a dominé les civilisations occidentales dans les deux derniers siècles, là où il n'y a pas de notion de dignité dans le travail, il y a aliénation, il y a nouvelles formes d'esclavage. Et je n'appelle pas ça le travail, ou je ne désapprouverai pas qu'il y ait disparition de ce travail là. Dans le film, tout le monde considère avec étonnement que le futur semble sombre. Et ça rejoint notre réalité car ce qui s'annonce n'est pas seulement très mauvais à tous les plans (écologique, économique...), mais c'est surtout très sombre en regard de notre attitude vis-à-vis du reste du monde. Mais on va devoir aussi se poser la question des vraies valeurs : pourquoi est-on solidaire avec un autre être humain, aujourd'hui ? Quelle est la base de tout cela ? Après la religion, et le marxisme... Je ne sais pas. Pourquoi est-on solidaire aujourd'hui ? Pourquoi tient-on la main de l'autre ? Toute la pression qui s'exerce sur nous s'applique à briser cette solidarité. Alors, comment va-t-on pouvoir conserver ces valeurs de façon abstraite, tandis que le travail se déplace de plus en plus, que l'esclavage se délocalise ?

Denis Gravouil : Quelle place pour la famille dans le maintien d'un lien social ?

Jean-Pierre Garnier :A propos du lien social il y a quand même un phénomène général, c'est la dévalorisation de toutes les structures qui étaient porteuses de valeur collective : c'est-à-dire les partis, les syndicats, l'école qui est en crise, chacun le sait, le service public qui est déconsidéré, notamment avec l'offensive libérale, et bien entendu la famille. Est-elle en crise ? Je n'en sais rien, car il faut savoir aussi qu'elle sert beaucoup de refuge en ce moment, aussi bien au plan économique que spirituel. Pour beaucoup de jeunes, elle est vraiment un refuge au sens matériel du terme. Et au plan psychique, l'indifférence, la froideur et l'inquiétude qui règnent dans les relations interpersonnelles font que les gens se replient souvent sur la famille. Mais elle est aussi déstabilisée. Le taux de divorce a augmenté. Il y a beaucoup de familles monoparentales, et des enfants qui ont deux ou trois pères d'emprunts. La famille n'est plus ce qu'elle était jadis : porteuse d'un lien social stable. Je voudrais revenir sur la question du lien social. Cette notion, elle est revenue sur le tapis depuis à peu près sept ou huit ans. Dans les années soixante-dix, il n'en était pas beaucoup question. Alors, je vais faire un peu de macrosociologie. Il ne faut pas oublier que ce qui lie les individus d'une société capitaliste, au-delà des rapports interpersonnels, ce qui les lie dans tous les sens du terme ce sont ce qu'on appelle les rapports de production au sens large du terme. Ce sont des rapports de domination, aussi bien au plan économique qu'au plan politique et idéologique. Dans une large mesure, c'est ça qui relie les gens entre eux, qui fait que la société fait corps. La nouveauté maintenant, c'est que les rapports de production capitaliste sont en train de changer. Mais ils sont toujours capitalistes, et cela renvoie à l'histoire du travail : le travail était le grand intégrateur lorsqu'il était facteur de création de collectivité de travail, de collectif de travail. Et aujourd'hui, il y a des transformations qui font qu'on individualise de plus en plus le travail : les horaires variables, l'annualisation qui pointe à l'horizon, les petits boulots, l'instabilité, les changements d'affectation, la flexibilité. C'est ce qui a été dit par quelqu'un tout à l'heure : diviser pour régner. La privatisation des services publics fait que, à La Poste, France Telecom ou ailleurs, on va fonctionner comme une entreprise privée, et donc qu'on va diviser. Avant, le travail était un facteur de "collectivisation", si l'on peut dire, au sens positif du terme. Or c'est de moins en moins le cas. Et pour revenir à la question sur la famille, elle est affectée par cela. Parce qu'il est bien évident que des gens qui sont déstabilisés en tant que travailleurs vont avoir un rapport à la famille totalement différent de celui qu'on pouvait avoir à l'époque où l'on rentrait dans une entreprise avec quelque chose qui ressemblait beaucoup à l'emploi à vie. On y passait trente ou quarante ans. On avait un plan de carrière, même si cela n'allait pas très haut pour les ouvriers. Mais aujourd'hui, ce n'est plus cela : l'individu qui est déstabilisé dans le travail voit ses rapports familiaux influencés. Les enfants ne savent pas ce qu'ils vont faire plus tard, les parents risquent d'être déqualifiés ou déclassés. Tout cela fait que la famille elle-même est largement perturbée. De même que la relation de travail perturbe l'ensemble des rapports humains. Une fois qu'on a plus de travail, on a plus de relations professionnelles, plus de relations paraprofessionnelles, moins de relations avec le voisinage. Cela crée du divorce au sens large du terme. Alors mon hypothèse c'est que la famille, aujourd'hui, elle est elle-même atteinte par la destructuration de la vie sociale provoquée par les nouvelles formes de mise au travail des individus. Et la mise au chômage revient au même, c'est le va-et-vient entre l'exclusion et l'inclusion, l'insertion et la désinsertion.

Denis Gravouil :Un point de vue plus psychanalyste sur la place de la famille et sur le lien social.

Christophe Dejours :Je pense que la séparation classique entre l'espace de travail et l'espace privé, est une séparation qui ne résiste pas à l'analyse, ni psychologique, ni sociologique. Les deux espaces sont complètement solidaires l'un de l'autre. Malheureusement, je suis obligé de reconnaître une chose, au bout d'un certain nombre d'années de recherche, et il en aura fallu beaucoup pour que j'arrive à cette conclusion que je n'arrivais pas à admettre. Elle va dans le même sens que ce que disait Jean Pierre Garnier : finalement, ce sont les rapports sociaux de travail, qui sont décisifs sur l'organisation de l'espace privé.Pourtant, je suis psychanalyste de formation, et c'est pour cela que ça a été aussi dur à arracher. Le point de départ théorique et pratique sur lequel je m'appuie, c'est l'inverse de cela : pour Freud, ce qui est au centre de l'organisation de la vie domestique, de la vie familiale, de la vie intime et de l'espace privé, c'est la sexualité, c'est l'économie érotique, c'est l'amour. Et ils y sont vraiment, bien sûr, dans une certaine mesure. Simplement, ce que je découvre au fur et à mesure de mes enquêtes et de mes analyses cliniques, c'est que finalement, c'est très partagé. Les incidences du rapport au travail sur la vie privée, jusque sous les draps, est inimaginable ! C'est beaucoup plus important que ce que l'on croit. Je peux évidemment vous donner beaucoup de preuves de tout cela. Comme j'ai mis beaucoup de temps à le comprendre, maintenant, je peux l'expliquer. Je vous assure que preuves à l'appui, c'est très impressionnant. Il ne faudrait surtout pas imaginer un temps idyllique du travail taylorisé, du fordisme, qui aurait été la merveille des merveilles ! Non, c'était l'horreur, et donc, je ne prends pas la défense de l'ancien système, qui était aussi un système extrêmement dur. Donc, d'abord, les gens souffrent dans le rapport au travail. Les plus privilégiés d'entre nous, ou les plus talentueux, réussissent à transformer cette souffrance par le travail, en plaisir, en accomplissement de soi, grâce notamment à la reconnaissance qu'on obtient en retour. Ce sont les privilégiés, et c'est tout l'espace de la sublimation. Mais pour la plupart des autres, comme disait Robert Kramer tout à l'heure, c'est vrai que le travail s'inscrit d'abord comme une espèce de monde qui s'oppose à l'accomplissement de soi. C'est la contrainte qui vient vous empêcher d'être vous-même et de mettre dans le travail tout ce que vous pourriez mettre d'inventivité, d'intelligence, d'ingéniosité, de ruse, de trouvailles, etc. Dans l'ensemble, le rapport au travail est toujours, d'abord un rapport de souffrance. Or, nous ne faisons pas que souffrir des choses. Quand nous souffrons, en général, nous nous défendons. Si nous ne nous défendons pas de la souffrance, nous tombons malades, mentalement. En fait, nous devenons fous, atteints par différentes sortes d'aliénations mentales, qui sont répertoriées par la psychiatrie. Pour un certain nombre d'entre nous, ça ne donne pas des folies très spectaculaires, car certains ne sont pas capables de fabriquer un délire, mais à la place, ils font un infarctus du myocarde ou un cancer, et ils sont liquidés par leur propre corps, qui casse sous eux ! C'est même sans bruit, on meurt tout doucement, ou très violemment, mais le corps peut craquer, comme la tête.
Donc, si nous ne devenons pas tous fous, en dépit des contraintes de travail et de domination, c'est parce que nous nous défendons. Or, le secret est là. Ces défenses impliquent tout le fonctionnement psychique de l'individu : je ne quitte pas mon atelier automobile, mon industrie électronique, mon hôpital, ou le tri postal en laissant au vestiaire mon bleu de travail et mon fonctionnement psychique pour redevenir ensuite un être humain bien incarné, séduisant, charmant, "baisable" en quelque sorte. Pas du tout ! Ces défenses engagent toute ma personnalité. Elles sont très compliquées à construire, à ajuster. Et une fois qu'on les possède, on les emporte chez soi ! On découvre ainsi combien l'espace domestique est envahi par les défenses dont monsieur a besoin pour pouvoir supporter son activité d'ouvrier dans le bâtiment, ou pour pouvoir tenir comme cadre supérieur. Car il lui faut la collaboration de madame, il faut la collaboration des enfants. On se rend finalement compte que pour qu'une famille tienne, il faut qu'il y ait une cohésion autour des défenses dont chacun a besoin pour pouvoir travailler. Même si en général on coopère bien plus à maintenir les défenses de monsieur, que celles de madame. Sauver sa vie mentale, quand on est femme, est plus difficile. A tous les niveaux de l'analyse, c'est toujours plus dur et plus injuste pour les femmes. Cela ne veut pas dire que c'est le bonheur pour les "mecs", mais leur situation est tout de même moins difficile car ils bénéficient de beaucoup plus de coopération. Si une femme réussit à s'accomplir dans un travail qui lui plaît et pour lequel elle est reconnue, elle pénètre ainsi au sein de mondes qui ont été construits par les hommes et pour les hommes. Pour qu'une femme y soit admise, il faut qu'elle accepte de fonctionner comme les hommes. Or, pour une femme, être comme un homme, ça pose un problème. L'accomplissement de soi dans le champ social tourne alors le dos à l'accomplissement de soi comme femme. Cela perturbe l'identité sexuelle féminine. Pour un homme, on est dans la continuité : plus il réussit dans son travail et plus il est agréable, séduisant, et sympathique. Pour une femme, c'est l'inverse. C'est pourquoi quand une femme réussit dans son travail, 9 fois sur 10, ça crée des difficultés à l'intérieur de l'espace domestique. Quand elles les retrouvent à la maison, les femmes ne supportent plus les "mecs", puisqu'elles se battent contre eux dans le travail, pour conquérir leur place. Elles rusent avec eux, et quand elles rentrent à la maison, les hommes veulent jouer encore les "mecs" ! C'est insupportable pour elles ! C'est la cause de nombreux divorces. Mais les sociologues décrivent cela beaucoup mieux que ne savent le faire les psychologues. C'est vrai pour la femme cadre qui gravit les échelons, mais c'est aussi vrai pour l'ouvrière qui devient technicienne. A tous les échelons de la société, s'accomplir par son travail est beaucoup plus risqué pour son identité sexuelle et pour sa vie familiale si l'on est une femme que si on est un homme. Donc, être une femme, c'est souvent savoir renoncer. De plus, quand les parents souffrent dans leur rapport au travail, et qu'ils se défendent de cette souffrance, ça implique également la coopération des enfants, selon des modalités très précises. Tous ces efforts qui sont demandés aux uns et aux autres ne tiennent qu'en échange de l'espoir. Cette contribution que ceux qui travaillent apportent à l'organisation du travail et à la société n'est possible qu'avec l'espoir d'un retour. L'espoir de ce retour, qui a toujours été porté par le travail depuis au moins le XIXesiècle, c'est l'espoir d'une émancipation, l'espoir d'un bonheur plus grand grâce au travail. Cela fonctionne par l'accomplissement de soi, mais aussi par l'argent du salaire, et l'espoir d'un avenir plus rose pour les enfants.Aujourd'hui, dans les familles, les gens sacrifient beaucoup de leur personnalité, et n'ont comme perspective qu'un travail répétitif, un travail non qualifié ou qui ne sera jamais reconnu. Et en contrepartie de cela, il n'y a plus l'espoir que leurs propres enfants, grâce à l'école, grâce au savoir, grâce aux études, grâce à leurs sacrifices, puissent accéder à un statut social plus heureux que le leur. Alors là, la cellule familiale entre en crise autour des questions du travail, des valeurs du travail. Cela se traduit tout de suite, même sur des petits enfants, par le fait que, tout à coup, ça ne marche plus à l'école. Ce sont des enfants qui allaient bien, jusqu'à ce que le rapport de confiance des parents dans la promesse de bonheur se déstabilise. Quand ça se perd, curieusement, vous avez des gamins qui deviennent violents à l'école, qui tapent sur leurs petits copains, qui sont instables. On a toute la pathologie de la désadaptation scolaire, qui est beaucoup plus qu'on ne le croit en rapport avec la crise du rapport au travail chez les parents. Vous voyez c'est effrayant : vous avez des parents qui restent normaux, mais le prix payé, c'est les enfants dont le développement devient pathologique. Quand on généralise ces choses là, on se rend compte que dans les zones où il y a beaucoup de chômage, où il n'y a pas beaucoup d'espoir de retrouver du boulot, les liens familiaux se dissocient. Et qu'est ce qui se passe avec les enfants, comme je l'ai vu très fréquemment dans mes dernières enquêtes : par exemple dans l'ancienne classe ouvrière, les enfants retournent leur déception et leur haine contre tout ce qui symbolise la condition ouvrière, celle du sacrifice, celle de l'effort consenti pour un espoir de jours meilleurs, etc. Et le vandalisme, la violence, s'attaquent à tous les symboles : la mobylette, la petite bagnole, la cabine téléphonique. Tous les petits signes extérieurs du confort, tout ce qui représente les acquis et le quotidien de la vie ouvrière est systématiquement saccagé. Le vandalisme ne se fait pas à l'aveugle, il attaque les symboles de quelque chose qui est ruiné du point de vue de sa fonction symbolique pour les nouvelles générations. C'est pourquoi la violence retombe sur le milieu ouvrier et le milieu des petits employés, car aujourd'hui, ce sont eux aussi qui vivent dans ces cités : les employés d'EDF, les employés des PTT. Ce sont eux qui sont victimes de la violence, beaucoup plus que les quartiers aisés qui sont très protégés de la violence et de la délinquance. Donc, effectivement, la famille ne peut plus jouer son rôle de médiateur. Toute une partie de ce " vivre ensemble " qu'on devrait y apprendre n'est plus transmis. Alors maintenant, sur quoi va-t-on le fonder ? Il y aurait encore plein de choses à dire sur les autres questions qui ont été soulevées. Je vais juste dire un mot particulier sur la question de la réduction du temps de travail. Quand on travaille 14 heures par jour, est-ce qu'on vole l'argent ou le travail des autres ? Le raisonnement de Jospin, de Martine Aubry, et celui de tous ces gens qui pensent au partage du travail, est que si on répartissait mieux le nombre d'heures de travail, il y en aurait plus pour les autres. Moi je ne le crois pas du tout. Ce n'est pas comme ça que ça marche, pas plus que l'argent ne se distribue de façon égalitaire. Il n'y a rien qui va vers une égalisation du partage. Là, il y a un point important : quand j'accepte de travailler 12 ou 14 heures par jour (pas quand c'est un choix délibéré, parce que là, je tire ma révérence. Si vous avez du plaisir à travailler 14 heures par jour, je ne vois pas pourquoi on s'en priverait. Je n'ai rien contre le plaisir des gens, qu'il soit sexuel ou autre), mais lorsque sous contrainte, on me dit : "Si vous n'acceptez pas de rester jusqu'à 9h ce soir, et tous les soirs de la semaine pour faire le bilan comptable qui doit être bouclé pour la semaine prochaine, vous sautez". Alors j'accepte. Et qu'est-ce qu'on accepte finalement, c'est pas le 14 heures qui enlève du travail aux autres, c'est : " je me soumets ". Et cette soumission, c'est un pas de plus dans l'escalade, et celle là va retomber sur les autres qui vont accepter des statuts précaires. Et cela s'enchaîne. Il y a un chaînon intermédiaire qui fait que, ce qui est tragique dans le fait d'accepter plus de travail, c'est qu'on accepte les violations du droit du travail, c'est qu'on accepte de nouvelles formes de soumission, de flexibilité, et qu'on accroît la domination. C'est en cela que nous sommes responsables. D'autres questions se posent alors : qu'est-ce qu'on peut faire par rapport à ça ? Est-ce qu'on a un pouvoir là-dessus ou pas du tout ?

Intervention dans la salle :Moi, j'aurais une question. Tout à l'heure vous parliez de grève du zèle, et il y a quelque chose qui m'a dérangé, c'est le problème de l'adhésion. Les gens adhèrent totalement à ce système. Et aujourd'hui, ce qui est intéressant, c'est que ce système auquel plein de gens ont adhéré - moi, j'avais 20 ans quand Bernard Tapie faisait ses émissions à la télé, et tous les gens autour de moi le considérait comme le modèle à suivre - aujourd'hui il y a une crise sociale, mais on a surtout un système qui ne se justifie plus. Aujourd'hui, quand Jospin parle, il dit : "Il faut faire ce que veut le marché, sinon il s'en ira ailleurs", ce n'est même pas source de progrès, c'est comme ça et on ne peut pas faire autrement. C'est le discours de l'élite aujourd'hui, c'est-à-dire qu'il y a une chose qui est en train de disparaître, c'est l'adhésion : les gens n'y croient plus. Ils se rendent compte qu'on est dans un système qui crée des profits énormes, mais on ne sait même pas pourquoi. Ça c'est le premier point. Ensuite, vous dites que les gens sont responsables et participent au système. Avant ils y participaient parce qu'ils y adhéraient, maintenant ils y sont contraints. Moi je pense que tant qu'il n'y aura pas une idéologie qui viendra proposer un tant soit peu des jours meilleurs, qui donnera une perspective politique, on assistera à des petites rebellions, des petites choses comme ça, mais sans lendemain, sans véritable force.
Une dernière chose, quand vous parlez de l'éclatement de la famille : je dirais que depuis la fin des années 60, les femmes ont pris leur indépendance économique. Une femme qui veut divorcer aujourd'hui, elle divorce. Elle n'a pas besoin d'un mari. Je crois que c'est un fait important dans l'éclatement des familles, c'est que les femmes travaillent.

Christophe Dejours :Je n'ai pas de réponse à ces questions. A mon sens, le temps présent n'est pas directement à l'action. J'ai l'impression qu'engager des actions qui seraient supposées résoudre le problème, aujourd'hui, c'est un peu aller dans le mur. J'ai beaucoup d'inquiétude par rapport aux actions à mener en ce moment, parce que comme elles risquent fort de se terminer par des échecs, faute d'avoir assimilé une pensée alternative sur la manière de repenser les rapports de travail, de repenser la société civile, les rapports avec l'Etat. Et après la déception, les gens vont chercher des solutions que je n'aime pas beaucoup... Trop de déception, ça va plutôt vers le Front National, parce qu'eux ont des réponses. Même si elles sont courtes, ce sont des réponses pour certains. Et cela risque de mal se terminer pour beaucoup d'entre nous...
Je pense que le temps est plutôt un temps de la délibération, mais pour moi ça fait aussi partie de l'action. Il faut repenser ces questions. On peut soulever la question de savoir si on a une responsabilité vis-à-vis de l'économie, en terme de consommation, savoir si notre consommation est finalement une manière de collaborer. Peut-être, mais ce n'est pas ce chaînon là qui me paraît être le plus important. C'est notre zèle qui est important. Si nous avons un pouvoir sur l'économie, c'est dans le zèle que nous apportons ou non, et qui fait que nous contribuons, ou non, à faire fonctionner le système. Si nous pensons autrement le rapport à l'organisation du travail, aux nouvelles formes de management et de gestion, à la souffrance, à la manière de se défendre face à la souffrance, alors, curieusement, lorsqu'on pense autrement, on n'a plus le même zèle... Alors il suffit qu'on n'ait pas le même zèle pour que, croyez-moi, la machine se ralentisse. Curieusement, les économistes vont s'y intéresser beaucoup, et on trouvera des solutions. Je crois que là où nous avons une responsabilité et un pouvoir, c'est sur la question de continuer à apporter notre zèle, ou de ne pas l'apporter. Ce n'est pas une décision qu'il faudrait prendre, comme ça. Nous ne pouvons prendre cette décision que dans la mesure ou nous sommes arrivés à une critique de fond de ce en quoi consiste notre adhésion au système, ou de l'enthousiasme, pour un certain nombre d'entre nous qui y croient comme à une promesse de bonheur...



1) Souffrance en France


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