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film : Walk The Walk, de Robert Kramer
conférence/débat avec :
Robert Kramer (cinéaste),
Christophe Dejours (psychologue du travail, auteur de Souffrance
en France),
Jean-Pierre Garnier (sociologue, auteur de Des barbares
dans la cité)
modérateur : Denis Gravouil (syndicaliste)
Denis Gravouil : La journée
d'aujourd'hui s'inscrivait dans le thème " Individu et déracinement ".
Nous venons de voir le film de Robert Kramer, ici présent. Sont aussi présents
pour ce débat, Christophe Dejours - psychiatre et psychanalyste, spécialiste
des relations dans le travail, auteur notamment du livre Souffrance en
France, la banalisation de l'injustice sociale -, et Jean-Pierre
Garnier - sociologue et auteur de Des barbares dans la cité,
de la tyrannie des marchés à la violence urbaine, qui est
une analyse critique des différentes politiques de la ville et des modes
de relations dans nos cités modernes.
Bien sûr, ce débat ne doit pas rester
uniquement cinéphilique, mais je voudrais tout de même poser une
question à Robert Kramer. Ce film a été tourné en
1995, est-ce qu'il y avait un scénario très précis, ou bien
les thèmes se sont-ils dégagés au fur et à mesure ?
Comment l'avez-vous écrit et filmé ?
Robert Kramer: Je travaille généralement
sans vraiment faire de différence entre documentaire et fiction. Je
dirais que pour ce qui concerne la première demi-heure du film, la trame était
très claire dès le début. On y trouvait les trois
personnages principaux face à l'Europe d'aujourd'hui. Je savais dès
le départ qu'ils seraient amenés à se séparer, par
la logique de leurs propres besoins respectifs.
Ça, c'était les premières bases. Ce n'était
pas une idée fixe sur l'importance de la famille, ni même sur le
besoin de dépasser une sorte de peur ambiante ou une réalité
menaçante. Je voulais inverser certaines valeurs. Il y avait notamment
cette idée de séparation - les trois personnages se séparent
dans le film - mais une séparation qui n'est pas nécessairement
une perte, qui peut dans certains cas être une grande avancée. Le début
du film, donc, lorsque la famille est encore réunie, aura été
facile à écrire dans le détail. De même, le développement
du parcours de la femme, en fait qui reste au même endroit, qui fait une
sorte de dépression, et recommence sa vie autrement, ne m'a pas posé
de problème et toute cette partie du film a été tournée
d'une seule traite, en Camargue.
Après ça, j'ai entamé une sorte de
lutte intérieure pour refuser d'écrire le reste du film. Je
connaissais la logique de chaque voyage, mais je voulais garder au voyage son véritable
statut. Un voyage ne s'écrit pas à l'avance, il se découvre
pas à pas. Je pouvais dire où les séquences allaient se
tourner, mais ensuite, je ne savais pas exactement ce qui allait se passer.
Chaque personnage suit sa propre logique, et je la découvrais en suivant
leur itinéraire dans le monde.
C'est particulièrement vrai pour la jeune fille, à
travers sa peur d'avoir attrapé le sida : est-ce qu'elle est
atteinte ou pas, comment elle gère ça ? En ce qui la
concerne, je savais que son voyage se terminerait à Berlin, la nouvelle
capitale de l'Europe unifiée , et l'évocation de cette force
qui est là-bas en train d'exploser à l'oeil nu : le plus
grand projet de construction, le plus gros ouvrage de la planète, sur le
plan architectural et urbanistique. Je savais assez clairement vouloir parler de
l'éducation de cette fille, et de son passé. Il m'a donc paru intéressant
qu'elle passe par des lieux qui portent la mémoire de révolution
industrielle, c'est-à-dire, les bassins miniers. Mais après ce
passage, je ne savais pas ce qu'elle devrait faire. Verdun arriverait à
un moment, par analogie. Les constructions de Verdun et des bassins miniers sont
issues de la même mentalité : ce sont les mêmes mineurs
qui ont creusé les tunnels des bassins et les tranchées de
Douaumont.
Mais ces intentions, au stade du scénario, restaient
assez vagues. Tout devait dépendre de la façon dont la fille
porterait son projet. Car je pense que chaque personne a un projet, et c'est une
idée centrale dans le film. Dans la situation actuelle, où toutes
les références communes sont brouillées, brûlées,
perdues, cassées, notre projet individuel prend de plus en plus
d'importance. Il devient un fil conducteur primordial.
Le personnage du père est plus complexe. Il est
porteur d'une autre démarche, plus précisément d'une
errance : il veut s'échapper. Son seul projet, c'est son corps. Je
n'avais pas non plus d'idée précise quant à la trajectoire
du personnage, tout juste quelques intuitions. Par exemple, je voulais qu'il
passe par Odessa. Une partie de ma famille vit à Odessa, et j'ai d'abord
voulu développer un aspect du personnage qui n'apparaît finalement
pas dans le film. Souvent, dans ces projets, les origines d'un film sont mélangées
entre une histoire personnelle - qui n'apparaît pas forcément
une fois le film terminé - et des réalités plus extérieures.
Là, j'étais fasciné par d'un côté toute cette
culture des marches d'Odessa - qui à travers Eisenstein représentent
la naissance du cinéma et la révolution russe dans le monde entier
- et le fait que ces marches ne représentent absolument rien pour cet
homme, sinon un lieu d'exercice physique. Ce n'est pas sa culture. Il ne
sait pas où il s'entraîne en courant. Je tenais beaucoup à
cette image là, suffisamment pour argumenter sans cesse auprès du
producteur sur l'importance d'aller à Odessa !
Mais c'est seulement en cours de tournage que s'est clarifiée
une idée bien plus forte. Lorsqu'on se déplace de cette façon,
au fil d'une sorte d'errance, sans parler la langue du pays, sans livres et
journaux locaux sous le bras, on peut très facilement passer les frontières
sans bien s'en rendre compte. Des frontières politiques, mais également
des frontières plus floues, qu'on ne reconnaît pas. Et parfois,
d'un certain côté de la frontière on est en sécurité,
et de l'autre côté, on se retrouve pris dans un contexte dangereux,
encore une fois sans s'en rendre compte. Ça peut se produire très
facilement dans une ville comme New-York, par exemple. C'est devenu possible
aujourd'hui dans une région comme celle de Paris, bien plus que ça
ne l'était dans les années 80 lorsque j'y suis arrivé. On
entre soudain dans un quartier où les règles qu'on connaît
ne s'appliquent plus. Et je crois qu'on retrouve aujourd'hui ce niveau de désordre
partout en Europe de l'Est. Il suffit de prendre une bifurcation à droite
au lieu de prendre à gauche, et on tombe au milieu d'une situation qu'on
ne maîtrise absolument pas, parce qu'on est passé dans un autre
monde. J'ai donc voulu que l'homme se perde de cette manière... Sans
toutefois qu'il ne se considère lui même perdu.
Au fond, tout le film est une suggestion, et ce que le
fonctionnement de ces personnages essaie de suggérer c'est une autre éthique,
par rapport au monde de la fin du XXesiècle. Et c'est là que je rejoins le thème du débat
de ce soir, que je trouve par ailleurs assez pertinent. Je me souviens que
lorsque les organisateurs de ces rencontres m'ont contacté, je n'ai rien
compris du tout. C'est seulement ensuite, sur le papier, que j'en ai compris
l'intérêt, même si je pense que l'ordre d'enchaînement
des films et des débats n'est pas forcément le bon.
Aujourd'hui, le débat était très orienté
sur le militantisme, autrement dit, comment réagir face à la
situation actuelle. Très bien ! Mais mon film est beaucoup plus
proche de Au loin s'en vont les nuages, qui a été projeté
cet après-midi : on y retrouve les thématiques de la peur, du
désarroi, de la confusion, et de la perte que cela engendre... Dans les
deux cas, les personnages ne sont pas particulièrement " éclairés ".
Il ne s'agit pas d'hommes politiques, par exemple. C'est une génération
qui est totalement en dehors du contexte politique. Ils sont dans l'incivisme
total et ne croient pas, pour le moment, qu'il y ait un mécanisme
politique qui puisse résoudre les problèmes du monde qui les
entoure et dont ils sont en quelque sorte les victimes.
C'est pour cette raison que l'idée de repli sur soi
doit absolument être discutée, parce que la formulation même
de repli a une connotation négative. Or je soutiens que le fait
de se retirer sur soi, en travaillant intérieurement,
en dialogue avec le monde, est un travail essentiel. C'est à
travers cette démarche qu'on doit pouvoir sauvegarder certaines valeurs.
Donc pour revenir à la question sur mon film, je
crois qu'il était relativement bien en place dès le départ,
mais que comme d'habitude, j'ai laissé un maximum de portes ouvertes pour
les choses qui pouvaient survenir.
Denis Gravouil :
Christophe Dejours, ou Jean-Pierre Garnier, vous avez une réaction par
rapport au film ?... Question piège.
Pour vous lancer un peu plus, un des éléments
que vient de donner Robert à l'instant était que ces personnages
ne se posent absolument pas la question de l'engagement politique dans une
Europe qui se construit. Est-ce que cela vous semble être un profil de
personnage courant ?
Jean-Pierre Garnier :
Comme le dit Robert Kramer, son film suggère. C'est-à-dire qu'il a
bien sûr une interprétation personnelle, mais il laisse la porte
ouverte à d'autres interprétations qui peuvent être complémentaires,
et parfois contradictoires. Moi, ce que j'ai retenu de ce film - c'est la
deuxième fois que je le vois -, c'est la phrase de la jeune fille
quand elle regarde la fenêtre. Elle dit (je traduis) : c'est
assez difficile de survivre, et ça peut même parfois être dégradant.
Je crois, en fait, qu'on a affaire à des... j'allais dire à des
survivants. En fait, il s'agit d'un paysage après la bataille, un
paysage où
l'histoire telle qu'on a pu la connaître - je parle de notre génération -
semble ne plus avoir de sens, c'est-à-dire à la fois une
signification et une direction. Donc je pense qu'un des point communs à
trouver entre les personnages qui ont des formes de déplacements
différentes - pour l'homme c'est plutôt une fuite, pour la jeune
fille c'est plutôt une découverte
-, c'est dans leur rapport au temps. Or, c'est précisément
le type de rapport au temps qu'entretient une majorité d'entre nous, à
savoir qu'il n'y a plus de futur tracé ; pas de lendemains qui
chantent ; pas d'avenir radieux. Finalement, on a l'impression que les gens
tournent en rond. Dans le film, les personnages pratiquent la fuite, mais c'est
aussi une manière de tourner en rond. L'homme passe son temps à
faire ses exercices corporels ; il fait la même chose sur le célèbre
escalier de Potemkine que sur un stade aux alentours de Marseille. La fille,
elle, passe de ville en ville.
Robert Kramer montre l'Europe qui se construit à
Berlin. Je crois qu'il faut prendre ça au pied de la lettre. Or, ce qu'on
construit en Europe (c'est une vision tout à fait personnelle), c'est un
grand marché, avec des centres d'affaires, des centres commerciaux, des
centres directionnels. Effectivement, Berlin est peut-être le plus grand
projet urbanistique : on va y construire un quartier comme celui de La Défense,
mais deux ou trois fois plus important.
A titre de précision, le plus grand projet
urbanistique actuellement - qui est exactement dans la même optique
d'ailleurs - n'est pas à Berlin. Il est à Shanghai, où
on voit actuellement se construire un super-centre-d'affaires-pour-ville-globale
de 580 km2, avec 122 gratte-ciels prévus, dont les plus hauts du
monde. Le plus grand fera 600 m : il s'appelle
Mao-King. Ça n'a rien à voir avec Mao Tsé-Toung,
cela veut dire : une affaire en or. [rires dans la salle]. Je ne
plaisante pas, ce sera le capitalisme rouge dans toute sa splendeur, même
s'il ne lui restera pas grand chose de rouge.
Tout ça pour dire que l'Europe qui se construit,
telle qu'on la voit à Berlin ou ailleurs, est purement une Europe des
affaires, un marché commun, un grand marché comme on dit. On ne
voit pas où sont les valeurs dans ces projets, qui font appel à
l'affect, à l'éthique, au désir ou à l'imaginaire.
Je n'ai pas l'impression que Berlin puisse représenter
grand chose pour la jeune fille du film. Elle le dit :
j'ai le sida ou je ne l'ai pas. Ce que je vais faire en attendant, c'est
continuer. De même, la mère, sur les marches de la gare
Saint-Charles, raconte que finalement, le sandwich n'est pas si mal que ça.
On vit toujours. Mais c'est toujours de la survie, comme disaient les
situationnistes. Ce n'est pas une vie animée par une projection dans le
futur.
C'est un film qui me plaît beaucoup. Mais je l'interprète
sans doute en fonction de mes propres opinions. Voilà ce que je voulais
dire pour l'instant. Je ne veux pas monopoliser la parole, je vais la laisser à
monsieur Dejours, qui n'est peut-être pas en désaccord total avec
moi, d'ailleurs.
Christophe Dejours :C'est peut-être à monsieur Kramer de répondre...
Robert Kramer : Non, ce que vous venez de dire ne me pose pas de problème. Par contre, je crois que si on ne s'exprime pas avec les mêmes mots, ces mots ne recouvrent pas non plus forcément les mêmes perspectives. Survivant veut peut-être dire autre chose. On pourrait discuter le fait que les personnages aient ou non un projet de futur, d'avenir. En revanche, la vision de l'Europe que tu as reçue du film, est bien celle que j'ai voulue...
Jean-Pierre Garnier :Oui, c'est la capitale du capital dans toute sa splendeur... Les Galeries Lafayettes, etc.
Denis Gravouil :Christophe Dejours ?...
Christophe Dejours :Je suis un peu gêné, un peu perplexe. Ce n'est pas si simple, pour moi, d'entrer dans la discussion sur ce film. C'est vrai que les propos de Robert Kramer donnent un certain nombre de pistes de discussions possibles, mais j'ai peur de gauchir les choses. Je vais peut-être dire un mot sur l'impression que m'a laissée le film. Une double impression, en fait. D'abord une impression assez pénible... Votre film est très angoissant. Mais c'est peut-être parce que je suis psychiatre ! Je suis un peu déformé...
Robert Kramer : Mais, c'est très bien, ça. C'est excellent !
Christophe Dejours :...Mais
en même temps je me demandais : finalement qu'est ce qu'ils cherchent ces
trois personnages ? Je cherchais une clé. Qu'est-ce qui les anime,
qu'est-ce qui les meut, ces gens ? Evidemment, je n'avais pas les éléments
que vous avez donnés après coup.
Finalement, ce qui m'apparaît dans la première
vision (maintenant, je le décoderais différemment), c'est que ce
film reste profondément énigmatique. La caractéristique
principale semble être que les personnages ont des conduites qui restent
obscures pour le spectateur, pour le tiers. Je ne sais pas si c'est intentionnel
de votre part, mais en même temps, j'ai l'impression que c'est un peu
exemplaire. Nous ne nous comprenons plus très bien actuellement, dans
cette société. C'est en tout cas la façon dont je ressens
les choses. Vous parlez de perte de référence, ce qui est peut-être
un langage plus simple que le mien. Il est difficile d'avoir une intelligibilité
commune des situations, des conduites des uns et des autres. Les comportements
des uns et des autres sont comme des milliers de mondes dans lesquels il est très
difficile de pénétrer. Moi, j'ai le triste privilège - enfin
triste ou heureux, ça dépend des fois - de circuler, de par
mon métier, dans toutes les parties de la société. Et je
reste complètement stupéfait par l'étanchéité
des mondes qui composent la société dans laquelle nous vivons ;
une société qui se fragmente et où les mondes sont cloisonnés.
Pour moi, psychanalyste, il est extrêmement difficile
de comprendre comment fonctionnent les gens. Vos trois personnages sont
difficiles à comprendre, parce qu'il n'y a pas de référence
à leur histoire personnelle : on ne sait pas d'où ils
viennent, on ne sait pas avec quoi ils sont en rupture. Quel est leur projet ?
On n'a pas les éléments pour le deviner. Mais je salue ce qui
m'angoisse dans votre film, et qui correspond bien à une angoisse du
temps.
À présent, il y a un autre point que vous avez
introduit et que j'aimerais aborder. Dans le contexte de ces quinze dernières
années, où les références communes ont éclaté,
vous accordez une fonction majeure (je ne sais pas si c'est le bon terme), au
projet personnel. Là, je pense que cela me pose un problème !...
Un très-très-gros problème !
Bien qu'étant analyste, je fais des investigations
sur le terrain, dans le monde du travail, là où la société
se défait, mais aussi se refait, d'une manière extrêmement
dure et rigoureuse. C'est le Berlin auquel vous faites référence :
le monde du management, de l'entreprise. Or les nouvelles formes de la
domination me paraissent extrêmement structurées, extrêmement
claires et extrêmement violentes. On ne peut pas se contenter de parler
d'absence de références : c'est un bouleversement des références !
Je veux bien croire qu'à un moment on soit étourdi, mais la
situation actuelle ne s'explique pas simplement par un effondrement d'après-guerre.
Il y a autre chose qui se construit en ce moment, à toute vitesse. Et
dans ce contexte, il est tragique que nous soyons renvoyés à notre
projet personnel, parce qu'il est très important de pouvoir mettre en
commun son désarroi personnel avec d'autres personnes qui sont dans le même
désarroi. C'est, en tout cas, une voie d'ouverture souhaitable. On peut également
chercher une réponse personnelle (c'est incontournable, et je partage
complètement ce que dit Robert Kramer), mais il serait dangereux d'être
simplement renvoyé à sa trajectoire personnelle, sa propre expérimentation
du monde. Peut-être que je me trompe...
Robert Kramer : Non, je ne crois pas.
Christophe Dejours :J'ai l'impression qu'aujourd'hui, les gens sont très seuls face à la difficulté. Que ce soit vis-à-vis du système auquel ils sont confrontés (par lequel ils sont parfois écrasés), ou encore parce qu'ils sont marginalisés, les gens sont seuls, dans la parole, comme vos personnages. Quelque chose ne se dit pas. On ne se voit pas, on ne se comprend pas. On reste dans l'allusif, le suggestif (vous avez employé les termes). Donc voilà je réagis de façon très triviale, très tripale.
Denis Gravouil :La question du travail n'est pas vraiment abordée, dans le film. Ce n'est pas une question qui semble intéresser les personnages. Robert Kramer, vous avez choisi d'écarter le monde du travail de votre film pour une raison particulière ?
Robert Kramer : En fait
je crois que le travail, c'est terminé. C'est-à-dire que ça
va durer un certain temps, mais on se dirige vers une situation où...
Bon, c'est pas bien de dire comme ça que le travail c'est terminé,
mais son absence du film signifie qu'il n'a plus la même importance que
celle qu'on a pu lui donner pendant deux siècles.
Et je crois qu'aujourd'hui, il n'y a plus de but, plus de référence
de réussite sociale. C'est un peu comme si on faisait table rase autour
de nous : c'est ce que le film essaye de suggérer, par l'absence de
certaines choses. Ainsi, les personnages vivent de petits boulots. Apparemment,
la jeune fille voyage grâce à de l'argent qu'on lui a offert. Que
va-t-il se passer quand cet argent sera épuisé : elle va être
en face d'une situation que chacun de nous connaît déjà. Il
n'est pas vraiment nécessaire que le film le raconte.
L'absence de travail dans le film fait écho au fait
que notre représentation traditionnelle du travail est en train d'être
remplacée par un autre forme de manipulation. L'intitulé du débat
parle de brouillage des références. Les modes de pensée
de notre civilisation sont en train de changer. Le corps, par exemple, et
l'attention qu'on y porte, prend de plus en plus d'importance. L'évolution
est lente, et je ne sais pas si on pourra la constater à l'échelle
d'une vie. Mais j'ai l'impression que les fondements de la psychanalyse sont
remis en cause par ces changements dont nous n'avons pas encore pris conscience.
C'est pour cela qu'on a tellement de mal à parler des problèmes.
Et on rejoint là toutes les discussions sur les nouvelles technologies.
Le développement des nouvelles technologies de l'image, qui sont en fait
le remplacement du monde par l'image, représente quelque chose en soit.
Mais tout cela introduit surtout un constat important : on s'éloigne
des choses concrètes.
Donc l'obsession du concret, dans le film a une véritable
valeur éthique. Là, les personnages ne regardent pas la télévision ;
ils se touchent ; ils ne parlent pas forcément, mais lorsque la
jeune fille, par exemple, se laisse toucher par la vieille dame, celle-ci
communique une information par l'intermédiaire du toucher : ce
moment a plus d'importance qu'une dizaine de conversations. Il est important également
qu'un échange puisse avoir lieu entre la femme russe et le père,
alors qu'il ne parlent pas la même langue (l'absence de sous-titre n'est
pas dû à un manque d'argent : il signifie que le langage est
devenu geste). On ne peut plus s'en remettre aux mots de la même manière
qu'auparavant. Il faut apprendre à communiquer autrement. Le film est
fait dans cet esprit-là, pour poser ça. Non pas pour le raconter,
mais pour le poser.
[à Christophe Dejours] Toi, tu es angoissé,
avec raison, en réagissant à la question de la violence. Oui, la
violence existe ! Elle est sur le visage d'Aline Pailler qui parle de son
impuissance - plan rarissime : quel politicien a déjà parlé
comme cela devant vous ? Personne. Nixon a essayé, avec son chien,
et il a gagné les élections parce que les gens l'on cru pendant un
moment. C'est rare que les gens s'expriment de cette façon. C'est un
exemple de bonne conduite d'un élu, c'est-à-dire lorsqu'il accepte
de parler de son impuissance...
Intervention dans la salle :Justement, dans le film il y a une chose frappante. Quand on voit l'Assemblée européenne, il n'y a personne : la salle est déserte. On voit Berlin en construction, mais cela donne l'impression que sur le plan politique, c'est vide. En revanche, côté business...
Jean-Pierre Garnier :Ça montre où est le vrai pouvoir.
Intervention dans la salle : Je voudrais réagir à ce que dit monsieur Garnier quand il parle de trois survivants. Je trouve que le rôle de la fille est exemplaire ! Elle a vingt ans, elle part : elle va découvrir le monde. Elle fait ce qu'elle aime, et en plus, elle a la chance de rencontrer des gens avec qui elle peut discuter. Ensuite, elle rencontre - à Zurich, certes une ville horrible - quelqu'un qui va lui parler intelligemment de sa maladie et, à Berlin, elle aura alors le pouvoir de repartir en disant : de toute façon je vis, et je vis... C'est pour ça que je n'ai pas compris l'idée qu'ils soient des survivants.
Jean-Pierre Garnier :Comme
le film est un point de départ, je vais rebondir sur cette déclaration
(surtout que la question risque de revenir sur le tapis dans les débats
des jours à venir). Il s'agit du point de vue de Robert Kramer, avec
lequel je suis en désaccord total, sur la fin du travail. Car c'est une
idée à la mode : le travail serait en voie de disparition.
C'est écrit dans tous les journaux. Vivane Forrester a vendu 300 000
exemplaires de son bouquin avec ça. Dominique Meda et beaucoup d'autres
ont également publié des choses sur le sujet.
Si on regarde les statistiques très sérieusement,
à l'échelle planétaire, il y a de plus en plus de gens qui
sont mis au régime du travail
salarial. Simplement, il faut sortir de l'hexagone et aller voir ce qui
se passe en Malaisie, en Chine populaire, en Extrême-Orient ou encore en
Argentine. De plus en plus de gens sont mis au travail, sous de nouvelles
conditions de domination. Ce qui change, c'est le rapport salarial.
Effectivement, ces conditions ne vont plus tellement
ressembler à ce qu'on a connu jusqu'à présent. Elles seront
de plus en plus individualisées ; on va faire appel à
l'implication des individus, avec une épée de Damoclès
permanente : le chômage, la déqualification, l'incertitude du
lendemain.
Mais en ce qui concerne le thème de la fin du
travail, il faut tout de même préciser certaines choses. Le
capital, pour fonctionner dans la durée - on peut d'ailleurs remarquer
que personne ne parle jamais de la fin du capital -, n'a pas uniquement
besoin des machines. Il va de plus en plus faire appel à des gens qui
devrons fonctionner comme des machines, non pas à la manière du
Charlot des Temps modernes, mais à travers des formes de travail
où l'investissement psychologique passe par des formes d'aliénation
(on parle aussi d'implication) qui font que l'individu doit lui-même
inventer des manières d'être plus performant.
On a dit qu'il n'y avait plus de références
communes. Pourtant, il y a tout de même une idée qui revient tout
le temps, qu'on l'appelle pensée unique ou autrement, peu importe
le terme : on parle de performance, d'excellence, d'efficacité, de
productivité, de rentabilité, de compétitivité. Tous
les jours, on nous serine les oreilles avec ça ! Mais bien-sûr,
il ne s'agit pas d'un projet, parce qu'en définitive, le capital n'a pas
d'autre but que de se reproduire, si du moins on peut le personnifier. L'idéologie
globalitaire consiste effectivement à globaliser le non-sens. Il faut
donc ensuite aller chercher ailleurs. Et, dans un deuxième temps, on va
chercher en soi-même puisque, pour l'instant, le collectif se résume
à cela (je dis bien pour l'instant !). Mais, s'il est sans doute
profitable de prendre du temps pour se recentrer, ne serait-ce que pour
se libérer des fausses conceptions de l'émancipation et de la libération,
il faut tout de même rester prudent. On tombe facilement dans l'égologie,
le culte du moi. Certains n'en sont pas sortis, et ils s'y complaisent.
Face à cela, on trouve des forces dominantes, dont
Berlin est un des symboles. Aujourd'hui, on ne peut vraiment pas parler de fin
du travail. Le processus qui est en place va mettre au travail des millions
d'individus, dans des conditions déplorables : on évoquait
tout à l'heure les petits boulots, on peut aussi parler des
emplois-jeunes. La précarité se développe, à travers
les stages, en passant un jour chez Mac Donald, un autre jour à ramasser
des mégots dans le métro, ou comme adjoint de sécurité.
Or, justement, le développement du secteur de la sécurité
renvoie directement à une autre réalité : la violence,
qui est amenée à se développer. Mais celle-ci n'aura rien à
voir avec la violence historique (celle de l'époque où
l'Histoire avait un sens). Elle va prendre la forme de la rage et de la haine,
pour utiliser des termes clairs. Elle n'accouchera de rien : c'est une
violence stérile. Comme il y a des grossesses nerveuses, il y a des
violences nerveuses.
Alors, pour l'instant, on va la contrer. C'est-à-dire
qu'on va recruter des centaines de gens, pour des travaux de contrôle
social, dans tous les domaines. Il suffit de voir ce qui se passe aujourd'hui
dans les banlieues où, même parmi les caïds en puissance, on
recrute actuellement des gens comme adjoints de sécurité ou agents
locaux de médiation. Tout cela c'est du travail. Une partie de ce travail
va consister à contrôler les gens qui ne travaillent pas, ou qui
travaillent peu, ou encore des gens qui ne sont pas très contents du
travail qu'on leur offre.
On pourrait également parler du développement
des économies parallèles qui, elles aussi représentent du
travail. Ces économies parallèles ont en fait le même
objectif que les économies normales : créer du profit. La
différence est qu'elles procèdent de méthodes artisanales
et un peu grossières. Mais les gens qui y participent sont eux aussi performants,
ils sont dynamiques, ils créent leur entreprise. Ce sont
exactement les mêmes valeurs que celles qu'on enseigne à H.E.C. ou
ailleurs, adaptées à
l'école de la rue, comme on dit. Le système de valeurs est
exactement le même que celui que l'on trouve à l'Institut
d'administration des affaires.
Je ne suis pas du tout d'accord avec cette idée de
fin du travail. C'est, je crois, une sorte de légende qui vise à
ce que les gens s'adaptent au "changement", et aux nouvelles
contraintes. Mais je pense que Monsieur Dejours a peut-être des choses
plus précises à dire sur ce sujet, sans forcément être
d'accord avec moi.
Denis Gravouil :J'allais justement lui poser une question. Est-ce que vous pensez, comme Jean-Pierre Garnier, que la thèse de la "fin du travail", masque de nouveaux liens de domination et de pouvoir ?
Christophe Dejours :Globalement,
je suis assez d'accord avec ce que dit Jean-Pierre Garnier. Et je vais un peu
plus loin dans cette direction, au sens où je pense que le travail n'est
non seulement pas promis à la disparition, mais qu'il reste un
organisateur extrêmement puissant de la société, y compris
en Europe, où il n'y a soi-disant pas de travail.
En fait, personne n'échappe à ces questions :
l'emploi, le travail, les modalités d'organisation du travail. Les gens
qui travaillent, aussi bien que ceux qui en sont exclus, sont totalement obsédés
par cela : on ne pense qu'à ça. Et, évidemment, on est
piégé dans une histoire où le travail semble pouvoir générer
le pire, même si on sait qu'il peut aussi, paradoxalement, être un
moyen d'accomplissement.
Alors, je ne sais pas. Ce n'est peut-être pas sous la
catégorie "travail" qu'il faudrait rediscuter les éléments
du film. En même temps, une des choses très frappantes du film est
que les personnages ne sont pas du tout monolithiques. Ils ont une sorte d'épaisseur
vivante, à certains moments, qui est très impressionnante. Cette
jeune fille qui chante de la musique baroque, à certains moments,
qu'est-ce qu'elle représente ? Elle travaille, quand même !
Alors est-ce que c'est un travail ou est-ce que ce n'est pas un travail ?
Est-ce qu'être cinéaste, être producteur de films, c'est un
travail ou pas ? Toutes ces questions sont en remaniements dans leurs définitions,
et dans la compréhension qu'on en a aujourd'hui.
Oui, je crois que le travail reste un organisateur très
puissant des rapports sociaux, des rapports de domination. Dans notre jargon, on
parle de centralité du travail. Il y a ceux qui défendent
cette thèse de la centralité du travail, et ceux qui disent au
contraire que le travail n'est qu'un élément parmi d'autres. Je
pense pour ma part que le rôle du travail est central dans la construction
de l'identité de chacun d'entre nous, ou dans sa destruction.
Par ailleurs, le lieu de travail est un des lieux où
on apprend à faire des choses horribles contre autrui. C'est ce que
j'essaie d'expliquer dans mon livre1, pièces à l'appui : je ne
vais pas reprendre tous les exemples ici, mais ce que j'observe dans ce livre,
c'est que grâce au travail, on arrive à banaliser des attitudes
d'oppression. Au nom du travail, au nom de l'économie, on se permet de
faire aux gens des choses atroces ! De plus, on ne se contente pas de subir la
situation. Il ne faudrait pas croire que dans cette salle, nous ne sommes que
des gens qui subissons l'injustice sociale et la souffrance, le mensonge et les
fausses promesses... Non, nous sommes conviés à exercer aussi
cette injustice sur nos collaborateurs, sur nos collègues, sur nos
subordonnés. C'est-à-dire que nous sommes tous pris dans une
machinerie... On n'est pas complètement pris, mais tout de même
fortement invités, à donner notre accord et notre collaboration à
des actes que pourtant nous réprouvons.
Où pensez-vous qu'on apprenne cela ? Dans le
travail, plus encore qu'à l'école, que dans la famille ou auprès
d'autres structures. C'est dans le travail que tout se purifie au nom de la
raison économique. Et là, je pense qu'il y a des raisons d'être
inquiet. Car ce n'est pas seulement une caractéristique de la société
contemporaine : c'est comme ça depuis un moment ! Et faute de
repérer ce chaînon capital de l'organisation de la société,
de l'évolution des rapports sociaux et des rapports de domination, on se
dirige vers une situation très inquiétante. Les centres économiques,
du type de Berlin, ne se montent pas comme ça, par l'opération du
Saint Esprit...
Jean-Pierre Garnier :Ils se montent avec des travailleurs turcs, ou kurdes, qui sont surexploités. Il faudrait voir les conditions de travail des gens qui construisent les gratte-ciels de Berlin.
Christophe Dejours :Ils
ne se montent pas par le miracle de la raison monétaire. Il y a des gens
derrière, tout un processus sous-jacent dans lequel nous sommes plus ou
moins directement impliqués. Or, un des drames de la situation, c'est que
nous avons beaucoup de mal à parler de tout ça. Car ce n'est pas
seulement l'affaire des autres, c'est la nôtre aussi. Les cadres supérieurs
d'entreprise ne sont pas les seuls impliqués. On pourrait aussi parler
des chercheurs (après tout, je peux aussi travailler sur mon propre
groupe social). Les chercheurs sont loin d'être propres, aujourd'hui, face
à l'évolution du système, ni les médecins, ni les
chefs de services. Jusque dans les échelons relativement subalternes,
nous sommes impliqués dans des pratiques que pourtant nous réprouvons.
Mais nous participons quand même à l'ensemble. Ça marche, le
système !
De plus, et c'est peut-être le point le plus
important, le système ne marche pas sans que nous lui apportions un
concours très zélé. On le sait depuis longtemps aujourd'hui :
aucun système, aucune organisation, aucune entreprise, aucune armée,
aucun service hospitalier, rien ne fonctionne si les gens ne font qu'exécuter
les ordres. Quand les accusés du procès de Nuremberg répondaient
" Je n'étais qu'un exécutant ", ils
mentaient tous ! Car ce n'est pas vrai. Quand les gens ne font qu'exécuter
les ordres - on peut alors parler de grève du zèle - et le système
tombe en panne. Ou il explose, comme à Tchernobyl (la machine peut s'arrêter,
mais parfois elle s'arrête mal). Donc, pour que le système
fonctionne, y compris le marché, il doit bénéficier de la
mobilisation de l'intelligence individuelle, et de la coopération
collective, du zèle de nous tous (en tout cas de beaucoup de monde),
sinon ça ne marche pas !
Finalement, c'est dans un rapport individuel et collectif au
travail que se purifient moralement des actes qui pourtant contribuent
globalement à notre malheur. Plus nous travaillons, plus nous créons
de chômeurs. C'est quand-même nous qui acceptons de travailler 8 ou
10 heures, 12 heures, parfois 14 heures par jour, qui renonçons à
nos vacances, qui acceptons des conventions absolument sordides, qui faisons que
les autres, nos enfants, les petits copains, eux, ne trouvent pas de boulots et
en trouveront de moins en moins. On donne beaucoup de nous-mêmes pour que
le système fonctionne et continue d'être un processus d'exclusions
massives.
Intervention dans la salle :J'ai eu la chance de connaître votre livre par un copain du
boulot, monsieur Dejours, et je trouve qu'il correspond bien à la réalité.
Moi, je travaille à La Poste, dans un centre de tri : une espèce
d'usine quoi ! Et effectivement, je trouve qu'il y avait une sale mentalité,
c'est-à-dire aucune entraide. Les petits chefs jouent sur les rivalités
- ce qui n'empêche pas la direction de faire semblant d'avoir des préoccupations
sociales. Ils soutiennent les pires salauds qu'il y a parmi les prolos.
D'ailleurs, quand Mr Dejours parle de virilité, je
l'ai constaté en travaillant récemment de nuit : les mecs jouent
les caïds, ils disent " pédé "
tous les trois mots. C'est ahurissant, je vous dit ! Ça m'a soufflé.
Et le problème, c'est de trouver des espaces pour
dire les choses, si on veut essayer de casser un peu ça... ce qui n'est
pas évident. D'autant plus que les gens qui réagissent sont des
gens qui pensent un peu comme nous, et on n'est pas forcément les plus
forts. Par exemple, il y a un problème autour de ce qu'on appelle les
H.M.I. (c'est des heures syndicales). Là, je me suis retrouvé
face à des gens comme ce délégué syndical C.G.T.,
plutôt sympathique et plus cultivé que les autres : quand on
lui parle en tant qu'homme, on est assez d'accord, mais dès qu'il fait
son discours syndical, il ramène tout à l'économie. Et
quand la gauche dit "on fait une critique de l'économie",
ça reste de l'économie. Et on entend encore les même trucs.
Et ce type nous a sorti les mêmes trucs : Il va y avoir de la
croissance. Moi, quand j'entends le mot croissance, j'ai envie de
vomir.
Pour en revenir au sujet du débat, il y a une ambiguïté.
L'individualisme, c'est à la fois le produit de la manipulation
pour que les gens se bouffent entre eux, et c'est en même temps la seule
contre-réaction qui peut sortir : " Je suis un être
humain, je ne suis pas forcément une merde. Je ne vais pas répondre
à toutes les saloperies par des saloperies", même
si on est parfois obligé de se défendre un peu. Mais on n'est pas
obligé de rentrer dans le jeu du je suis un petit capo moi aussi.
J'ai l'impression que quand les pays de l'Est sont tombés,
le totalitarisme est passé de notre côté. C'est Alfred
Jarry, je crois, qui parlait de l'identité des contraires. Sauf que notre
totalitarisme est basé sur l'argent.
Intervention dans la salle :Je voudrais juste revenir sur ce qui a été dit tout à l'heure : quand on travaille 14 heures, on prend le travail des autres. Moi, je regrette, mais quelqu'un qui est écrivain, qui écrit, qui crée, je ne vois pas comment il peut prendre le travail de quelqu'un d'autre. Et il y a d'autres professions, où effectivement on peut faire des choses parce que c'est un investissement personnel. C'est le moi qui travaille, pas le collectif. Il faudrait d'ailleurs préciser un peu tout cela, parce qu'on peut aussi culpabiliser quelqu'un qui fait son boulot. Et ce n'est pas simplement un travail, c'est aussi un moyen de s'accomplir : il y beaucoup d'enjeux. Je pense à Monsieur Kramer, mais il n'est pas dans un cas isolé. On va lui dire : " monsieur, vous arrêtez de filmer au bout de 8 heures ". Peut-être que ses machinistes arrêteront par ordre syndical, mais lui, il va continuer à gamberger. C'est pas un autre metteur en scène qui va venir terminer à sa place (à moins qu'il appartienne à la MGM).
Denis Gravouil :Moi qui suis technicien de tournage. Je peux vous dire que les horaires de tournages (je ne sais pas ce qu'il en est pour les films de Robert Kramer) mais les horaires de tournage en ce moment, ça a plutôt tendance à augmenter. Il me paraît relativement pertinent de dire qu'effectivement, le chômage, y compris dans nos professions, c'est un manque de partage de la durée légale du travail. Avant de parler de partager encore plus, on pourrait déjà partager ce qu'il y a.
Robert Kramer : Je sors d'une phase où j'ai eu énormément de mal à parler des problèmes dont on discute ce soir. Je reviens du Vietnam, où j'ai beaucoup travaillé depuis 1969. Concernant la surexploitation qui vient aux portes de notre forteresse, de notre petite cité de privilégiés blancs, je crois que la question ne date pas d'hier. Il y a un problème avec l'approche qu'on a de la question. Effectivement, dès qu'on définit le système qui existe (la pensée unique, ou l'idéologie des marchés, peu importe), on doit reconnaître que c'est bien un projet fasciste. Mais si on en vient à l'utilisation du mot travail qui a dominé les civilisations occidentales dans les deux derniers siècles, là où il n'y a pas de notion de dignité dans le travail, il y a aliénation, il y a nouvelles formes d'esclavage. Et je n'appelle pas ça le travail, ou je ne désapprouverai pas qu'il y ait disparition de ce travail là. Dans le film, tout le monde considère avec étonnement que le futur semble sombre. Et ça rejoint notre réalité car ce qui s'annonce n'est pas seulement très mauvais à tous les plans (écologique, économique...), mais c'est surtout très sombre en regard de notre attitude vis-à-vis du reste du monde. Mais on va devoir aussi se poser la question des vraies valeurs : pourquoi est-on solidaire avec un autre être humain, aujourd'hui ? Quelle est la base de tout cela ? Après la religion, et le marxisme... Je ne sais pas. Pourquoi est-on solidaire aujourd'hui ? Pourquoi tient-on la main de l'autre ? Toute la pression qui s'exerce sur nous s'applique à briser cette solidarité. Alors, comment va-t-on pouvoir conserver ces valeurs de façon abstraite, tandis que le travail se déplace de plus en plus, que l'esclavage se délocalise ?
Denis Gravouil : Quelle place pour la famille dans le maintien d'un lien social ?
Jean-Pierre Garnier :A propos du lien social il y a quand même un phénomène général, c'est la dévalorisation de toutes les structures qui étaient porteuses de valeur collective : c'est-à-dire les partis, les syndicats, l'école qui est en crise, chacun le sait, le service public qui est déconsidéré, notamment avec l'offensive libérale, et bien entendu la famille. Est-elle en crise ? Je n'en sais rien, car il faut savoir aussi qu'elle sert beaucoup de refuge en ce moment, aussi bien au plan économique que spirituel. Pour beaucoup de jeunes, elle est vraiment un refuge au sens matériel du terme. Et au plan psychique, l'indifférence, la froideur et l'inquiétude qui règnent dans les relations interpersonnelles font que les gens se replient souvent sur la famille. Mais elle est aussi déstabilisée. Le taux de divorce a augmenté. Il y a beaucoup de familles monoparentales, et des enfants qui ont deux ou trois pères d'emprunts. La famille n'est plus ce qu'elle était jadis : porteuse d'un lien social stable. Je voudrais revenir sur la question du lien social. Cette notion, elle est revenue sur le tapis depuis à peu près sept ou huit ans. Dans les années soixante-dix, il n'en était pas beaucoup question. Alors, je vais faire un peu de macrosociologie. Il ne faut pas oublier que ce qui lie les individus d'une société capitaliste, au-delà des rapports interpersonnels, ce qui les lie dans tous les sens du terme ce sont ce qu'on appelle les rapports de production au sens large du terme. Ce sont des rapports de domination, aussi bien au plan économique qu'au plan politique et idéologique. Dans une large mesure, c'est ça qui relie les gens entre eux, qui fait que la société fait corps. La nouveauté maintenant, c'est que les rapports de production capitaliste sont en train de changer. Mais ils sont toujours capitalistes, et cela renvoie à l'histoire du travail : le travail était le grand intégrateur lorsqu'il était facteur de création de collectivité de travail, de collectif de travail. Et aujourd'hui, il y a des transformations qui font qu'on individualise de plus en plus le travail : les horaires variables, l'annualisation qui pointe à l'horizon, les petits boulots, l'instabilité, les changements d'affectation, la flexibilité. C'est ce qui a été dit par quelqu'un tout à l'heure : diviser pour régner. La privatisation des services publics fait que, à La Poste, France Telecom ou ailleurs, on va fonctionner comme une entreprise privée, et donc qu'on va diviser. Avant, le travail était un facteur de "collectivisation", si l'on peut dire, au sens positif du terme. Or c'est de moins en moins le cas. Et pour revenir à la question sur la famille, elle est affectée par cela. Parce qu'il est bien évident que des gens qui sont déstabilisés en tant que travailleurs vont avoir un rapport à la famille totalement différent de celui qu'on pouvait avoir à l'époque où l'on rentrait dans une entreprise avec quelque chose qui ressemblait beaucoup à l'emploi à vie. On y passait trente ou quarante ans. On avait un plan de carrière, même si cela n'allait pas très haut pour les ouvriers. Mais aujourd'hui, ce n'est plus cela : l'individu qui est déstabilisé dans le travail voit ses rapports familiaux influencés. Les enfants ne savent pas ce qu'ils vont faire plus tard, les parents risquent d'être déqualifiés ou déclassés. Tout cela fait que la famille elle-même est largement perturbée. De même que la relation de travail perturbe l'ensemble des rapports humains. Une fois qu'on a plus de travail, on a plus de relations professionnelles, plus de relations paraprofessionnelles, moins de relations avec le voisinage. Cela crée du divorce au sens large du terme. Alors mon hypothèse c'est que la famille, aujourd'hui, elle est elle-même atteinte par la destructuration de la vie sociale provoquée par les nouvelles formes de mise au travail des individus. Et la mise au chômage revient au même, c'est le va-et-vient entre l'exclusion et l'inclusion, l'insertion et la désinsertion.
Denis Gravouil :Un point de vue plus psychanalyste sur la place de la famille et sur le lien social.
Christophe Dejours :Je pense que la séparation classique entre l'espace de travail
et l'espace privé, est une séparation qui ne résiste pas à
l'analyse, ni psychologique, ni sociologique. Les deux espaces sont complètement
solidaires l'un de l'autre. Malheureusement, je suis obligé de reconnaître
une chose, au bout d'un certain nombre d'années de recherche, et il en
aura fallu beaucoup pour que j'arrive à cette conclusion que je
n'arrivais pas à admettre. Elle va dans le même sens que ce que
disait Jean Pierre Garnier :
finalement, ce sont les rapports sociaux de travail, qui sont décisifs
sur l'organisation de l'espace privé.Pourtant, je suis psychanalyste de formation, et c'est pour
cela que ça a été aussi dur à arracher. Le point de
départ théorique et pratique sur lequel je m'appuie, c'est
l'inverse de cela : pour Freud, ce qui est au centre de l'organisation de
la vie domestique, de la vie familiale, de la vie intime et de l'espace privé,
c'est la sexualité, c'est l'économie érotique, c'est
l'amour. Et ils y sont vraiment, bien sûr, dans une certaine mesure.
Simplement, ce que je découvre au fur et à mesure de mes enquêtes
et de mes analyses cliniques, c'est que finalement, c'est très partagé.
Les incidences du rapport au travail sur la vie privée, jusque sous les
draps, est inimaginable ! C'est beaucoup plus important que ce que l'on
croit. Je peux évidemment vous donner beaucoup de preuves de tout cela.
Comme j'ai mis beaucoup de temps à le comprendre, maintenant, je peux
l'expliquer. Je vous assure que preuves à l'appui, c'est très
impressionnant.
Il ne faudrait surtout pas imaginer un temps idyllique du
travail taylorisé, du fordisme, qui aurait été la merveille
des merveilles ! Non, c'était l'horreur, et donc, je ne prends pas
la défense de l'ancien système, qui était aussi un système
extrêmement dur.
Donc, d'abord, les gens souffrent dans le rapport au
travail. Les plus privilégiés d'entre nous, ou les plus
talentueux, réussissent à transformer cette souffrance par le
travail, en plaisir, en accomplissement de soi, grâce notamment à
la reconnaissance qu'on obtient en retour. Ce sont les privilégiés,
et c'est tout l'espace de la sublimation. Mais pour la plupart des autres, comme
disait Robert Kramer tout à l'heure, c'est vrai que le travail s'inscrit
d'abord comme une espèce de monde qui s'oppose à l'accomplissement
de soi. C'est la contrainte qui vient vous empêcher d'être vous-même
et de mettre dans le travail tout ce que vous pourriez mettre d'inventivité,
d'intelligence, d'ingéniosité, de ruse, de trouvailles, etc.
Dans l'ensemble, le rapport au travail est toujours, d'abord
un rapport de souffrance. Or, nous ne faisons pas que souffrir
des choses. Quand nous souffrons, en général, nous nous
défendons. Si nous ne nous défendons pas de la souffrance,
nous tombons malades, mentalement. En fait, nous devenons fous, atteints par
différentes sortes d'aliénations mentales, qui sont répertoriées
par la psychiatrie. Pour un certain nombre d'entre nous, ça ne donne pas
des folies très spectaculaires, car certains ne sont pas capables de
fabriquer un délire, mais à la place, ils font un infarctus du
myocarde ou un cancer, et ils sont liquidés par leur propre corps, qui
casse sous eux ! C'est même sans bruit, on meurt tout doucement, ou
très violemment, mais le corps peut craquer, comme la tête.
Donc, si nous ne devenons pas tous fous, en dépit des
contraintes de travail et de domination, c'est parce que nous nous défendons.
Or, le secret est là. Ces défenses impliquent tout le
fonctionnement psychique de l'individu : je ne quitte pas mon atelier
automobile, mon industrie électronique, mon hôpital, ou le tri
postal en laissant au vestiaire mon bleu de travail et mon fonctionnement
psychique pour redevenir ensuite un être humain bien incarné, séduisant,
charmant, "baisable" en quelque sorte. Pas du tout ! Ces défenses
engagent toute ma personnalité.
Elles sont très compliquées à
construire, à ajuster. Et une fois qu'on les possède, on les
emporte chez soi ! On découvre ainsi combien l'espace domestique est
envahi par les défenses dont monsieur a besoin pour pouvoir
supporter son activité d'ouvrier dans le bâtiment, ou pour pouvoir
tenir comme cadre supérieur. Car il lui faut la collaboration de madame,
il faut la collaboration des enfants. On se rend finalement compte que pour
qu'une famille tienne, il faut qu'il y ait une cohésion autour des défenses
dont chacun a besoin pour pouvoir travailler. Même si en général
on coopère bien plus à maintenir les défenses de monsieur,
que celles de madame.
Sauver sa vie mentale, quand on est femme, est plus
difficile. A tous les niveaux de l'analyse, c'est toujours plus dur et plus
injuste pour les femmes. Cela ne veut pas dire que c'est le bonheur pour les "mecs",
mais leur situation est tout de même moins difficile car ils bénéficient
de beaucoup plus de coopération. Si une femme réussit à
s'accomplir dans un travail qui lui plaît et pour lequel elle est
reconnue, elle pénètre ainsi au sein de mondes qui ont été
construits par les hommes et pour les hommes. Pour qu'une femme y soit admise,
il faut qu'elle accepte de fonctionner comme les hommes. Or, pour une femme,
être comme un homme, ça pose un problème.
L'accomplissement de soi dans le champ social tourne alors le dos à
l'accomplissement de soi comme femme. Cela perturbe l'identité sexuelle féminine.
Pour un homme, on est dans la continuité : plus il réussit
dans son travail et plus il est agréable, séduisant, et
sympathique. Pour une femme, c'est l'inverse. C'est pourquoi quand une femme réussit
dans son travail, 9 fois sur 10, ça crée des difficultés à
l'intérieur de l'espace domestique. Quand elles les retrouvent à
la maison, les femmes ne supportent plus les "mecs", puisqu'elles se
battent contre eux dans le travail, pour conquérir leur place. Elles
rusent avec eux, et quand elles rentrent à la maison, les hommes veulent
jouer encore les "mecs" ! C'est insupportable pour elles !
C'est la cause de nombreux divorces. Mais les sociologues décrivent cela
beaucoup mieux que ne savent le faire les psychologues. C'est vrai pour la femme
cadre qui gravit les échelons, mais c'est aussi vrai pour l'ouvrière
qui devient technicienne. A tous les échelons de la société,
s'accomplir par son travail est beaucoup plus risqué pour son identité
sexuelle et pour sa vie familiale si l'on est une femme que si on est un homme.
Donc, être une femme, c'est souvent savoir renoncer.
De plus, quand les parents souffrent dans leur rapport au
travail, et qu'ils se défendent de cette souffrance, ça implique également
la coopération des enfants, selon des modalités très précises.
Tous ces efforts qui sont demandés aux uns et aux
autres ne tiennent qu'en échange de l'espoir. Cette contribution que ceux
qui travaillent apportent à l'organisation du travail et à la société
n'est possible qu'avec l'espoir d'un retour. L'espoir de ce retour, qui a
toujours été porté par le travail depuis au moins le XIXesiècle, c'est l'espoir d'une émancipation,
l'espoir d'un bonheur plus grand grâce au travail. Cela fonctionne par
l'accomplissement de soi, mais aussi par l'argent du salaire, et l'espoir d'un
avenir plus rose pour les enfants.Aujourd'hui, dans les familles, les gens sacrifient beaucoup
de leur personnalité, et n'ont comme perspective qu'un travail répétitif,
un travail non qualifié ou qui ne sera jamais reconnu. Et en contrepartie
de cela, il n'y a plus l'espoir que leurs propres enfants, grâce à
l'école, grâce au savoir, grâce aux études, grâce
à leurs sacrifices, puissent accéder à un statut social
plus heureux que le leur. Alors là, la cellule familiale entre en crise
autour des questions du travail, des valeurs du travail. Cela se traduit tout de
suite, même sur des petits enfants, par le fait que, tout à coup, ça
ne marche plus à l'école. Ce sont des enfants qui allaient bien,
jusqu'à ce que le rapport de confiance des parents dans la promesse de
bonheur se déstabilise. Quand ça se perd, curieusement, vous avez
des gamins qui deviennent violents à l'école, qui tapent sur leurs
petits copains, qui sont instables. On a toute la pathologie de la désadaptation
scolaire, qui est beaucoup plus qu'on ne le croit en rapport avec la crise du
rapport au travail chez les parents.
Vous voyez c'est effrayant : vous avez des parents qui
restent normaux, mais le prix payé, c'est les enfants dont le développement
devient pathologique. Quand on généralise ces choses là, on
se rend compte que dans les zones où il y a beaucoup de chômage, où
il n'y a pas beaucoup d'espoir de retrouver du boulot, les liens familiaux se
dissocient.
Et qu'est ce qui se passe avec les enfants, comme je l'ai vu
très fréquemment dans mes dernières enquêtes :
par exemple dans l'ancienne classe ouvrière, les enfants retournent leur
déception et leur haine contre tout ce qui symbolise la condition ouvrière,
celle du sacrifice, celle de l'effort consenti pour un espoir de jours
meilleurs, etc. Et le vandalisme, la violence, s'attaquent à tous les
symboles : la mobylette, la petite bagnole, la cabine téléphonique.
Tous les petits signes extérieurs du confort, tout ce qui représente
les acquis et le quotidien de la vie ouvrière est systématiquement
saccagé. Le vandalisme ne se fait pas à l'aveugle, il attaque les
symboles de quelque chose qui est ruiné du point de vue de sa fonction
symbolique pour les nouvelles générations. C'est pourquoi la
violence retombe sur le milieu ouvrier et le milieu des petits employés,
car aujourd'hui, ce sont eux aussi qui vivent dans ces cités : les
employés d'EDF, les employés des PTT. Ce sont eux qui sont
victimes de la violence, beaucoup plus que les quartiers aisés qui sont
très protégés de la violence et de la délinquance.
Donc, effectivement, la famille ne peut plus jouer son rôle
de médiateur. Toute une partie de ce " vivre ensemble "
qu'on devrait y apprendre n'est plus transmis. Alors maintenant, sur quoi
va-t-on le fonder ?
Il y aurait encore plein de choses à dire sur les
autres questions qui ont été soulevées. Je vais juste dire
un mot particulier sur la question de la réduction du temps de travail.
Quand on travaille 14 heures par jour, est-ce qu'on vole
l'argent ou le travail des autres ? Le raisonnement de Jospin, de Martine
Aubry, et celui de tous ces gens qui pensent au partage du travail, est que si
on répartissait mieux le nombre d'heures de travail, il y en aurait plus
pour les autres. Moi je ne le crois pas du tout. Ce n'est pas comme ça
que ça marche, pas plus que l'argent ne se distribue de façon égalitaire.
Il n'y a rien qui va vers une égalisation du partage. Là, il y a
un point important : quand j'accepte de travailler 12 ou 14 heures par jour
(pas quand c'est un choix délibéré, parce que là, je
tire ma révérence. Si vous avez du plaisir à travailler 14
heures par jour, je ne vois pas pourquoi on s'en priverait. Je n'ai rien contre
le plaisir des gens, qu'il soit sexuel ou autre), mais lorsque sous contrainte,
on me dit : "Si vous n'acceptez pas de rester jusqu'à
9h ce soir, et tous les soirs de la semaine pour faire le bilan comptable qui
doit être bouclé pour la semaine prochaine, vous sautez".
Alors j'accepte. Et qu'est-ce qu'on accepte finalement, c'est pas le 14 heures
qui enlève du travail aux autres, c'est : " je me
soumets ". Et cette soumission, c'est un pas de plus dans
l'escalade, et celle là va retomber sur les autres qui vont accepter des
statuts précaires. Et cela s'enchaîne.
Il y a un chaînon intermédiaire qui fait que,
ce qui est tragique dans le fait d'accepter plus de travail, c'est qu'on accepte
les violations du droit du travail, c'est qu'on accepte de nouvelles formes de
soumission, de flexibilité, et qu'on accroît la domination. C'est
en cela que nous sommes responsables.
D'autres questions se posent alors : qu'est-ce qu'on
peut faire par rapport à ça ? Est-ce qu'on a un pouvoir là-dessus
ou pas du tout ?
Intervention dans la salle :Moi, j'aurais une question. Tout à l'heure vous parliez de grève
du zèle, et il y a quelque chose qui m'a dérangé, c'est le
problème de l'adhésion. Les gens adhèrent totalement à
ce système. Et aujourd'hui, ce qui est intéressant, c'est que ce
système auquel plein de gens ont adhéré - moi, j'avais
20 ans quand Bernard Tapie faisait ses émissions à la télé,
et tous les gens autour de moi le considérait comme le modèle à
suivre - aujourd'hui il y a une crise sociale, mais on a surtout un système
qui ne se justifie plus. Aujourd'hui, quand Jospin parle, il dit : "Il
faut faire ce que veut le marché, sinon il s'en ira ailleurs",
ce n'est même pas source de progrès, c'est comme ça et on ne
peut pas faire autrement. C'est le discours de l'élite aujourd'hui,
c'est-à-dire qu'il y a une chose qui est en train de disparaître,
c'est l'adhésion : les gens n'y croient plus. Ils se rendent compte
qu'on est dans un système qui crée des profits énormes,
mais on ne sait même pas pourquoi. Ça c'est le premier point.
Ensuite, vous dites que les gens sont responsables et
participent au système. Avant ils y participaient parce qu'ils y adhéraient,
maintenant ils y sont contraints. Moi je pense que tant qu'il n'y aura pas une
idéologie qui viendra proposer un tant soit peu des jours meilleurs, qui
donnera une perspective politique, on assistera à des petites rebellions,
des petites choses comme ça, mais sans lendemain, sans véritable
force.
Une dernière chose, quand vous parlez de l'éclatement
de la famille : je dirais que depuis la fin des années 60, les
femmes ont pris leur indépendance économique. Une femme qui veut
divorcer aujourd'hui, elle divorce. Elle n'a pas besoin d'un mari. Je crois que
c'est un fait important dans l'éclatement des familles, c'est que les
femmes travaillent.
Christophe Dejours :Je
n'ai pas de réponse à ces questions. A mon sens, le temps présent
n'est pas directement à l'action. J'ai l'impression qu'engager des
actions qui seraient supposées résoudre le problème,
aujourd'hui, c'est un peu aller dans le mur. J'ai beaucoup d'inquiétude
par rapport aux actions à mener en ce moment, parce que comme elles
risquent fort de se terminer par des échecs, faute d'avoir assimilé
une pensée alternative sur la manière de repenser les rapports de
travail, de repenser la société civile, les rapports avec l'Etat.
Et après la déception, les gens vont chercher des solutions que je
n'aime pas beaucoup... Trop de déception, ça va plutôt vers
le Front National, parce qu'eux ont des réponses. Même si elles
sont courtes, ce sont des réponses pour certains. Et cela risque de mal
se terminer pour beaucoup d'entre nous...
Je pense que le temps est plutôt un temps de la délibération,
mais pour moi ça fait aussi partie de l'action. Il faut repenser ces
questions. On peut soulever la question de savoir si on a une responsabilité
vis-à-vis de l'économie, en terme de consommation, savoir si notre
consommation est finalement une manière de collaborer. Peut-être,
mais ce n'est pas ce chaînon là qui me paraît être le
plus important. C'est notre zèle qui est important.
Si nous avons un pouvoir sur l'économie, c'est dans
le zèle que nous apportons ou non, et qui fait que nous
contribuons, ou non, à faire fonctionner le système. Si nous
pensons autrement le rapport à l'organisation du travail, aux nouvelles
formes de management et de gestion, à la souffrance, à la manière
de se défendre face à la souffrance, alors, curieusement,
lorsqu'on pense autrement, on n'a plus le même
zèle... Alors il suffit qu'on n'ait pas le même
zèle pour que, croyez-moi, la machine se ralentisse.
Curieusement, les économistes vont s'y intéresser beaucoup, et on
trouvera des solutions.
Je crois que là où nous avons une
responsabilité et un pouvoir, c'est sur la question de continuer à
apporter notre zèle, ou de ne pas l'apporter. Ce n'est pas une décision
qu'il faudrait prendre, comme ça. Nous ne pouvons prendre cette décision
que dans la mesure ou nous sommes arrivés à une critique de fond
de ce en quoi consiste notre adhésion au système, ou de
l'enthousiasme, pour un certain nombre d'entre nous qui y croient comme à
une promesse de bonheur...
1) Souffrance en France